Bertrand Tavernier : le cinéma est une fête

Philippe Rouyer - 26 octobre 2022

Bertrand Tavernier n’a cessé de se renouveler et de réinventer son cinéma. Il a enchaîné une adaptation de Simenon et les orgies du Régent, une préfiguration de la téléréalité et la déprime d’une prof de français… Pendant un demi-siècle, il s’est plu à varier les styles, les genres et les époques, avant de boucler son œuvre sur l’adaptation d’une bande dessinée dans les coulisses du pouvoir et un documentaire-marathon qui revisite l’histoire du cinéma français.

Avec le même enthousiasme, Bertrand Tavernier s’est plongé dans tous les sujets en refusant les étiquettes : fiction ou documentaire, adaptation ou scénario original, film contemporain ou reconstitution, tout lui était bon dès l’instant que le sujet l’intéressait. Par sujet, il faudrait entendre personnages. C’est à travers leurs yeux, à partir de leurs faits et gestes qu’il a construit ses films. Ils sont rarement des puissants, mais plutôt des fantassins, ouvriers ou artisans qui se battent pour faire de leur mieux, que ce soit la guerre, la direction d’une école maternelle ou des enquêtes sur le terrain au sein d’une brigade policière. Cette manière de raconter à hauteur d’homme ou de femme rend ses récits captivants. Avec eux, on découvre, on vibre et on vit, fût-ce au prix de la colère ou du découragement que finissent toujours par ressentir ces êtres de chair et de sang. Cette écriture passe par l’absorption d’une importante documentation et une longue préparation en amont.

Réinventer le réel

Quand il ne collabore pas avec des scénaristes chevronnés (Jean Aurenche et Pierre Bost dès son premier long métrage) qui mènent ce travail de recherche avec lui, Tavernier s’allie à des écrivains en prise avec l’univers qu’il explore : Michel Alexandre a été enquêteur à la PJ avant de cosigner son premier scénario (L. 627) qui sera suivi de beaucoup d’autres, Dominique Sampiero était directeur d’école maternelle (et poète) avant d’écrire le scénario de Ça commence aujourd’hui avec sa compagne Tiffany Tavernier, fille de Bertrand. Sur le tournage, où ils continuent à réécrire des scènes, ils servent de conseillers techniques. Comme les historiens qu’il engage pour ses films d’époque avec la règle absolue d’éviter la « reconstitution antiquaire ». Leur attention au langage et à la vie quotidienne permet de filmer le passé au présent, comme si la caméra avait été inventée au temps du Régent ou de la princesse de Montpensier. Cette préoccupation vaut aussi pour les scènes de combat, toujours extraordinaires car associées aux sensations des personnages : on dévale les collines à la suite de Conan et de ses hommes pour égorger les ennemis, on galope avec la fille de d’Artagnan. S’il manque des figurants sur un champ de bataille, nul effet numérique ne vient le pallier. Le cinéaste cherche plutôt des solutions de mise en scène, par exemple créer d’épaisses fumées noires d’où surgiront quelques cavaliers laissant penser que le reste de la troupe ferraille hors champ.

Tavernier a toujours répété que l’essentiel de la direction d’acteurs se faisait lors du casting, puis lors de la recherche de l’apparence du personnage (coiffures, costumes) et au cours de séances de lectures qui permettent d’affiner le scénario. Un rêve de son actrice Jane Birkin lui a ainsi inspiré l’ouverture de Daddy nostalgie en remplacement de la séquence initialement prévue qui ne le satisfaisait plus. Sur le plateau, il est encore temps de changer une réplique, d’ajouter une scène, voire de repenser la fin. C’est en observant la complicité de Nathalie Baye et Gérard Lanvin qu’il a changé d’avis et donné une nouvelle chance à leur couple à l’issue d’Une semaine de vacances. Et c’est au montage, en allant récupérer un plan de Philippe Noiret dans le chutier, qu’il a élaboré l’épilogue de Coup de torchon. Premier spectateur de ses interprètes, Tavernier tire d’eux le meilleur en manifestant le plaisir qu’il prend à leur performance. Cette dernière ne saurait être entravée par les techniciens qui doivent suivre à l’image et au son (le son direct est une constance), même si l’essentiel des déplacements a été conçu lors des répétitions. De toute façon, Tavernier ne se couvre pas. Quand il tourne, il a déjà en tête son montage, ce qui lui permet d’aller vite et de serrer ses budgets. Au même titre qu’il a aimé retrouver sur plusieurs films Philippe Noiret, Christine Pascal, Sabine Azéma, Philippe Torreton, Raphaël Personnaz, parfois à contre-emploi comme Michel Galabru dans Le Juge et l’assassin, il a ressenti le besoin de longues collaborations avec ses directeurs de la photographie Pierre-William Glenn, Bruno de Keyser et Alain Choquart. Sans parler de Frédéric Bourboulon, son fidèle associé dans sa société de production Little Bear, qui fut d’abord son assistant et l’a accompagné sur dix-huit tournages en quarante ans.

Le goût du partage

Hormis un souci de justesse qui passe aussi par le respect des personnages dans la manière de filmer leurs émotions les plus crues – chaque fois trouver l’angle et la bonne distance pour éviter le voyeurisme et pas seulement dans les scènes érotiques (plutôt rares) –, la mise en scène de Tavernier ne répond à aucun credo. La forme de chaque film est élaborée en fonction de l’histoire racontée et des sensations à éprouver : la couleur très particulière (proche des autochromes Lumière) d’Un dimanche à la campagne, où Sabine Azéma est toujours en mouvement, les extérieurs ensoleillés et les intérieurs sombres qui restituent l’ambiance des vieux appartements lyonnais très hauts de plafond dans L’Horloger de Saint-Paul, l’isolement de Marie Gillain derrière des portes fermées pour lui permettre d’ignorer la violence sur les scènes de crime de L’Appât… Dès 1980, Tavernier a été un des premiers réalisateurs français à adopter le Steadicam (sur Coup de torchon). Sa prédilection pour le Scope, y compris dans ses sujets les plus intimistes, lui permet de mieux inscrire ses personnages dans leur cadre de vie. La crise de la professeur de français d’Une semaine de vacances est ainsi magnifiée sur les quais hivernaux du Rhône et de la Saône, et les splendides paysages du Nord donnent du souffle à Ça commence aujourd’hui, dont l’écran large donne aussi toute sa mesure à la cour de récréation, tour à tour espace infranchissable pour une mère de famille en état d’ébriété et oasis colorée pour une fête qui réunit toute la ville. Pour cette séquence, la collaboration que Tavernier a obtenu entre la fanfare locale et le grand jazzman Louis Sclavis, auquel il avait confié le soin d’écrire la musique de de son film, est à l’image de son cinéma : singulière et dans le souci du partage.


Critique et historien de cinéma, Philippe Rouyer est membre du comité de rédaction de la revue Positif. Il est également chroniqueur régulier des émissions « Mauvais genres » sur France Culture et « Le Cercle » sur Canal+ Cinéma.