Le Courrier cinématographique numérisé

Laurence Lécuyer - 21 novembre 2022

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Couverture du n°40, 3ème année, 4 octobre 1913 - n°27, 3ème année, 5 juillet 1913 - éditorial

Le Courrier Cinématographique est un hebdomadaire corporatif paru entre 1911 et 1937, avec une interruption entre août 1914 et janvier 1917. Les 500 premiers numéros (1911-1923) viennent aujourd’hui enrichir le catalogue des revues numérisées par la Cinémathèque française.
Jusqu’alors inédite en format numérique, cette revue est l’une des trois plus importantes publications corporatives nées avant la Grande Guerre, avec Ciné-Journal (1908-1938) et Hebdo-Film (1916-1935), ces dernières étant déjà partiellement disponibles et accessibles librement sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF.
Cette numérisation constitue donc un apport majeur à la recherche sur cette période et sur ce type de périodique spécialisé.

Charles Le Fraper, fondateur-directeur

C’est Charles Le Fraper (1879-1962) qui fonde Le Courrier cinématographique en 1911. Il a déjà été rédacteur dans d’autres revues et journaux généralistes, dans lesquels il tient le plus souvent la rubrique théâtrale. Il a également une expérience de plusieurs années en tant qu’exploitant de salle, d’abord en région Centre-Ouest, puis à Paris.

Dans son éditorial en forme de « profession de foi » du tout premier numéro du 8 juillet 1911, il revendique l’indépendance, le franc-parler, l’impartialité du Courrier cinématographique, sous-titré Organe hebdomadaire indépendant de la cinématographie, des arts, sciences et industries qui s’y rattachent. La publication doit être le « trait d’union » entre différents corps de métiers du cinéma : « éditeurs, loueurs, exploitants, fabricants, auteurs, artistes, opérateurs, etc. » Les conseils prodigués seront tout autant économiques qu’artistiques, c’est pourquoi la critique cinématographique, certes « bienveillante », est également au programme d’action de la revue, ce qui marque un positionnement assez nouveau parmi les corporatifs.

Il s’entoure progressivement de collaborateurs, parfois recrutés parmi les lecteurs, qui deviennent pour certains correspondants régionaux ou internationaux (voir l’appel lancé aux « amis lecteurs » dès le deuxième numéro). Mais tout est fait pour qu’on identifie Le Courrier à la forte personnalité de Le Fraper, tout comme Ciné-journal est indissociable de Georges Dureau et Hebdo-film d’André de Reusse.

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n°1, 1ère année, 8 juillet 1911 – appel aux lecteurs

Dans une relation très personnalisée à son lectorat, c’est par une annonce écrite « de sa main » qu’il s’adresse aux exploitants et les incite à utiliser les comptes-rendus critiques du Courrier, afin de sélectionner les meilleurs films qui leur garantiront de bonnes recettes, et ainsi « régénérer » le cinéma.

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n°1, 7ème année, 13 janvier 1911 – portrait du directeur Charles Le Fraper / n°18, 8ème année, 27 avril 1912 – lettre du directeur aux abonnés

Lorsqu’il est mobilisé en août 1914, Charles Le Fraper ne confie pas les rênes de sa revue à quelqu’un d’autre et préfère en suspendre la parution, et ce malgré le développement rapide de celle-ci, le nombre croissant de ses abonnés, le succès d’estime et financier. Elle ne reparaîtra qu’en janvier 1917 : un éditorial aux accents lyriques intitulé « Résurrection », ainsi qu’un portrait pleine page de son fondateur en habit militaire, consacrent l’événement.

Une grande variété de contenus

Le Courrier abonde en renseignements et échos divers sur la corporation : création de sociétés, de syndicats, de revues, comptes-rendus d’assemblées de groupements professionnels, anecdotes et faits divers, mais aussi nouvelles parutions (rubrique bibliographique). L’actualité juridique et financière est rapportée, parfois commentée : nouvelles lois ou jurisprudences (concernant le droit d’auteur par exemple), nouveaux brevets, valeurs boursières des sociétés cinématographiques (notamment dans la rubrique : « Le Courrier financier »).

Le réseau de correspondants en région et à l’étranger permet d’informer la corporation sur l’état du marché dans le monde, la création de nouvelles salles, la programmation des films français. La revue développe également, dès 1912, en plus de son édition française, une édition internationale réservée aux abonnés vivant à l’étranger.

Dans une approche de vulgarisation des savoirs sur cette industrie nouvelle, des personnalités et spécialistes interviennent, de manière régulière ou exceptionnelle, sur des sujets économiques, institutionnels, historiques, artistiques… Par exemple, est publié le texte de la « brillante conférence » du Président-fondateur de la Société d’Enseignement Moderne sur « L’Éducation par le Cinéma » (juillet 1913).

Même si, au cours de sa parution, Le Courrier cherche à élargir son lectorat en diversifiant toujours plus ses rubriques (actualité théâtrale, pages consacrées à la mode à partir des années 1920, courtes nouvelles, chansons et poésies…), la grande majorité des informations s’adresse aux exploitants et personnels de salles, qui reçoivent ainsi une assistance technique parfois très précise et concrète, comme en témoigne un article sur la sécurisation de l’appareil de projection pour limiter le feu en cabine, et éviter ainsi les paniques dans les salles de spectacle, alors courantes (« Contre les paniques », Le Courrier cinématographique du 8 mars 1913).

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n°10, 3ème année, 8 mars 1913 – « Contre les paniques »

La délicate question de la critique de films

Les nouveaux films font l’objet d’une critique, annoncée dès le premier éditorial. Regroupées dans une partie intitulée « Les Films tels qu’ils sont : critique impartiale », et signées par « Le Mauvais Œil », elles rencontrent parfois une franche opposition dans la profession, jusqu’à provoquer des lettres de contestation des réalisateurs eux-mêmes, tels Jean Durand et Louis Feuillade. Ces lettres sont publiées dans une rubrique « Musée des horreurs » (7 octobre 1911), accompagnées d’une réponse de la rédaction : « Leurs menaces ne nous effraient point. Elles ne nous empêcheront pas de continuer notre œuvre d’assainissement artistique ».

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n°13, 1ère année, 7 octobre 1911 – lettres de J. Durand et L. Feuillade / n°33, 2ème année, 10 août 1912 – « La Critique des films »

Le Fraper, n’étant pas spécialement soutenu par le Syndicat Français des Exploitants, doit cependant revoir ses ambitions à la baisse. La critique est bientôt remplacée par de simples mentions « Très bien », « Bien », « Assez bien », « Passable », aucun commentaire particulier n’étant fait pour les autres films. Malgré tout, ce n’est pas encore assez : Le Courrier cinématographique, qui tente de ne froisser personne, reconnaît que la critique peut être injuste, d’autant que le goût du public varie énormément, selon « le quartier ou la latitude. La température, les moeurs influent aussi beaucoup » ( !) Les appréciations sont donc elles-mêmes remplacées par des astérisques, « un peu moins éloquents » ( !) (« La critique des films » dans le numéro du 10 août 1912). Le Fraper propose d’envoyer les critiques par courrier confidentiel aux exploitants qui en feront la demande. Finalement, après la suppression pure et simple de toute critique, la rubrique « Les Films tels qu’ils sont » fait une timide réapparition en juin 1914, avant l’interruption de la publication.

La place importante de la publicité

Une partie conséquente des pages est investie par la publicité, pour des films, des compagnies de production, des laboratoires, des fabricants de matériel, etc., sans laquelle la revue ne pourrait tout simplement pas survivre. Ces publicités sont souvent luxueuses, parfois drôles, très inventives, pouvant se déplier, ou avec des parties escamotables…. On peut remarquer l’abondante production de films italiens, de qualité, parfois à très gros budgets, dans les années 1910, notamment de la firme turinoise Itala, de Giovanni Pastrone.

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(bijou de papier, fermé et ouvert, pour « Le Bijou de la Reine », une production Itala-Film, dans Le Courrier cinématographique du 13 août 1913)

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n°50, 2ème année, 6 décembre 1912 – « Sur les marches du trône » / n°45, 2ème année, 1er novembre 1912 – « Le Titanic » / n°3, 3ème année, 17 janvier 1913 – « Sur les marches du trône »

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n°5, 3ème année, 1er février 1913 – Publicité pour les films L. Aubert

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n°10, 3ème année, 8 mars 1913 – Publicité pour les films L. Aubert

Enfin, Le Courrier cinématographique fait beaucoup de publicité pour… lui-même : afin d’attirer les annonceurs, et leur prouver qu’ils réalisent un bon investissement en choisissant d’acheter un espace publicitaire dans ses pages, le corporatif valorise ses succès, en donnant des détails sur le nombre croissant de ses abonnés, de ses tirages, en publiant plusieurs articles illustrés sur ses agrandissements successifs, et plus largement sur les coulisses de sa fabrication.

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n°30, 3ème année, 26 juillet 1913 – Publicité pour Le Courrier / n°27, 3ème année, 5 juillet 1913 – Publicité pour Le Courrier / n°45, 2ème année, 1er novembre 1912 – « Les agrandissements du Courrier »

De manière générale, cette revue, comme d’autres à la même époque, en produisant du discours sur elle-même, fournit indirectement de précieux renseignements sur le fonctionnement de la presse cinématographique dans les années 1910, 1920 et 1930. On lira avec profit la thèse d’Emmanuelle Champomier (1) qui réalise une étude comparée très complète de douze revues parues entre 1908 et 1940, dont Le Courrier cinématographique. Elle approfondit notamment les sujets de la critique cinématographique, du rôle capital de la publicité, et propose une série d’analyses et de statistiques inédites (la composition du lectorat par exemple), après un dépouillement systématique de tous ces titres.

La numérisation du Courrier

Cette numérisation a pu être réalisée par la Cinémathèque française grâce à un financement américain proposé par le groupe de travail Global Cinema History Task Force, qui vise à étendre la collection numérique de la Media History Digital Library (accessible librement sur www.mediahistoryproject.org) à des ressources non-anglophones.

La Cinémathèque de Toulouse, en prêtant 50 numéros issus de sa collection pour compléter celle de la Cinémathèque française, a contribué à faire en sorte que le corpus numérisé soit très peu lacunaire : au total, avec 508 numéros numérisés, représentant plus de 25 000 pages, la période 1911-1914 est presque intégralement couverte, puisque seuls 14 numéros sont manquants (parus entre janvier et mars 1912). La période 1917-1923, quant à elle, est complète.

Cette numérisation du Courrier cinématographique pourra être poursuivie ultérieurement pour donner, à terme, également accès aux années 1924-1937.

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(1) CHAMPOMIER Emmanuelle, Contribution à l’histoire de la presse cinématographique française. Étude comparée de la genèse et de l’évolution de douze revues de cinéma entre 1908 et 1940, thèse de doctorat en Études cinématographiques et audiovisuelles, sous la direction de Laurent Véray, Université Sorbonne-Nouvelle Paris III, 2018, 685 p.


Laurence Lécuyer est chargée de la collection des périodiques à la Cinémathèque française.