Marco Bellocchio, de l’intime au politique

Jean-François Rauger - 27 octobre 2022

Comme un codicille à la rétrospective intégrale de l'œuvre de Marco Bellocchio organisée il y a quelques années, nous avons proposé au cinéaste de revenir le temps d'un week-end à la Cinémathèque, afin d'accompagner, en avant-première, la présentation de ses deux derniers titres en date : Marx peut attendre et Esterno notte. De la quête intime et biographique à la fresque politique, les deux films interrogent sur un moment-clef de l'histoire, encore récente, de l'Italie.

MARX PEUT ATTENDRE (Bellocchio)

Avec Marx peut attendre, Bellocchio effectue un voyage au cœur de son propre passé en revenant sur le suicide de son frère jumeau Camillo en 1968. En rassemblant les membres de sa famille, l'auteur des Poings dans les poches met au jour le récit d'une rencontre explosive, celle de la névrose familiale bourgeoise avec l'éclosion individuelle, sociale et culturelle d'un de ses membres, Marco Bellocchio lui-même, devenu cinéaste en vue. Tout cela au cœur d'une époque qui voyait s'épanouir le désir collectif, et parfois brutal, d'une réalisation de l'utopie. Questionnement vertigineux sur les causes profondes d'un geste irréductible et indicible, Marx peut attendre constitue un poignant retour sur la jeunesse du réalisateur, une réflexion lucide et douloureuse sur soi-même et sur un monde en mutation.
Avec Esterno notte, mini-série coproduite par la chaîne publique italienne RAI et ARTE France, Marco Bellocchio revient sur l'enlèvement et l'exécution par les Brigades rouges, en 1978, d'Aldo Moro, qui était alors le président du parti démocrate-chrétien. Ce traumatisme, qui marqua d'une empreinte de sang l'histoire de l'Italie moderne, fait l'objet d'une réflexion en profondeur. Chaque épisode déplie l'événement en mettant méticuleusement à nu les logiques à l'œuvre, celles de toutes les superstructures ébranlées par la violence traumatique d'un choc tout à la fois prévisible et inattendu : le parti démocrate-chrétien, le commando des BR, la famille d'Aldo Moro, le Vatican, l'État italien lui-même. Chant funèbre et mélancolique, tragédie humaine et politique, la série décrit dans une lumière crépusculaire un théâtre d'ombres peuplé d'hommes de pouvoir en costumes sombres et d'impitoyables utopistes armés – la fin d'un monde. La série (qui pour nous est un pur film de cinéma) rompt avec toute une manière traditionnelle, spectaculaire et fantasmagorique, de figurer cinématographiquement l'attentat en particulier et le contexte de ce que l'on a appelé « les années de plomb » en général. Il met, peut-être, définitivement un terme à toutes les spéculations de la fiction, une fiction qui s'est massivement invitée dans l'historiographie de l'événement.
En parlant du roman de Beppe Fenoglio, Une affaire personnelle, Italo Calvino avait conclu qu'avec celui-ci la littérature avait définitivement bouclé un moment de l'histoire de l'Italie qui débute en 1943. Aussi avait-il écrit : « Maintenant seulement (...) nous pouvons dire qu'une saison s'est accomplie, maintenant seulement nous sommes certains qu'elle a existé. » Une constatation qui pourrait exemplairement s'appliquer au film de Marco Bellocchio, ou comment le cinéma aura su marquer la clôture d'une période qui a commencé il y a peu et longtemps en même temps, au printemps 1968.

PS : Nous remontrerons également l'autre film que Bellocchio avait consacré à l'« affaire Moro », Buongiorno, notte (2003), librement transposé du livre Le Prisonnier d'Anna Laura Braghetti, qui fut une des geôlières du chef de la Démocratie chrétienne.


Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.