Les logiques paradoxales de Larry Cohen

Jean-François Rauger - 20 octobre 2022

Larry Cohen MEURTRES SOUS CONTROLE

L'imagination la plus échevelée de la télévision et du cinéma hollywoodien à petit budget : Larry Cohen a inventé des envahisseurs extraterrestres à forme humaine, des serpents à plumes survolant New York, des bébés féroces et démoniaques lâchés dans la nature, des chasseurs de nazis traquant des vampires, des assassins inspirés par la voix du Christ, des yaourts qui tuent.

Les admirateurs de l'œuvre de Larry Cohen composent un petit groupe de happy few, une société secrète de connaisseurs raffinés. Ils appartiennent à un petit club fermé. Non pas parce que l'œuvre de l'auteur du Monstre est vivant soit particulièrement subtile, mais parce qu'elle a marqué, de façon un peu secrète, derrière une apparence faussement frivole, un moment très singulier et celui qui a succédé, dans le cinéma américain, à la série B et au film de genre à petit budget. Évoquer ce mouvement de l'histoire du cinéma c'est forcément, à un moment donné, passer par la case télévision. C'est justement là que débute le jeune Larry Cohen, qui passe son enfance à consommer des bandes dessinées et à tourner des films d'horreur en Super 8. Sortant de l'université de New York, il tente d'y fourguer des scénarios, « de vendre ses histoires comme un démarcheur », dira-t-il. Dès la fin des années 1950, pour NBC, il participe à l'écriture d'un certain nombre d'épisodes pour diverses séries dont Le Fugitif en 1964 et 1965, Espionage, Les Accusés (9 épisodes entre 1963 et 1965) avec E. G. Marshall, ou des drames judiciaires traitant de divers problèmes politiques et sociaux, Custer, Coronet Blue. Il devient producteur et crée, en 1965, la série western Branded (connue en France sous le titre Le Proscrit) avec Chuck Connors, l'histoire d'un officier de cavalerie accusé de lâcheté et cherchant à retrouver son honneur. Il écrit également trois épisodes du feuilleton Columbo entre 1973 et 1974.

Du petit au grand écran

Mais c'est Les Envahisseurs, dont il crée le concept en 1967, qui lui vaut une réputation méritée. Série paranoïaque dans laquelle un homme (l'acteur Roy Thinnes y trouve le rôle de sa vie) tente d'affronter, en se heurtant à l'incrédulité générale, des extraterrestres mêlés aux humains, qui ont commencé une invasion insidieuse. Parabole politique antimaccarthyste, comme Cohen l'expliquera plus tard, la série ne dure que deux saisons mais constitue à jamais un des moments clés de l'histoire de la télévision américaine. Lorsqu'il passe au cinéma, d'abord comme scénariste (Le Retour des sept de Burt Kennedy, l'effrayant et malsain La Boîte à chat de Mark Robson, El Condor de John Guillermin) puis comme réalisateur-producteur (avec sa société Larco production), il se glisse dans les conventions du film de série. Le passage à la réalisation et à la production est pour lui, dira-t-il, la meilleure manière de garder un contrôle total sur des scénarios que les producteurs édulcoraient volontiers. Lucide, il admettra aussi que sa liberté était conditionnée par la modestie de ses budgets. Pauvre mais libre, ainsi pourrait-on définir son cinéma.

La blaxploitation (des films mettant en scène des héros noirs, souvent non dénués de virulence politique) est à la mode. Il signe deux titres relevant de cette catégorie (Black Caesar, le parrain de Harlem et Casse dans la ville avec Fred Williamson), après pourtant avoir réalisé Bone, une tragi-comédie étrange abordant de façon originale et peu politiquement correcte la question raciale. Il se lance ensuite dans une série de films, souvent d'épouvante, fonctionnant sur des concepts paradoxaux, imaginant la collision de situations et de personnages antithétiques. La série des It's Alive (Le Monstre est vivant, Les Monstres sont toujours vivants, La Vengeance des monstres), par exemple, invente une créature d'un type nouveau, un bébé féroce semant la terreur à peine sorti du ventre de sa mère. Épouvante sur New York ressuscite l'antique et désuète catégorie du film à grand monstre avec le réalisme d'une description urbaine très précise et la peinture psychologique de caractères très complexes (le petit malfrat interprété par Michael Moriarty, acteur fétiche du cinéaste). Meurtres sous contrôle, son chef-d'œuvre peut-être, confronte la réalité de certains faits divers réels (les tueurs fous tirant de façon aléatoire dans la foule) avec ce qui relève tout à la fois du questionnement religieux et un argument à la fois classique, et ici incongru, de science-fiction. Les Enfants de Salem fait surgir un chasseur de nazis (c'est Samuel Fuller qui tient le rôle) au cœur d'une communauté de vampires. The Stuff imagine une crème glacée tueuse prenant le contrôle des familles américaines pour conquérir le monde.

Un créateur de concepts

Avec ces films, Larry Cohen apparaît comme un génie d'une inventivité inépuisable, un inlassable créateur de concepts originaux et bizarres. Certes, le baroquisme de ses idées, fonctionnant sur de ludiques hypothèses de départ, sur le mode de « que se passerait-il si... ? », n'est, en général, pas dénué d'une forte dose d'humour satirique. Mais c'est un humour qui se veut tout autant critique. Cohen s'en prend au pouvoir des médias dans Les Monstres sont toujours vivants, rit de la dictature de la publicité et de la course à la consommation dans The Stuff. Cette moquerie n'est qu'une des manières avec lesquelles son cinéma interroge la réalité de l'Amérique contemporaine et plus largement l'expérience humaine en général. Car l'œuvre de Larry Cohen est marquée par un pessimisme profond, le désir d'une inversion radicale des valeurs légitimant la société et la conscience d'une impossibilité d'y parvenir. La trilogie des Monstres, à cet égard, dépeint avec une précision poignante la condition paternelle contemporaine.

La sobriété des moyens avec lesquels devait s'arranger le cinéaste a souvent facilité les tournages à l'économie, in real location, dans des décors authentiques dont la caméra de Cohen capturait la pulsation. Les plans au téléobjectif composant certaines scènes plongeaient les comédiens au cœur concret de la ville elle-même, parmi ses habitants. New York et l'indifférence de ses rues surgissent au gré de séquences par ailleurs spectaculaires de son diptyque blaxploitation, d'Épouvante sur New York ou de Meurtres sous contrôle. Larry Cohen fut l'artisan génial, à la fois grave et malicieux, d'une forme de pop culture cinématographique qu'il serait bien imprudent de ne pas prendre au sérieux.

Jean-François Rauger


Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.