Une production démesurée
Ce 27e long métrage de celui que l'on surnomme au Japon « l'Empereur » est un événement cinématographique. Ran est le film de tous les superlatifs : 210 jours de tournage pour un film de 2h40. 12 millions de dollars de budget, près de 2000 figurants, 220 chevaux, dont 70 spécialement dressés pour les scènes de bataille et amenés des États-Unis par avion, 600 armures recréées par un forgeron, trois châteaux dont l'un, qui a coûté 1,7 millions de dollars, brûle à la fin. Les intérieurs sont tournés aux studios Tōhō de Tokyo, les extérieurs dans l'île de Kyūshū, au sud-ouest du Japon, où se trouvent encore des châteaux médiévaux, et sur les pentes volcaniques du mont Fuji.
Le Japon du XVIe siècle
« Ran » signifie en japonais « chaos, désordre ». L'action se situe dans le Japon féodal, une époque marquée par les sanglantes convulsions d'interminables guerres entre clans rivaux. Le vieux seigneur Hiderota abandonne le pouvoir, et les forces de destruction que libèrent son retrait anéantissent son royaume, sa famille, et sa raison. Le film met en scène la lutte acharnée pour le pouvoir, un combat fratricide, et la déchéance d'un père. « Une fois encore, l'Empereur Kurosawa se fait visionnaire et thaumaturge en recréant le Japon du XVIe siècle pour les besoins d'une fresque grandiose, chorégraphie tragique d'une confondante splendeur formelle », observe L'Événement du jeudi.
Un Roi Lear japonais
Pour les critiques, presque 30 ans après Le Château de l'araignée (1956), inspiré du Macbeth de William Shakespeare, Akira Kurosawa nous livre ici son testament artistique, avec une transposition très libre du Roi Lear. « Plus que la trame du récit, c'est un souffle commun qui unit le metteur en scène japonais et le génie britannique », écrit L'Express. « En effet, relève Cinéma, si Kurosawa n'est pas tout à fait fidèle à la lettre, il explore avec Ran une réflexion sur le pouvoir, la folie et la mort, toutes choses qui parcourent l'œuvre du cinéaste. » « Ran est une fresque géante et erratique sur le pouvoir, la guerre, la violence absurde et l'absence des dieux. Shakespeare est passé en Orient » s'enthousiasme Le Point. Pour Le Figaro, « Kurosawa réussit la fusion parfaite de trois génies incontestables : celui de Shakespeare, celui du Japon, et le sien. À nos yeux d'occidentaux, cet exotisme a le pouvoir de vivifier les thèmes dramatiques qui nous sont familiers, parce qu'ils nous sont proposés avec un éclairage inhabituel et s'enrichissent d'une tradition de pensée qui nous est totalement étrangère, mais dont nous percevons immédiatement le sens, en raison même de son universalité ».
Un nouveau personnage
Si Shakespeare a inspiré Kurosawa, ce dernier invente néanmoins un personnage, celui d'une femme vengeresse, Dame Kaede, l'épouse du fils aîné Taro. « Le film devient plus complexe avec l'intervention d'une femme, personnage déterminant, ce qui est une originalité dans l'œuvre de Kurosawa. Dame Kaede est une vraie Lady Macbeth dévorée d'ambition, et aussi de haine pour Hiderota qui autrefois a fait massacrer toute sa famille », explique France-Soir. « Chez Kurosawa, la femme est comme tapie dans l'ombre, la société japonaise exigeant que la femme soit effacée et obéissante » (L'Express). « L'actrice Mieko Harada est terriblement impressionnante en Dame Kaede, l'ange de mort de cette tragédie de l'ambition », écrit Jeune Cinéma, qui poursuit : « Kurosawa reprend en le renouvelant le personnage de Lady Macbeth. Kaede, traitée en personnage du théâtre Nô, laisse éclater la violence qui l'habite sans que son masque n'en laisse rien transparaître ».
Ran et Kagemusha, films jumeaux ?
Les critiques ne manquent pas de comparer Ran à Kagemusha, le précédent film de Kurosawa, tourné six ans plus tôt. Certains voient dans Ran un aboutissement : selon Libération, « Kagemusha était un brouillon lent et boursouflé. Ran est tout le contraire : une épure sans ombres et sans graisse. L'histoire y est réduite à la monomanie des personnages ». Mais la plupart regrettent que Ran ne soit qu'une splendide imitation. L'Événement du jeudi note qu'« avec ces scènes de bataille, ce déploiement de troupes bigarrées, oriflammes au vent, alternant avec des séquences intimistes de méditation sur le pouvoir et la morale, Ran, malgré son admirable sens de la composition formelle, n'est qu'une répétition de Kagemusha : ressassement des mêmes thèmes et des mêmes plans, dans une spirale qui s'essouffle au fur et à mesure qu'elle se développe. Certes, Ran est un monument, mais osons le dire, et tant pis pour le sacrilège, c'est aussi un monument d'ennui, un splendide livre d'images épiques qui s'auto-détruit par sa vaine beauté ». Les Échos partage cet avis : « la splendeur des couleurs (le blanc pour le vieux seigneur, le jaune, le rouge et le bleu pour ses trois fils, chacune identifiant l'un des trois frères, et qui sont les points de repère des spectateurs lorsque les armées déferlent et s'entremêlent), les séquences des batailles dans le gris des nuages de poussière soulevée par les cavaliers (peut-être plus belles encore que celles de Kagemusha), tout est minutieusement, superbement, choisi, exécuté, photographié. On admire ce chef-d'œuvre pictural dont chaque plan a été profondément pensé, mais on est là comme au musée. Kurosawa s'est en quelque sorte statufié ». La Quinzaine littéraire conclut : « Après Kagemusha, Kurosawa, qui connaît la manière et sait faire à chaque plan la démonstration éclatante de sa maîtrise, s'installe dans le confort splendide de la peinture d'histoire ».
Une théâtralité assumée
Cet académisme dénoncé par certains critiques est interprété par d'autres comme un héritage revendiqué des styles traditionnels du théâtre japonais. « Le rythme du Nō et du Kyōgen guident la mise en scène. Les acteurs y expriment l'essence d'un personnage, d'une passion », rappelle Le Monde. « Hiderota Ichimonji, le faux Roi Lear, interprété par l'acteur fétiche du cinéaste, Tatsuya Nakadai, avec sa barbe foisonnante et son maquillage outrancier, semble porter un masque (attribut du théâtre Nō) », constate Le Nouvel Observateur. Pour La Croix, « Kurosawa a épuré et théâtralisé à l'extrême sa mise en scène, par la netteté des couleurs, le hiératisme des attitudes, la précision du jeu et des mots. La grande beauté de Ran tient à cette adéquation totale et permanente de l'image et du drame. Sur le paysage toujours presque imperceptiblement perturbé, les batailles se jouent comme en surimpression. La guerre de Kurosawa est inhumaine mais lointaine, donc indifférente. Un chef-d'œuvre de perversion rythmé par les sons d'enfer et réduit à un jeu de massacre d'une beauté stupéfiante ».
Le film d'un peintre
Les critiques sont unanimes : Kurosawa est avant tout un peintre. « Son film est une symphonie de couleurs qui joue des teintes complémentaires bleues, jaunes, ou rouges », écrit Le Figaro. Pour Serge Daney dans Libération, « il faut voir Ran non pas comme un devenir de la matière, mais comme une matérialisation de l'immatériel. C'est ainsi qu'il faut regarder les scènes de bataille. Superbes, comme filmées par le peintre de la Renaissance italienne Paolo Uccello ». « Kurosawa élève ses scènes de combat à une perfection chorégraphique absolue. C'est alors la sublime forme qui triomphe pour elle seule, dans un vestige de figures armées et sanglantes, un volcanisme de couleurs, une orchestration du chaos à couper le souffle » (VSD). L'Humanité Dimanche admire « l'invention plastique omniprésente et la culture picturale de Kurosawa qui, au détour d'un plan, se permet de citer le Martyre de Saint-Sébastien ou Les Désastres de la guerre de Goya dans des scènes de bataille comme on n'en avait pas vues depuis l'Alexandre Nevski d'Eisenstein, et qui sont tout simplement à couper le souffle. C'est d'ailleurs peut-être cela qui est le plus beau, cette faculté qu'a Kurosawa d'amalgamer deux cultures pour produire de l'universel, d'utiliser la peinture occidentale tout en se souvenant de la symbolique japonaise des couleurs (le blanc, couleur du deuil au Japon, pour le père), de s'emparer de Shakespeare pour le mettre en japonais ». Le Monde salue aussi « la composition spectaculaire des tableaux de bataille où les couleurs sont traitées comme des sonorités orchestrales ».
Une prodigieuse « mise en sons »
En effet, les critiques s'enthousiasment aussi pour l'extraordinaire travail de création réalisé par Kurosawa avec le compositeur de la musique originale Tōru Takemitsu. Les scènes de batailles en particulier retiennent leur attention. Alain Carbonnier écrit dans la revue Cinéma : « Certaines séquences sont totalement exaltantes : la plus extraordinaire peut-être est la prise du château dans lequel se trouve Hiderota : alors que les soldats ennemis pénètrent dans l'enceinte, massacrant tout sur leur passage, obligeant le vieil homme à se réfugier dans le donjon, Kurosawa, plus inspiré que jamais, supprime de la bande son les bruits de la bataille et leur substitue la musique de Tōru Takemitsu. D'un coup, on se trouve plongé dans une autre dimension, on ne sait plus ce qui est le plus fort : l'horreur ou la beauté des images de massacre. On se trouve propulsé dans le cauchemar du vieil homme et Kurosawa nous fait réellement ressentir une hallucination ».
L'apogée d'un cinéaste démiurge
Pour L'Humanité, « Akira Kurosawa est à 75 ans plus que jamais au faîte de son art. Il nous livre avec Ran une fresque grandiose nourrie de culture universelle, une épopée qui ambitionne de contenir tout ». « Hiderota récolte la tempête pour avoir été un semeur de vent, et son pouvoir s'effondre dans le sang pour avoir été établi par le sang » (Le Matin). « Sur cette trame, Kurosawa développe tous les thèmes enchevêtrés, celui de la vieillesse et de la jeunesse, celui de la sagesse et de la folie, celui de la lucidité et de l'aveuglement, celui de la bonté et de la haine, celui de l'abnégation et de la soif de pouvoir, celui de la vengeance, celui du détachement et de l'empire des sens », s'exclame L'Humanité Dimanche. Le Quotidien de Paris conclut : « Kurosawa nous dit avec une froideur absolue que toute vieillesse est naufrage, que toute vie est échec, que tout royaume, tout pouvoir, sont voués à s'effondrer dans le chaos et dans la nuit, mais que cette précarité, cette fugacité, donnent plus de prix et de goût à l'inaltérable beauté du monde. Peut-être dans ce monde où périt l'innocence, peut-être y a-t-il quelque part une place pour la beauté et sûrement pour l'art, seule manifestation de nous-mêmes qui nous dépasse et nous survive ».