Slava Ukraïni !

Émilie Cauquy - 1 juin 2022

Indéniable et irréductible, le cinéma ukrainien, plus fort que les balles. Trois jours, sept séances spéciales solidaires avec l'Ukraine. Images sur nos écrans et paroles à écouter en salle : ciné-concert, avant-premières, rencontres, en présence de cinéastes, toutes générations confondues, et de spécialistes. L'intégralité des recettes sera reversée au Centre national Oleksandr Dovzhenko, Kyiv.

« Faire connaître l'Ukraine dans le monde pour que personne ne puisse dire, comme Poutine, que la nation ukrainienne n'existe pas. » Olena Honcharuk, directrice du Centre national Oleksandr Dovzhenko (L'Humanité, 17 mars 2022)

« Savez-vous ce qu'il y a de plus extraordinaire s'agissant de Marioupol ? Aucun de ses habitants ne craignait la mort, même si elle était omniprésente. La mort était déjà là, et personne ne voulait mourir pour rien. Les gens s'entraidaient, au péril de leur vie. Ils fumaient à l'extérieur et discutaient, malgré les bombes qui tombaient. Il n'y avait plus d'argent et la vie était trop courte pour qu'on s'en souvienne, et chacun se contentait de ce qu'il avait, en se surpassant. Il n'y avait plus ni passé, ni avenir, ni jugement, ni sous-entendu. C'était le paradis en enfer, les ailes délicates du papillon qui se rapprochaient, l'odeur de la mort dans sa dimension brute. C'était la vie qui palpitait. » (Mantas Kvedaravičius, notes de tournage Mariupolis 2, 2022)

Depuis le 24 février dernier, se taire est impossible : comme leur pays, les artistes ukrainiens sont en guerre, que ce soit littéralement armes en mains ou munis d'un porte-voix pour faire entendre leur culture, témoigner de l'authenticité de leur territoire. Pour Igor Minaev, cinéaste né à Kharkiv en 1954 et vivant en France depuis 1994, la liberté d'expression acquise en Ukraine après la chute de l'Union soviétique est si précieuse qu'elle justifie toutes les batailles : « Pour l'Ukraine, c'est impensable de revenir en arrière [sous la domination russe]. Malgré les problèmes économiques, politiques, et culturels, ce sont des gens qui ont vécu la liberté pendant toutes ces dernières années. Ils ont vécu des situations où il n'y a pas de censure, où ils n'ont pas peur de dire ce qu'ils pensent publiquement. » (Le Devoir, mai 2022). Ainsi, le réalisateur-producteur Oleg Sentsov (symbole de la révolution démocratique depuis son arrestation par le FSB et sa détention de cinq ans en colonie pénitentiaire en Sibérie, où il survécut à 145 jours de grève de la faim) tient un journal de guerre sur sa page Facebook, tandis que le collectif BABYLON '13 documente quotidiennement en postant sur les réseaux un à deux films documentaires (près de 400 films depuis 2014, plus d'une centaine de militants contributeurs issus du milieu du cinéma), la chanteuse Mariana Sadovska en exil entame une tournée, devenant porte-parole et porte-drapeau, pour ne citer que ces exemples que nous retrouvons dans notre programme.

C'est dans ce genre de climat aussi que l'on peut saisir de plein fouet l'importance des archives, des cinémathèques ; la lutte armée concerne aussi la protection du patrimoine. Le Centre national Dovzhenko à Kyiv n'a pas tardé à se manifester, à prescrire des films pour contextualiser l'horreur qui se déroule dans l'ancienne république soviétique, que ce soit dans la presse (article du Guardian du 4 mars dernier, « 20 of the best films to help understand what's happening in Ukraine »), ou dans les shelters par la projection de films de leurs collections. Des films pour dire que cette guerre ne vient pas de nulle part : que ce soit avec le fondamental La Terre (Oleksandr Dovzhenko, 1930, chef-d'œuvre du cinéma muet, attaque frontale de la collectivisation et mécanisation imposées) avec un accompagnement de Mariana Sadovska, ou avec les pamphlets visuels d'Igor Minaev, Sergueï Loznitsa, Mantas Kvedaravičius et Maksim Nakonechnyi pour comprendre le contexte de l'occupation du Donbass depuis 2014 par le régime de Poutine. Ou encore avec les films bruts du collectif BABYLON '13, sans fioriture ni propagande, pour raconter l'histoire et l'actualité des conflits armés dans le pays depuis 2013 à nos jours (le groupe s'est formé à l'issue de la dispersion violente des étudiants de la place de l'Indépendance en novembre 2013). Combattre les silences, encore. En 1945, Elie Wiesel et Jorge Semprun s'étaient croisés, sans se connaître, dans le camp de concentration de Buchenwald, et en 1995, ils échangeaient lors d'un entretien diffusé sur Arte. Alors, Elie Wiesel dit : « Se taire est interdit, parler est impossible. J'ai toujours eu peur de perdre la mémoire. Je sais que la mémoire est vulnérable. Elle s'émiette. Est-ce qu'il y a des choses que j'ai oubliées ? Est-ce qu'il y a des visages qui ne sont plus dans mon visage, dans mon regard ? Est-ce qu'il y a des gestes qui ne sont plus là, des gestes qui ne sont plus à ma portée ? Alors, comment faire ? Comment faire pour tout dire, pour dire ce qu'il faut ? ».

Slava Ukraïni ! est aussi sur HENRI : une section de films ukrainiens a été initiée sur notre plateforme VOD, gratuite et accessible au monde entier.
Comité de programmation : Émilie Cauquy, Viva Paci, Nataliia Serebryakova, Oleksandr Teliuk, Austė Zdančiūtė, Eugénie Zvonkine.


Émilie Cauquy est cheffe de projet de la plateforme HENRI, responsable de la valorisation de la collection film à la Cinémathèque française, inventrice de projections augmentées sous la forme de ciné-spectacles et programmatrice invitée pour le festival Il Cinema Ritrovato à Bologne.