Dean Tavoularis : À l'ombre des stores vénitiens

Serge Kaganski - 1 juin 2022

Le Parrain (Francis Ford Coppola, 1972)

Chef décorateur d'Arthur Penn, Michelangelo Antonioni, Roman Polanski, collaborateur privilégié de Francis Ford Coppola, Dean Tavoularis a su exprimer la pensée de ces cinéastes à travers ses luxuriants décors.

Murs épais, bois précieux, tapis moelleux, confortables fauteuils en cuir, lampes tamisées, stores vénitiens : c'est un bureau cossu où le maître des lieux fait des « offres qu'on ne peut pas refuser ». Tout le monde aura reconnu là le bureau de Don Corleone / Marlon Brando dans Le Parrain. Le designer de ce lieu fondamental est Dean Tavoularis. Un de ces techniciens dont le travail se « voit », à tel point qu'on pourrait presque le hisser au statut de co-auteur de Coppola, dont il assuré la griffe visuelle de quasiment toute la filmo. Ce Californien d'origine grecque débute sa carrière avec Bonnie & Clyde, et de fait, sa signature est particulièrement évidente quand il s'agit de recréer des décors vintage, de pousser à fond les évocations d'époques en faisant briller les chromes et néons comme autant de vestiges lustrés à neuf et de fétiches du passé (Hammett, Rusty James, Peggy Sue s'est mariée, Tucker, ...).

Entre naturel et artifice

Chez Coppola, on pourrait résumer les pôles extrêmes de son travail à travers deux films quasi antinomiques : Apocalypse Now et Coup de cœur. Quelle place reste-t-il à un chef déco quand un film est tourné dans un site naturel aussi prégnant et luxuriant que la jungle des Philippines, ou dans une ville-décor telle que Las Vegas, lieu artificiel et déjà designé ? Tavoularis apporte deux réponses complémentaires à ces défis. Pour Apocalypse Now, habiter la jungle, en y inventant une vaste demeure coloniale franco-vietnamienne (séquence coupée dans le montage originel) puis un village tribal empli de signes ésotériques. Pour Coup de cœur, assumer l'artificialité de Vegas, la surligner à grand renfort de marquees scintillants et de panneaux miroitants. Tavoularis assure le même genre de grand écart chez Polanski, passant des intérieurs baroques et maléfiques de La Neuvième porte à l'appartement conformiste et bourgeois de Carnage. Dans Zabriskie Point, Antonioni fait sentir à Tavoularis le point de non-retour de son métier : élaborer le fabuleux décor de la maison du désert pour mieux la faire exploser. Et raffiner le supplice en filmant au ralenti et sous tous les angles cet éparpillement façon puzzle. Point terminal du western et mise à mort du chef déco. Comme si Michelangelo disait à Dean « ton rôle, c'est ça, construire pour que je puisse détruire ». Un set designer est toujours au service de la vision politique ou métaphysique du cinéaste, jamais l'inverse.

Clair-obscur

Une règle qui n'amoindrit pas l'importance de ce poste technique. Revenons dans le bureau de Don Corleone. Il ressemble à celui d'un puissant chef d'entreprise, ou d'un grand cabinet d'avocats. Le décor de Tavoularis nous fait comprendre une chose : le capitalisme et la mafia, c'est très proche, voire pareil. Et le coup des stores vénitiens est son coup de génie (et sa signature) : non seulement l'image reste imprimée dans l'inconscient collectif, mais elle signifie que certaines choses gagnent à être cachées, qu'un parrain mafieux (comme un cinéaste ?) doit savoir jouer de la lumière et de l'obscurité. « Parle plus bas », certes, mais aussi voit moins clair, dissimule un peu. Dean Tavoularis prouve ici qu'un décor doit exprimer plus ou moins subliminalement la pensée d'un cinéaste.


Serge Kaganski est critique aux Inrockuptibles.