Ousmane Sembène, puissance de la parole

Charles Tesson - 27 octobre 2022

XALA Ousmane Sembene

Il est celui qui a ouvert la voie, pour devenir très vite, aujourd’hui encore, la référence, en raison de la force de ses films, aux sujets toujours d’actualité. Quel est le secret de cette longévité, de sa présence au présent de notre monde ? La justesse politique et l’observation rigoureuse des mentalités. Le fait, très tôt, d’avoir fait un choix. Non pas l’Afrique sur laquelle on se penche (la compassion, la condescendance) mais celle qui se bat. Sembène s’est imposé comme le conteur d’une Afrique qui n’entend pas s’en laisser conter.

De la littérature au cinéma

Né en 1923 à Ziguinchor, en Casamance, il s’installe à Dakar en 1939, où il devient apprenti maçon. On retrouvera dans ses films dakarois son attention aux bâtiments et aux monuments publics. Après son service militaire au Niger, il part à Marseille en 1946 où il travaillera comme docker sur le Vieux-Port. Engagé politiquement, il participe aux manifestations contre les guerres coloniales (Algérie, Indochine), est figurant dans le film de Paul Carpita Le Rendez-vous des quais (1953). Autodidacte, il publie ses premiers romans (Le Docker noir, 1956 ; Ô pays, mon beau peuple !, 1957). Au moment de l’indépendance du Sénégal, en 1960, il retourne dans son pays et décide de passer au cinéma pour toucher une population plus large en raison de l’analphabétisme, tout en continuant de publier ou en se nourrissant des deux : Xala, roman (1973) puis film (1974), Guelwaar, film (1992) puis roman (1996). Après une formation à Moscou (studio Gorki), il réalise un premier court, remarqué et remarquable, Borom sarret, primé au festival de Tours en 1963. Puis La Noire de…, à la Semaine de la critique en 1966 (le premier long métrage d’un réalisateur africain à Cannes), prix Jean-Vigo, avant d’être couronné au festival de Carthage (Tanit d’or).

Théâtre des entrées

Dès Borom sarret, tout est là. Cette heureuse hybridation entre le néoréalisme italien du Voleur de bicyclette (la journée d’un « bonhomme charrette » qui se fait confisquer son outil de travail) et le meilleur du cinéma soviétique, Eisenstein compris. Voir la scène de confiscation du véhicule : insert sur la médaille au sol, sur la chaussure du policier qui l’écrase, sur le poing serré de l’homme, contre-plongée sur le cheval qui se cabre. Et ce plan en plus, inattendu, à la douceur apparente, qui panoramique en contreplongée sur les façades des immeubles neufs du quartier. Soit le vrai visage de l’ennemi sans visage. Voir la scène où l’homme dépense le peu d’argent gagné à écouter le griot qui chante les louanges de ses ancêtres tandis qu’un cireur de chaussures vitupère en silence car un client ne l’a pas payé. Cette minutieuse entomologie dialectique de la réalité est en place, mise en scène d’une situation : homme debout, homme à genou, travail et circulation de l’argent. Sans oublier ce mendiant infirme que le conducteur repousse, qu’on retrouvera par la suite : Pathé Sarr dans Faat Kiné (2000), le chœur des mendiants et infirmes chassés par la police dans Guelwaar qui aura le dernier mot dans une scène finale « viridianesque » : les mendiants et les maîtres. Dans Borrom sarret, l’homme entre en scène (la ville et le travail) et à la fin, la femme quitte le foyer pour y aller à son tour. Soit La Noire de… sur l’autre scène elle aussi, hors de son quartier, dans un autre monde, à Dakar (ce jet d’eau arrosant la pelouse de la demeure de ses maîtres qui la fascine, face au robinet, seul point d’eau de son quartier), puis sur la Côte d’Azur. Elle y perdra plus que son outil de travail tout en se perdant sur son lieu de travail : la baignoire, souillée de son corps et de son sang, qu’on verra nettoyée ensuite. Sublime ellipse d’un rapport de force inversé (du Lubistch marxiste) : il faut donc imaginer ses employeurs ayant fait le ménage à sa place. Dans Ceddo (1976), la princesse Dior Yacine est également prisonnière jusqu’à son retour au village où elle tue l’imam qui a confisqué tous les pouvoirs. Superbe plan final où elle s’avance seule face à la caméra, visage en larmes, s’extrait de son village (le théâtre d’une sortie), comme exilée au cœur de son pays, transformé, colonisé sur un plan politique, économique et religieux. À l’image du samb (baton sculpté) filmé chez Sembène avec la plus grande attention, en insert ou à hauteur du visage, qui finira au feu.

Mettre en scène les affrontements

Sembène laisse neuf longs métrages réalisés entre 1966 et 2004 (Moolaadé, le plus accompli), cinq en dix ans (1966-76) jusqu’à Ceddo (essentiel), avec un rythme plus espacé ensuite. Manque à cet édifice son projet le plus ambitieux, consacré à Samory Touré (1830-1900), qui a mené une lutte acharnée contre les colons français avant d’en être la victime. Peu de films mais le tour complet de questions essentielles. La dépendance suite aux indépendances (La Noire de…), ce que la France a fait (Emitaï, 1971, Le Camp de Thiaroye, 1988). La conversion forcée à l’islam (Ceddo). Les tensions interreligieuses (le cadavre d’un chrétien enterré par erreur dans un cimetière musulman dans Guelwaar) et la dénonciation, dans Guelwaar encore, des aides alimentaires et de la corruption des élites. Lucide, Sembène n’a pas épargné ses compatriotes, sur fond de fable ou de comédie de mœurs satirique : l’argent et ses convoitises (Le Mandat, 1968), polygamie et corruption des puissants dans le réjouissant Xala (1974). Sembène a été l’observateur d’une réalité cruelle et désenchantée sans jamais être défaitiste : son œuvre se termine par le beau portrait d’une femme à la liberté souveraine (Faat Kiné) et le récit du combat et d’une victoire de femmes contre l’excision (Moolaadé).

Très vite, Sembène a trouvé sa relation au beau et au vrai. L’ouverture d’Emitaï est belle comme une carte postale d’un paysage d’Afrique, dans laquelle un homme marche sur un sentier au cœur de la brousse. Beauté de courte durée, interrompue par la violence (l’enlèvement de l’homme). Sembène n’a pas son pareil pour mettre scène, sur un plan scénographique, la constitution de groupes en mouvement (Emitaï, Guelwaar, Ceddo, Moolaadé), en marche, parfois silencieux, ou dans le cadre d’un affrontement verbal, voire physique. Non pas la parole du conteur, mais la parole pour convaincre, argumenter, prise dans un rapport de force et de pouvoir afin de changer l’ordre du monde. Magnifiques scènes de Moolaadé (les femmes et le tribunal des hommes), de Guelwaar (chrétiens et musulmans autour du cimetière) et de Ceddo : le griot qui distribue la parole avant d’être destitué par l’imam. Et ceux qui ne parlent pas, les sans voix, qui subissent ou agissent.

La beauté de la réalité africaine est chez Sembène la force motrice d’une mise en scène du politique. Beauté de la bande sonore aussi. La puissance de la parole, la beauté de la musique (kora, balafon) et des chants (voix sublimes, poussées à la limite du cri et du déchirement), au-delà du bruit des mots, des silences de la nature et du monde.


Critique de cinéma, Charles Tesson est maître de conférence en histoire et esthétique du cinéma à l'université Sorbonne Nouvelle. Rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1998 à 2003, il a été délégué général de la Semaine de la critique de 2011 à 2021. Il a écrit des ouvrages sur Luis Buñuel, Satyajit Ray, le cinéma de série B et a publié en 2007 Akira Kurosawa aux éditions des Cahiers du cinéma.