Patricia Mazuy : à s'en crever les yeux

Guillaume Orignac - 1 juin 2022

Sport de filles (2011)

En seulement sept longs métrages (dont deux pour la télévision), Patricia Mazuy a laissé une empreinte singulière sur le cinéma français, bousculant ses conventions réalistes par une mise en scène fiévreuse et inventive. Ce sillon béhavioriste-là, tracé dans les pas d'influences américaines, a creusé dans l'œuvre une idée fixe : filmer l'ensauvagement qui brûle dans le théâtre social.

Coups de feu

« J'adore les westerns, c'est ce qui fait que j'ai voulu faire du cinéma » : ce pourrait n'être qu'une confession anodine, à ranger dans les tiroirs biographiques. Mais d'avoir été tant répétée par la cinéaste, en trente ans de carrière, la phrase incite à y voir autant l'expression d'un goût cinéphile que l'indice d'une obsession. Cette cinéphilie s'est façonnée dans l'enfance dijonnaise devant les films de Sergio Leone et les westerns de Peckinpah. Elle se prolonge et s'affine quand, responsable du ciné-club de son école de commerce, Mazuy découvre l'œuvre de Ford, et se décide à abandonner ses études pour devenir cinéaste. De ce bouleversement, elle fera des années plus tard le motif de deux incendies : l'un contre une ferme, dans son premier film (sa famille vient de la campagne), et l'autre contre une boulangerie, dans Travolta et Moi (ses parents étaient les « JR de la boulangerie »). Aussi le cinéma vient d'emblée comme un feu, allumé sur un coup de sang contre tous les baraquements de la vie médiocre. La rencontre avec Agnès Varda l'amène à monter le film Sans toit ni loi. La question du premier long métrage se pose alors, et avec elle, une autre instillée par cette obsession remontée de l'enfance : comment faire des westerns en France, à la fin des années 1980 ? Il n'y a ni cow-boys, ni Indiens, les calèches ont depuis longtemps déserté le décor. Qu'importe, il reste les vaches et les chevaux, et ce sera bien assez pour en excaver les motifs dans les sols français.

Peaux de vaches sera donc le titre de son premier film, en 1989. En 2011, au générique de Sport de filles, elle remercie Budd Boetticher de lui avoir montré comment filmer les chevaux. Vaches, chevaux, hommes ou enfants : tout cela est égal, qui doit tenir dans le même cadre et sous le même œil, naviguant des uns aux autres dans des récits d'affranchissement frénétique. Sauvages et vibrant d'un appétit de liberté mêlé à des pulsions de destruction, les personnages de Mazuy se cognent aux murs de leur stabulation. Autant de coups de tête qu'enregistre obstinément l'œil de sa caméra, dans un mélange d'empathie furieuse et de malice abrasive.

Vaches, chevaux

C'est sur cet œil-là que s'ouvre son premier film. Pas exactement l'œil d'une caméra, mais celui d'une vache, orbe noire brillant comme le verre dépoli d'un objectif de cinéma. Un œil planté dans le cadre comme un manifeste pour toute l'œuvre à venir : le spectateur est invité à regarder des bêtes, qui le regardent à leur tour. Impossible, alors, de départager les témoins des sujets, et les animaux des hommes. Les voilà tous pris sous un même regard froid dont l'intransigeance attise les pulsions incendiaires, dans un geste aussi brusque qu'indocile. Liberté pour les hommes, liberté pour les bêtes : dans le documentaire que Mazuy tourne peu après, au titre limpide Des taureaux et des vaches, se glisse le plan furtif mais exemplaire d'une vache vue à travers une plaque photographique. Plus loin, le même plan revient avec un éleveur. Dans un clin d'œil aux travaux de Muybridge, Mazuy aura donc filmé ce que peut vouloir dire l'acte même de filmer : un examen anatomique aux visées normatives. De là, l'intensité paradoxale de sa mise en scène qui éclate dans Travolta et Moi, ballet de furia adolescente qu'elle tourne pour la télévision. S'y galvanise une liberté des corps, que la caméra enserre pourtant dans son dispositif. Seul moyen, alors, de résoudre le paradoxe : faire à son tour de la caméra un animal parmi d'autres, fureteuse et agitée, en retard sur l'action, comme prise dans la vitalité de la jeunesse qu'elle filme.

Après un autre téléfilm imaginé comme une pochade cinglante (La Finale et ses supporters bêlant le mot « France » dans un carnaval de vomissures tricolores), Mazuy trouve dans l'univers de Saint-Cyr le terreau idéal pour affirmer son trait entre sauvagerie et domestication. Ce film en costumes qui retrace la fondation par Mme de Maintenon d'un pensionnat pour jeunes filles décline le camp militaire en une version Grand Siècle et féminine (« Full Metal Jacket en jupons », selon la cinéaste). Mais les pensionnaires, tiges sauvages que voudrait dresser la folie puritaine de Maintenon, glissent dans la nuit comme des fleurs de taffetas sur les herbes foulées par le pas des chevaux. Mazuy filme les équidés comme les jeunes filles, et de ce personnage d'abbé janséniste interprété par Simon Reggiani, elle pourra dire : « C'est un homme-cheval. »

Cette figure hybride s'actualise quatre ans plus tard, dans Basse Normandie, à travers un tissage de plans documentaires et de séquences recréées pour la caméra. Mazuy y filme, en coréalisation avec lui, les répétitions de Reggiani pour un monologue équestre tiré des Carnets du sous-sol de Dostoïevski. D'un geste emboîtant réalité sociale et jeu théâtral, aussi bien que le théâtre et l'enregistrement cinématographique, se dévoile l'art du dressage comme un fait social total, dépassant la seule monture pour assujettir d'autres existences. Acteur, dresseur ou cavalier, tous répètent une performance pour la grande scène du monde. Sous ce regard, l'homme devient un cheval comme un autre. Dans Sport de filles, situé dans le monde du dressage équestre, Marina Hands est filmée comme l'animal le plus indomptable. Et sa sauvagerie l'amène à offrir l'image qu'attendait le cinéma de Mazuy : celle d'un œil blessé et recouvert d'un bandeau, puisqu'il faut que le regard s'éborgne pour laisser courir les pulsions. Elle sera donc femme, cheval, et aussi un peu cow-boy, un peu Indienne.

Indiens

Travolta et moi l'avait montré : au fond des rêves d'une jeune fille attend le regard d'un Indien. Mais cet Indien, d'être rêvé, sera toujours moins un personnage qu'un appel. Il faut voir comment tous les derniers plans de ces films étalent un horizon virginal avec la sérénité de qui a traversé le feu pour se réinventer. Toutes les fins de ce cinéma sont des départs. Si « on est tous Sanchez », c'est qu'il y a un peu de lui dans chacun des personnages qu'a filmés la cinéaste. Un homme qui se fait d'abord cow-boy pour mieux incendier les foyers, puis s'élève dans les hauteurs sauvages avec l'espoir de renaître Indien. Paul Sanchez, comme son cousin américain Rambo, s'enfonce dans le monde archaïque de la violence primitive. Au bout, le plus souvent, une mort et une renaissance. Mais entretemps, il aura fallu se défaire des costumes de l'existence, et s'abandonner un instant à ce qui parle malgré soi, à une langue sans plus de maître, dans une glossolalie où le cinéma de Mazuy se déclare d'un coup du côté des fous et des sauvages, après avoir crevé les yeux de sa caméra.


Producteur et réalisateur, Guillaume Orignac a publié des essais sur David Fincher (éd. Capricci) et Louis C.K. (Façonnage Editions), et écrit régulièrement pour les magazines Chronic'art et Carbone.