Restaurations des films de Georges Méliès, la fantaisie mise en musique

Tania Capron - 5 septembre 2022

Le projet de création du musée Méliès fut l'occasion de faire le point sur la collection de films de la Cinémathèque française. L'examen minutieux de toutes les copies permit de mettre au jour des éléments exceptionnels, dont plusieurs copies d'époque peintes à la main, venues de dépôts faits par la famille Méliès, entre autres, et du don exceptionnel du collectionneur Antoine Auboin-Vermorel, en 2013. Au final, ce sont trente-trois films qui furent restaurés entre 2013 et 2021. Face à cette manne, la volonté se précisa de développer la diffusion de l'œuvre de Méliès auprès d'un public élargi : c'est ainsi qu'il fut décidé d'enrichir encore ces copies d'exception en créant pour elles des bandes musicales propres à offrir une nouvelle vie à ce trésor unique.

Dessin préparatoire de Georges Méliès pour Le Mélomane (1903)

Le chantier de restauration

Une partie importante du chantier fut effectuée dès 2013 à la faveur du dépôt Vermorel, finalisée en 2021. Les restaurations furent supervisées par la Cinémathèque avec l'aide du CNC, la collaboration scientifique de Jacques Malthête et le mécénat financier de Neuflize OBC.

Un état des lieux systématique de toutes les copies fut effectué par Delphine Biet, documentaliste films, qui par un minutieux travail de datation, de comparaison d'éléments et d'identification, permit d'isoler les perles rares à traiter en priorité.

La décision fut prise de sauvegarder et restaurer en premier lieu les films les plus rares, ceux qui n'existaient que dans la collection de la Cinémathèque, les copies peintes à la main, de très belles copies noir et blanc et enfin l'unique négatif d'un film de Méliès conservé dans les collections : une version de 1912 de Cendrillon ou la Pantoufle mystérieuse, remake de la version qu'il avait réalisée en 1899.

Maquette de décor de Cendrillon, reconstitution de 1930 par Georges Méliès.

Maquette de décor de Cendrillon, reconstitution de 1930 par Georges Méliès.

Parmi ces restaurations prestigieuses : La Fée Carabosse ou Le Poignard fatal, L'Alchimiste Parafaragaramus ou La Cornue infernale et Voyage à travers l'impossible, trois films aux couleurs resplendissantes ; un film rarement montré et pourtant fort intéressant sur l'engagement social de Méliès : Détresse et Charité, à partir d'une belle copie noir et blanc ; des copies safety1 : Escamotage d'une dame chez Robert-Houdin, filmé sur la scène du théâtre que dirigea Méliès, Les Miracles du brahmine, belle copie nitrate aux décors exotiques, ou encore Une partie de cartes, premier film du Maître, à partir d'une copie du CNC.

 

L'Alchimiste Parafaragaramus ou La Cornue infernale (1906).
Photogrammes extraits du film restauré.

Pour le légendaire Voyage dans la Lune, une reconstruction fut opérée à partir de trois copies nitrate d'époque, en sélectionnant dès que cela était possible les images les mieux conservées pour compléter les manques.

Dans certains cas d'ailleurs, il fallut se contenter de fragments, comme pour Le Portrait spirite, qui offre toutefois une trace inestimable du film et de ses couleurs.

Les étapes de la restauration

Les restaurations furent confiées à deux laboratoires privés en marché avec la Cinémathèque française : L'Image retrouvée (annexe de L'Immagine Ritrovata, place Clichy à Paris), et Hiventy (à Joinville-le-Pont et Boulogne-Billancourt). Le CNC intervint en tant que partenaire pour la numérisation en 8K des copies les plus fragiles, grâce à un scanner spécifique.

Le travail hautement spécialisé de la restauration s'organise en plusieurs temps. Le premier est toujours la remise en état mécanique des films. En effet la pellicule, ancienne, fragile, devient très cassante avec le temps. Avant toute manœuvre et passage dans les scanners, il faut renforcer et réparer les perforations, les déchirures, les collures, afin que la pellicule ne casse pas au passage dans les scans.

La deuxième étape du processus est la numérisation. Celle-ci fut prise en charge en grande partie par le CNC, qui procéda à des numérisations en 8K, soit une très haute définition permettant de récupérer le maximum de détails en partant des sources argentiques, en particulier la qualité du grain de la pellicule.

Filmstrip de La Fée Carabosse ou Le Poignard fatal (1906)

Filmstrip de La Fée Carabosse ou Le Poignard fatal (1906).
Un film strip est un scan effectué par le laboratoire, sur lequel on voit toute la pellicule, perforations incluses.

C'est seulement ensuite, à partir de ces numérisations, que les laboratoires peuvent se lancer dans la restauration image proprement dite. L'objectif à ce stade est de rendre à l'image une lisibilité maximale et de lui redonner son apparence originelle, sans toutefois trahir le matériel que l'on a entre les mains, marqué par le passage du temps. Ce travail fut effectué selon un parti pris d'interventionnisme minimal, dans le respect des copies d'origine. On choisit par exemple de conserver l'instabilité de l'image, inhérente aux supports et aux appareils de projection de l'époque. Ainsi voit-on l'image « trembler », comme elle le faisait à l'origine. Un autre principe clef fut de conserver l'entièreté de l'image filmée dans le cadre, quitte à voir apparaître à l'écran les perforations au bord de la pellicule.

En résumé, on s'efforça d'atténuer les défauts liés au passage du temps qui appauvrissaient l'image, sans toutefois les gommer ou y substituer du neuf. Quelques copies très dégradées, telles que celle de Benvenuto Cellini ou Une curieuse évasion (1904), film peu connu du public, furent également sauvées du fait de leur rareté. À la projection, on voit très distinctement les altérations dues aux sels d'argent qui avaient commencé à attaquer le celluloïd, et le début de décomposition du support en nitrate de cellulose !

Benvenuto Cellini ou Une curieuse évasion (1904)

Benvenuto Cellini ou Une curieuse évasion (1904).
Image du film après restauration, des traces de moisissures subsistent à droite.

Un travail très important fut également réalisé sur l'étalonnage, afin de retrouver les couleurs d'origine peintes à la main, en se référant systématiquement aux copies nitrate d'origine. De la même façon, un travail de comparaison entre les nouveaux supports numériques et les copies d'époque noir et blanc a permis de retrouver la même densité lumineuse et un même équilibre entre les noirs et les blancs.

Conserver le patrimoine retrouvé

Une fois ces belles copies recréées, se pose à nouveau la question de leur... conservation ! Un problème sisyphéen, en somme. Les techniques actuelles nous donnent fort heureusement des outils que n'avaient pas nos aïeux, pour produire à la fois des fichiers de diffusion et des fichiers de conservation.

Pour la diffusion des films et la projection dans les salles de cinéma, les enregistrements DCP (Digital Cinema Package) sont désormais la norme.

La conservation des images numériques 4K est en revanche effectuée sur LTO2. Ces cartouches de dernière génération permettent le stockage des scans bruts avant restauration, en plus des copies restaurées, afin de conserver aussi les éléments sources.

Étape ultime et très attendue : le « retour sur film ». On procède au retirage du film restauré sur une pellicule polyester. Ce process permet d'une part une conservation argentique du film, plus pérenne et plus adaptée à nos modes de préservation. D'autre part, ce support permet de retrouver la matière filmique d'origine. Ces négatifs de conservation sont conservés au CNC. A partir de ces éléments, il est possible de tirer de nouvelles copies positives 35 mm considérées comme prestigieuses, permettant des projections dans un cadre très limité. En juillet 2022, la copie 35 mm de la nouvelle restauration du mythique Voyage dans la Lune fut montrée lors du festival Il Cinema Ritrovato à Bologne selon les techniques de projection ancestrale, avec un projecteur au charbon.

Mettre en musique les films de Méliès

Il ne subsiste aucune trace de l'accompagnement musical des films de Georges Méliès lors des projections originelles, à une exception notable : un ensemble de photographies d'une partition composée par Méliès, adaptée de Gounod, pour accompagner La Damnation du docteur Faust, « pièce fantastique à grand spectacle en 20 tableaux » de 1904. Si le génial touche-à-tout assumait l'ensemble des étapes de la création, de l'écriture du scénario à la conception des décors, s'il procurait aux forains et programmateurs de salles de spectacle des livrets de textes, tableau par tableau, pour accompagner ces projections et guider les boniments, on pense qu'il ne proposait pas régulièrement des partitions avec ses films. En règle générale, forains et salles de spectacles étaient libres de compléter, ou non, leurs séances de boniment ou de musique.

Livret promotionnel du Voyage à travers l’impossible

Livret promotionnel du Voyage à travers l'impossible,
« grande pièce fantastique nouvelle en quarante tableaux », synopsis de Georges Méliès.

La Cinémathèque entama donc une réflexion sur la façon de permettre une diffusion élargie de l'œuvre de Méliès en salle mais aussi en ligne. En effet, montrer les films avec de la musique live est encouragé mais n'est pas toujours possible. Pouvoir proposer des films « musiqués » permet d'affranchir certains programmateurs et certaines salles de cette difficulté. Par ailleurs, cette expérience a permis aux compositeurs de travailler en amont sur leurs créations, en leur offrant un cadre et du temps pour mieux appréhender l'univers si insolite du cinéaste.

Une trentaine de films furent choisis pour être mis en musique, parmi lesquels les indispensables et les films phares tels que Voyage dans la lune, les plus souvent demandés par les programmateurs mais aussi les copies prestigieuses dont les films coloriés tels que La Fée Carabosse et les raretés dont très peu de copies existent comme Détresse et Charité. Sont bien sûr présents dans cette liste les premiers films du cinéaste tels que L'Escamotage d'une dame chez Robert Houdin, ou Le Mélomane.

Plusieurs compositeurs furent sollicités pour imaginer des musiques sur les films de Méliès. Deux projets furent confiés à Lawrence Lehérissey, coutumier des accompagnements live des spectacles contemporains de Méliès. Le musicien créa un solo au piano pour Voyage dans la lune et, en collaboration avec la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, la musique pour le film Cendrillon ou la Pantoufle mystérieuse.

Détresse et Charité (1904) Photo de plateau (restauration numérique).

Détresse et Charité (1904).
Photo de plateau (restauration numérique).

En 2020, la Cinémathèque fit appel à des compositeurs venant du jazz contemporain, habitués des live sur scène, qui avaient déjà fait des ciné-concerts. Malgré leurs univers musicaux assez différents, ils se connaissaient et appréciaient le travail et la sensibilité de chacun, formant une petite famille esthétique qui donne une cohérence notable au projet.

Le seul véritable prérequis imposé par la Cinémathèque fut de bannir l'usage d'instruments contemporains et/ou électronique, afin de ne pas créer de fossé entre les univers musicaux et celui de Méliès, et en revanche de s'orienter vers une créativité et une fantaisie qui portent la féérie de Méliès.

Hervé Pichard, directeur des collections films qui a mené les dernières restaurations, avait eu l'occasion de travailler avec le pianiste de jazz Benjamin Moussay sur l'illustration musicale d'un film de 1917 d'André Antoine, Le Coupable. Désireux d'obtenir des propositions contrastées, tous deux convinrent de faire appel à deux autres compositeurs de jazz contemporain : Bruno Angelini, pianiste lui aussi, et Joce Mienniel, flûtiste.

L'association Cosmic Fabric, spécialisée dans la création musicale, participa à la répartition des films en fonction de la personnalité et du style artistique des compositeurs. En général, la musique traverse le film et fait apparaître la dimension rythmique des créations de Méliès, mettant en lumière combien les déplacements des personnages suivent, la plupart du temps, une rythmique très solide, et combien la gestuelle des personnages, à commencer par ceux qu'incarne Méliès, est éminemment dansante, voire chorégraphique.

Les films très narratifs et pleins de péripéties comme La Fée Carabosse, Le Raid Paris-Monte Carlo en automobile, Voyage à travers l'impossible et L'Alchimiste Parafaragaramus furent confiés à Benjamin Moussay, qui imagina des musiques illustratives et pleines de vie, utilisant parfois des instruments ou des thèmes musicaux pour chaque personnage, comme on le fait souvent dans les dessins animés, sur le modèle du Pierre et le Loup de Sergueï Prokofiev.

Extrait de La Fée Carabosse ou Le Poignard fatal, grande légende fantastique bretonne en 20 tableaux (1906).
Musique originale de Benjamin Moussay.

Bruno Angelini, également pianiste de jazz et grand fan de Nino Rota et d'Ennio Morricone, dont le style est plus intimiste et feutré, a proposé des partitions plus graves, laissant de l'espace à l'image avec la présence de silences et de « chuchotements ». Il avait fait un ciné concert sur Tabou de Murnau, marquant son grand intérêt pour le cinéma muet. Il choisit d'écrire des mélodies, plus que des climats, en particulier pour Détresse et Charité, un des rares films moralistes et sociaux de Méliès, en improvisant à partir du récit qui se déroulait sous ses yeux. Ce film, tout comme L'Affaire Dreyfus, l'inspirèrent naturellement, explique-t-il, car ils s'accordaient à son univers de prédilection. Le musicien s'attacha toutefois à souligner le rythme du film, comme pour La Légende de Rip Van Winckle avec une improvisation joyeuse qui suit la procession sautillante dans la forêt sur un rythme de danse qui enfle à mesure que le nombre de personnages augmente. Pour La Lanterne magique, qui comporte plusieurs scènes avec des danseuses, tour à tour classiques, flamenca ou French Cancan, il adopta une seule mélodie en continuum, dans un style jazzy des années 60 très affirmé.

Extrait de La Légende de Rip van Vinckle (1905).
Musique originale de Bruno Angelini.

Joce Mienniel, flûtiste et saxophoniste, se vit confier les grandes épopées, dont les plus « exotiques » : Le Voyage dans la lune, Les Aventures de Robinson Crusoé, Le Royaume des fées et Le Palais des mille et une nuits, occasion de faire appel à des instruments orientaux, tels que bansuri, santoor, daf et zarb. Il nous offre des partitions subtiles, mélancoliques et sensuelles qui ajoutent à la poésie étrange des films. C'est lui qui « musiqua » également Le Mélomane, petit bijou de 1903 qui est sans doute l'un des plus célèbres des films à trucs de Méliès. La pellicule (50 mètres, soient trois minutes) est surimprimée à plusieurs reprises pour multiplier les têtes de Méliès qui vont s'accrocher sur la portée musicale et transcrire le début de God Save the Queen, que révèle la bande-son.

Extrait du Palais des mille et une nuits (1905).
Musique originale de Joce Mienniel.

Pour les sessions d'enregistrement, on fit appel à une quinzaine d'interprètes du réseau talentueux de musiciens de jazz de Cosmic Fabric, qui se succédèrent sur une semaine intense avec toute sorte d'instruments, entre quintettes à cordes et à vent, percussions et pianos. Aux manettes de la prise de son, Léon Rousseau, ingénieur du son fin connaisseur de l'univers du cinéma, paracheva ces créations par des mixages subtils pour nous livrer au final trente films magiques, féériques, fantastiques, historiques ou anecdotiques, proposés aujourd'hui dans une nouvelle « vision sonore » émouvante et fantaisiste, en un hommage pétillant au « père du spectacle cinématographique ».

Le Voyage à travers l'impossible amorce d’ origine

Un élément rare : l'amorce sur la copie nitrate d'origine pour Les Quat' Cents Farces du diable, de 1906.
L'étoile sur le troisième photogramme est le logo de la marque Star Film, qui confirme que nous sommes devant une copie d'époque et la formulation « Copyrighted by Geo Méliès » pourrait indiquer que cette copie a été tirée d'après le négatif original « américain »
(on réalisait à Montreuil deux négatifs originaux simultanément, pour les marchés français et américain)


1. Une copie safety désigne un support qui n'est pas inflammable comme le nitrate. Les copies Safety fabriquées depuis plus de 30 ans sont sur support polyester (autrefois elles étaient en triacétate de cellulose).

2. Linear-Tape Open, des cartouches de stockage mises en point en 2000. La bande LTO-9, datant de 2021, offre un stockage de 18 terras pour un débit de 440 Mo/s.


Tania Capron est médiathécaire à la Cinémathèque française.