Gérard Philipe, ou le romantisme ruiné

Noël Herpe - 26 octobre 2022

Vedette numéro un du cinéma français des années 1950, grand comédien de théâtre et figure exemplaire de la gauche, Gérard Philipe (1922-1959) n’est pas réductible à sa trajectoire de jeune premier surdoué. Beau à damner les saints, il a certes représenté, pour toute la génération d’après-guerre, un romantisme né des ruines, qui triompha dans ses interprétations de héros stendhaliens (La Chartreuse de Parme, Le Rouge et le Noir), ou de soldats pleins de panache (Fanfan la Tulipe, Les Grandes manœuvres). C’est, en vérité, un romantisme miné par les ruines. Les personnages qu’il incarne n’ont pas de prise sur l’Histoire, qu’ils regardent se faire sans eux. Ses ressources d’acteur tiennent moins au prestige du texte (ou du sens) qu’à un devenir-image qui l’amène à s’effacer comme sujet.

DIABLE AU CORPS 1946

Plus qu’aucun autre acteur, peut-être, dans l’histoire du théâtre et du cinéma français, Gérard Philipe a légué une image d’Épinal. Celle d’un contemporain capital, une icône exprimant tous les espoirs d’une génération. Ses débuts fulgurants, dans Caligula et Le Diable au corps, et sa mort prématurée, à trente-sept ans, encadrent un parcours sans faute : l’aventure du Théâtre national populaire, menée avec ferveur auprès d’un large public qui découvrait à travers lui les classiques ; l’engagement aux côtés des communistes, qui l’amena à militer contre le péril nucléaire autant que pour l’éducation des masses ; l’intelligence de ses choix artistiques, qui fit de lui l’acteur fétiche des meilleurs cinéastes de son temps, tout cela dessine un portrait (presque) parfait, et dont la séduction fut durable. Parlez-nous de lui, grand-mère. Il n’est pas rare, encore aujourd’hui, qu’une spectatrice enamourée raconte, avec des larmes dans la voix, la fascination qu’il exerçait sur scène, de même que longtemps après, on évoquait Napoléon dans les chaumières.

Un héros en trompe-l’œil

Il était le prestige français. À une jeunesse qui voulait oublier l’Occupation, et s’embourbait dans les conflits coloniaux, face à un personnel politique qui n’avait pas changé, il faisait croire aux lendemains qui chantent. Son plus grand succès au cinéma, Fanfan la Tulipe, portait haut le drapeau de la fierté nationale : celle du bretteur et coureur de jupons qui s’en tirera toujours, quelle que soit la saloperie des guerres. « On s’éventrait avec grâce, on s’étripait en beauté », dixit le prologue – et le beau Gérard, traînant tous les cœurs après soi, convoquant l’inépuisable et légendaire « système D » (comme débrouillardise), arrivait à lui seul à conjurer le poids de l’Histoire. Il y arrive un peu moins dans Les Aventures de Till l’Espiègle, succédané réalisé par ses soins du film de Christian-Jaque. Les chars soviétiques entrent dans Budapest, et la mélodie se désaccorde. Gérard/Till poursuit une stratégie de subversion dissimulée, ou de révolution pour rire, qui n’est pas dépourvue de saveur.

Cette ironie, qui court à travers tous ses rôles (depuis la scène faite au sommelier dans Le Diable au corps jusqu’au pied fait sous la table dans Pot-Bouille), invite à nuancer son image d’Épinal. À y regarder de près, l’héroïsme n’est pas si présent dans sa filmographie. Sa beauté, rare dans un cinéma français où les jeunes premiers n’ont pas bonne presse, fait de lui, plutôt qu’un moteur du récit, un objet. Objet du désir des femmes (et de quelques hommes). Objet du pouvoir des vieux, qui sont toujours là pour décider à sa place et perpétuer leur emprise. Cela peut prendre la forme d’un fatum politique (les dictatures de La Chartreuse de Parme ou de La Fièvre monte à El Pao, métaphores à peine voilées de la France occupée, de l’Algérie colonisée). C’est un interdit érotique, qu’on transgresse pour mieux subir les foudres des familles : Le Diable au corps, Le Rouge et le Noir, où Claude Autant-Lara met en scène une société bloquée. C’est un ailleurs qu’on finit par rejoindre, pour n’y être plus qu’une épave (les films d’Yves Allégret), ou un rêve qui tourne au cauchemar (Juliette ou la clé des songes, Les Belles de nuit). René Clair, que fascina l’aura fragile de Gérard Philipe, l’enferme dans des comptes à rebours : celui de la Grande Guerre, qui renvoie le romantisme au néant (Les Grandes manœuvres), ou de la guerre atomique, dont son Faust, dans La Beauté du diable, subit le programme. Le comédien a beau s’engager pour de justes causes, ses personnages le rattrapent, l’écrasant sous leur malédiction.

Un acteur moderne

Je n’en ferais pas pour autant, à l’instar du Jean Gabin d’avant 1940, un héros tragique. Le Prométhée de La Bête humaine ou du Jour se lève périssait pour avoir dérobé, au moins symboliquement, le feu du ciel. Le Napoléon déchu qu’est Gérard Philipe se laisse ballotter par les événements, sauver par les femmes, ou par le hasard. Même quand il prétend manipuler autrui (dans Pot-Bouille, dans Les Liaisons dangereuses 1960), c’est en reproduisant un rapport de force auquel il ne saurait échapper. Il n’est pas un sujet. Cela prête à son jeu une neutralité singulière, qui le rend peu doué pour les effets trop visibles (le rire désespéré de L’Idiot, la danse folle des Orgueilleux), et le rend souverain dans l’insignifiant. Sa photogénie est telle qu’il lui suffit de paraître pour attirer la lumière, l’attention, voire la passion du spectateur. Dans Le Rouge et le Noir, la moindre ombre qui passe sur son visage nous intéresse davantage que la voice-over plaquée dessus par les dialoguistes. Au cœur d’un cinéma étroitement littéraire (et n’en déplaise à François Truffaut), cette défaite du sens fait de lui un grand acteur moderne.

Un film résume cette modernité. Découvreur de Brigitte Fossey, promoteur d’Alain Delon, René Clément fut celui, entre-temps, qui donna à Gérard Philipe son plus beau rôle cinématographique. Dans Monsieur Ripois, il en fait un Don Juan minable, végétant dans l’exil, passant d’une femme à l’autre pour assurer sa survie. Apothéose de l’homme-objet, déchéance du grand comédien. Des scènes où Ripois/Philipe, dans les rues de Londres, déambule clochardisé au milieu de passants indifférents (ou compatissants), une bonne part de la Nouvelle Vague est sortie sans le savoir.


Maître de conférences à l'université Paris 8, historien du cinéma français, Noël Herpe a conçu pour la Cinémathèque française les expositions Sacha Guitry et H.-G. Clouzot. Il a publié de nombreux livres, notamment une biographie d'Éric Rohmer et un recueil d'entretiens avec lui ; un recueil d’entretiens avec Jean-Christophe Averty ; et, plus récemment, Ma vie avec Bernard Pivot. Il est l’auteur d’écrits autobiographiques (Souvenirs/Ecran) et de films de fiction (La Tour de Nesle). En mars 2024 paraît son nouveau livre, intitulé Travestissons-nous !, et sous-titré Quand l’acteur se déguise en femme.