Fritz Lang, la totalité moins le hasard

Mathieu Macheret - 26 octobre 2022

Furie (Lang)

Actif de l’aube des années 1920 jusqu’à celle des années 1960, débutant et terminant sa carrière en Allemagne par-delà une longue et fructueuse escale aux États-Unis, Fritz Lang fut un cinéaste total, l’immense architecte des forces invisibles qui se liguent pour faire ployer la condition humaine. Avec Metropolis, Les Contrebandiers de Moonfleet, M le maudit, il a réalisé certaines des œuvres les plus puissantes, à la fois plastiquement et philosophiquement, que compte l’histoire du cinéma.

De la fatalité des tragiques grecs à l’immanence des dieux monothéistes, de la découverte de l’inconscient au maillage technique de la surveillance généralisée, la condition humaine a toujours consisté à se sentir observée. Quoi qu’il fasse, l’individu, a fortiori moderne, ne va jamais sans cet œil imperceptible qui, derrière son épaule, le scrute en permanence, cette voix intérieure qui l’entraîne. Sa folie est alors de croire en son libre arbitre. Aucune œuvre n’aura mieux, ni plus précisément, rendu compte de ce paradoxe que celle de Fritz Lang, formidable édificateur des logiques enfouies, des processus invisibles, des enchaînements maléfiques, des plans à contrecarrer et, par extension, du grand rire de l’univers face aux faillibles entreprises humaines, vouées à se prendre les pieds dans le tapis. Lang allait encore plus loin. Les coups du sort qui attendent toujours ses personnages au tournant étaient-ils uniquement imputables à des forces extérieures ? N’y aurait- il pas quelque chose au sein du personnage langien, « maudit » par excellence, qui appelle à lui la catastrophe : une volonté méconnue, un inavouable désir d’anéantissement ? Le doute, vertigineux, suffit à faire de Lang un cinéaste indispensable.

Friedrich Christian Anton Lang, né à Vienne en 1890, passe sa jeunesse en tribulations, s’essaie un temps à la vie de peintre et de bohème à Paris, avant que la Première Guerre mondiale ne le rattrape. Blessé sur le front de l’Est, il écrit des scénarios sur son lit de convalescent, puis, installé à Berlin, tourne ses premiers films au lendemain de l’armistice. En peu de temps, le jeune Lang se révèle un maître d’œuvre hors du commun, capable d’ériger de vastes scènes fantasmagoriques (Les Trois lumières en 1921, partagées entre Bagdad, Venise et la cour impériale de Chine), d’épiques chansons de geste (le diptyque des Nibelungen en 1924), de tentaculaires cités futuristes (la bien nommée Metropolis en 1927) et autres fantaisies spatiales (La Femme sur la Lune, 1929). Une démesure qui doit beaucoup au couple de création houleux, et parfois bicéphale, qu’il forme alors avec la scénariste Thea von Harbou, future enthousiaste du régime nazi. À des récits d’inspiration feuilletonesque, puisés dans la littérature populaire et la bande dessinée, le cinéaste donne une forme très contemporaine, en prise directe avec les troubles, les turpitudes, la ronde accélérée des plaisirs et des privations, l’inquiétude sans contours sourdant de la république de Weimar. En témoignent ses formidables fictions criminelles prolongeant celles de son maître Louis Feuillade : Les Araignées et sa bande de malfaiteurs inspirés des Vampires ou la série des « Docteur Mabuse », figure du mal réactualisant Fantômas. Ici et là, on trouve à l’œuvre le même réalisme paranoïaque, la grande ville s’offrant en cadre effréné et labyrinthique aux malversations souterraines, à la valse des identités postiches, aux progrès techniques virant en machines infernales. Tout au long de cette période muette, Lang invente une forme de montage par anticipation et association d’idées, qui culmine avec Les Espions (1928), auquel il insuffle un sentiment d’alerte et de contagion du mal inouï.

L’œil inquisiteur a pesé plus d’une fois sur la vie de Lang : d’abord lorsqu’il frôle l’inculpation pour la mort de sa première femme, après quoi il se met à noter scrupuleusement ses moindres faits et gestes ; puis quand ses deux premiers films parlants, M le maudit (1931) et plus encore Le Testament du docteur Mabuse (1933), alertent les nazis arrivés au pouvoir (et pour cause : ils étaient visés), le conduisant à s’exiler à Hollywood – non sans avoir au passage déposé en France un film d’une merveilleuse originalité (Liliom, 1934). On a longtemps opposé artificiellement les périodes allemandes et américaines du cinéaste, comme le grand œuvre à l’ouvrage de commande. Lang transporte avec lui quelque chose des percées de l’art scénique allemand, à commencer par une trilogie « sociale » imprégnée de distanciation brechtienne – Furie (1936), J’ai le droit de vivre (1937) et surtout le remarquable Casier judiciaire (1938), traité d’économie domestique mis en chanson par Kurt Weil. Viendront ensuite ses fictions antinazies qui reformulent de l’autre côté de l’Atlantique les questions lancées par le docteur Mabuse : Chasse à l’homme, Les bourreaux meurent aussi et l’extraordinaire – bien que sous-estimé – Espions sur la Tamise, où le monde en guerre, devenu illisible, sort littéralement de l’asile.

Si toute carrière hollywoodienne classique est d’abord discipline des genres, aucun d’eux ne siéra mieux au comportementalisme sceptique du cinéaste que le film noir, dont il signe une splendide brochette (le fulgurant Règlement de comptes, le mésestimé La Femme au gardénia), et qu’il instillera même au cœur de formules hétérogènes, comme le western (le romantique et crépusculaire Ange des maudits, aux couleurs vénéneuses). Sa période américaine consiste surtout en une quête d’épure et de concentration qui mène au coup de tonnerre de L’Invraisemblable vérité, son dernier film outre-Atlantique au trait net et fulgurant. Cette course à l’effilement fera le lit de son retour en Allemagne en 1956, porté par deux œuvres folles : un « diptyque hindou » (Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou) au croisement de la BD et du Singspiel (L’Enlèvement au sérail de Mozart et son imaginaire orientaliste), et, surtout, Le Diabolique docteur Mabuse, qui embrasse déjà toutes les perspectives du cinéma moderne.

Un gouffre aveugle se creuse au cœur du personnage langien. Le héros assassin de House by the River, petit particulier, tue au milieu d’une étreinte. Joan Bennett dans Le Secret derrière la porte découvre au cœur de son attirance pour un parfait inconnu un désir morbide, d’essence masochiste, et finalement assumé. Chaque fois, la caméra de Lang se positionne dans l’angle mort du personnage, cet endroit où ses décisions devancent les arrêts impénétrables du destin. Quelque chose, pour lui, est déjà joué, comme Liliom découvrant au paradis que sa vie entière a déjà été filmée, jugée par la caméra, passée au crible d’arrêts sur image (du Godard avant l’heure). Filmer, c’est ainsi rivaliser avec l’œil de Dieu, vouloir prendre sa place, planter la caméra dans sa rétine. Seul un génie pouvait y parvenir : ce fut Fritz Lang, et avec un aplomb tel qu’il en demeure, encore aujourd’hui, presque inquiétant.


Mathieu Macheret est critique de cinéma au journal Le Monde. Collaborateur régulier de la revue Trafic, il est aussi l'auteur d'un essai, Josef von Sternberg. Les Jungles hallucinées (Capricci, 2021). Il fait partie de l'équipe artistique du festival « Entrevues » de Belfort.