Revue de presse de « La Sentinelle » (Arnaud Desplechin, 1991)

Véronique Doduik - 12 octobre 2022

Découvert en 1991 avec La Vie des morts, son premier film, un moyen métrage présenté dans le cadre de la Semaine de la critique au Festival de Cannes, Arnaud Desplechin revient l'année suivante en compétition officielle avec son premier long, La Sentinelle. Le scénario, commencé cinq ans plus tôt, a été longuement travaillé par le cinéaste, seul, puis en collaboration avec Pascale Ferran, Noémie Lvovsky, et l'acteur principal du film, Emmanuel Salinger. À Cannes, La Sentinelle divise le Festival, entre laudateurs inconditionnels et détracteurs irrités par cet emballement jugé excessif. Le film n'obtient aucune récompense. Il sort en salles le 20 mai 1992, suscitant les mêmes engouements et les mêmes réserves du côté de la presse et du public.

La Sentinelle (A. Desplechin)

Un ovni cinématographique

« Objet cinématographique totalement original » (Les Échos), « œuvre novatrice à haut risque » (L'Événement du jeudi), La Sentinelle ne ressemble à rien de connu, le film déroute et dérange. Si pendant l'écriture du scénario, la principale référence était les romans d'espionnage de John le Carré, Télérama précise : « il s'agit plutôt d'une aventure spirituelle entremêlant plusieurs niveaux de récits et différents genres cinématographiques (thriller, film d'espionnage, chronique sentimentale, réflexion politique) ». Pour Les Échos, « jamais un jeune réalisateur ne s'était confronté à un sujet aussi étrange et ambitieux. La Sentinelle parle de la mémoire, de la Science, de l'Histoire, de la raison d'État, du pouvoir, de l'amour, de la musique et de la mort ». Et pour Le Point, « c'est une œuvre vertigineuse, impressionnante d'intelligence et de maturité, d'ambition et de maîtrise, comme si on entrechoquait l'univers et les manipulations de John le Carré avec la modernité du regard d'un Leos Carax ».

Un récit labyrinthique

Les critiques sont souvent déroutés par la complexité narrative de La Sentinelle. Comme le remarque Le Point, « pour ne pas risquer de perdre le spectateur dans les méandres d'un foisonnant suspense de 2h30, Arnaud Desplechin utilise, pour organiser son récit, des intertitres (à la manière des cartons du cinéma muet) aux intitulés parfois ambigus, qui découpent le film en chapitres, à l'instar d'un livre. Le miracle, c'est que cette pyramide qui croise, empile, entremêle plus d'une dizaine de personnages, des destins, des époques, des pays différents, est à la fois limpide et harmonieuse, fascinante et vertigineuse, parce que Desplechin sait jouer avec la durée, le rythme, le montage ». Le Monde ajoute : « l'extraordinaire construction du récit, avec ses bifurcations, ses éléments de puzzle qui ne se raccordent pas, ses ellipses, ses personnages nombreux et à double fond, dépasse le simple exercice de virtuosité. Cette confusion constitue la matière même du film et son enjeu. Elle traduit beaucoup plus qu'une grande habileté : une conscience ».

Un rêve éveillé ?

Claude-Jean Philippe écrit dans France-Soir : « Le scénario de La Sentinelle s'apparente à un récit de rêve, obscur, absurde, partagé entre l'épouvante et l'indifférence, mais tenu d'un bout à l'autre par la puissance même de l'obsession. Desplechin réussit le tour de force de nous captiver à peu près autant qu'il nous déconcerte, en bousculant nos habitudes de spectateur ». Avis partagé par Libération : « certains aspects demeurent volontairement obscurs, ces zones d'ombre et ces interrogations sont nécessaires, le film ne doit pas tout résoudre, il est plutôt fait de questions que de réponses, des questions qui portent sur l'importance de la mémoire et la présence du passé dans le présent ».

Une tête obsédante

Libération observe : « La tête réduite et momifiée que le héros découvre dans ses bagages n'est pas ce qu'on appelle depuis Hitchcock un MacGuffin, c'est-à-dire un objet vide qui ferait tourner le film. C'est au contraire un objet plein, parce qu'on la voit beaucoup, on en parle beaucoup, elle veut qu'on s'occupe d'elle ». Pour Les Échos, « elle devient comme une raison de vivre pour Mathias, qui veut absolument l'identifier, puis l'enterrer, lui redonner une existence. Pour retrouver une mémoire qui n'est pas la sienne mais qui lui devient essentielle ». « Cette tête, Mathias, étudiant en médecine légale, va l'effeuiller comme un artichaut pour en découvrir le cœur et l'humanité perdue », précise Libération. Télérama note : « Mathias est une « sentinelle », il est vigilant. Sa mission consiste à sauver un mort. Ce n'est déjà pas si mal. Il sauve sa mémoire, son nom, son pays, sa religion ou sa non-religion. Le mort est réintégré. Il vivra avec nous. Après. Il fera partie de nous. Il sera en vie ». Le Parisien ne partage pas cette analyse : « Mathias dissèque la tête, la découpe en morceaux, la fouille, et ça devient une autopsie de l'histoire récente, du corps refroidi... de la guerre froide. Il y a dans cette histoire un propos ambitieux qui tourne vite à l'exercice de style, oubliant que le spectateur a besoin qu'on s'occupe de lui. La Sentinelle ne surveille pas assez le spectateur. Elle parle toute seule. Dommage ».

Décrypter l'Histoire

L'Humanité constate : « L'essentiel est dans la gravité du thème et dans l'intelligente vivacité de son traitement. Il s'agit, ni plus ni moins, de questionner l'histoire des cinquante dernières années, les millions de morts, que deviennent-ils dans l'oubli organisé ? Contre cela, un jeune homme s'insurge, mène une enquête médicale pour identifier la personne dont, tel un Hamlet d'aujourd'hui, il brandit le crâne, mais plus encore, le trépane pour l'accoucher une seconde fois. C'est gonflé. On reste médusé par la noirceur et la gravité de ce qui se brasse dans La Sentinelle ». Libération précise : « Le cinéaste soulève la double question de savoir comment on peut faire son deuil d'une personne inconnue et d'un monde cliniquement éteint, celui de la guerre froide. C'est le genre d'obsession sans réponse qui traverse La Sentinelle ». Pour Les Cahiers du cinéma, « un sentiment d'effroi parcourt le film comme un long frisson. Derrière l'insolence policée de ces jeunes gens de la haute bourgeoisie se cache la mauvaise conscience de leurs aînés, d'un vieux mal rapiécé qui craque aux entournures ». « Que nous dit Desplechin ? Qu'il ne faut pas se presser à enterrer le monde clivé Est-Ouest créé par nos père à la fin de la guerre, que l'Europe d'aujourd'hui est construite sur les crimes du passé (la guerre, les camps, le Goulag, le Mur), qu'il y a un vrai danger à perdre la mémoire. Le risque est de passer la guerre et les morts de génocide sous silence », conclut 7 à Paris.

Une direction d'acteurs éblouissante

Les critiques saluent chez Arnaud Desplechin « un art remarquable de sensibilité dans la direction d'acteurs. Entouré d'une nouvelle génération d'acteurs débordants de spontanéité, issus pour la plupart de l'IDHEC, il sait donner à ses personnages cette vibration fiévreuse qui est celle de la vie » (Le Nouvel Observateur). « Ces acteurs insufflent au récit de l'inattendu, énormément de vie et de naturel. Les dialogues sont résolument simples et spontanés en apparence, à la façon d'un Éric Rohmer période Rayon vert. Une bonne dizaine de personnages traversent les scènes en tourbillonnant, et apportent un contrepoint humain au glacis laissé par l'affaire de la tête momifiée » (La Croix).

Une mise en scène virtuose

Pour Télérama, « L'univers de Desplechin est décidément hanté par la mort, et son style est toujours aussi fluide. Il suit ses personnages, les recadre dans le mouvement, combine travellings latéraux et panoramiques. Puis il coupe net, change d'axe ou cadre en gros plan un détail (un pied ou une serrure), et reprend sa course. Ses mouvements d'appareil collent de façon si évidente aux propos que leur complexité devient presque invisible. Bien que la mort triomphe, la puissance de vie captée par la caméra de Desplechin est si grande que c'est elle qui nous frappe, c'est d'elle dont on se souvient ».

Accords et désaccords

La Sentinelle divise les critiques : si tous reconnaissent dans le film une écriture cinématographique totalement nouvelle, certains regrettent qu'il se heurte à quelques-unes des limites du genre cinématographique. Ainsi, on lit dans Le Figaro : « rien ne se démode plus vite que l'avant-garde. C'est Baudelaire qui l'a dit, et c'est toujours vrai. Preuve en est cette Sentinelle, résurgence tardive des délires des années 1950, qui avaient, eux, l'excellent prétexte de vouloir bousculer conventions et lieux communs du cinéma de papa. Arnaud Desplechin arrive quarante ans après, agitant le drapeau noir de l'anarchie comme un béret basque. Ça fait vieux et inutile, et c'est dommage parce que Desplechin a une vraie liberté d'écriture, comme on disait alors ». Jeune cinéma se positionne aussi résolument contre La Sentinelle : « en prenant le contre-pied de la majorité des films français, nombrilistes et frustres, La Sentinelle tente de jongler avec l'Individuel et l'Universel, ce qui est on ne peut plus louable quand on sait à quel point les deux sont étroitement enlacés. Mais voilà, entre ce qui est et ce qui peut être rendu par la forme cinématographique, il y a un gouffre qui engloutit La Sentinelle corps et âme, laissant le spectateur aux prises avec une enveloppe visuelle et sonore parfois agréable à contempler, mais la plupart du temps terne et amorphe ».

Un grand cinéaste est né

Néanmoins, c'est la naissance d'un grand cinéaste que célèbre la presse : « La Sentinelle confirme ce qu'annonçait déjà La Vie des morts : Arnaud Desplechin est un grand. Ce film révèle un auteur. Un vrai, avec un univers et un ton personnel », s'enthousiasme Les Échos. « Desplechin se présente à nous d'emblée comme un cinéaste d'envergure », note France-Soir. Le Point déclare : « il y a longtemps qu'on n'avait pas senti passer un tel souffle dans le cinéma français », tandis que pour Les Cahiers du cinéma, « La Sentinelle sort des chemins trop rebattus par nombre de jeunes films français encore sous la couveuse de la Nouvelle Vague. Arnaud Desplechin surgit comme un météore, comme l'avaient fait trente ans plus tôt ces jeunes gens doués et culottés qui s'appelaient Jean-Luc Godard ou François Truffaut. Une pareille maîtrise de la part d'un jeune cinéaste dans l'économie de l'espace et du temps cinématographiques, une originalité sans trop d'ostentation, ne trouvant guère d'équivalents dans le cinéma de ces dernières années, ce film se donne les moyens de revisiter un genre pour y établir ses propres critères d'interprétation du monde, y graver sa propre mélancolie et communiquer l'angoisse sourde d'un monde qui n'aurait plus toute sa tête ».


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.