António Reis et Margarida Cordeiro : l'éternel retour

Miguel Armas - 1 juin 2022

Trás-os-Montes (1976)

« Nous n'avons jamais tourné avec un paysan, un enfant ou un vieillard sans être devenus d'abord son copain ou son ami (...). Nous étions aussi des paysans du cinéma, parce qu'il nous arrivait parfois de travailler seize, dix-huit heures par jour, et je pense qu'ils aimaient bien nous voir travailler. » À eux seuls, ces propos d'António Reis sur le tournage de Trás-os-Montes, fait avec Margarida Cordeiro, résument la visée politique de l'une des cinématographies les plus singulières du cinéma portugais.

À partir des années 1960, le cinéma portugais se renouvelle avec un intérêt anthropologique porté aux parties intérieures du pays alors étrangères aux processus d'urbanisation. Durant la dictature de Salazar, certains cinéastes se tournèrent vers les réalités sociales du Portugal dont la variété s'opposait au folklorisme alors promu par le régime fasciste. Pourtant, à l'issue de la dictature, quand une bonne partie du cinéma des années 1970 revenait à la ville, Reis et Cordeiro s'en écartèrent, prenant aussi à rebours l'exode rural qui transformait leur pays. Cet éloignement leur permettrait d'enquêter sur les conditions de vie, l'histoire et les mythes de la région la plus reculée, située au nord-est du Portugal : le Trás-os-Montes. Les souvenirs d'enfance de Cordeiro, qui y était née, et le « désir de renaître ailleurs » de Reis, fasciné par cet endroit et sa culture, constituent les premiers matériaux d'un exil poétique dans lequel ils réalisèrent trois films sur une période de quinze ans.

Ce cheminement trouve son origine dans les activités menées par Reis à Porto depuis les années 1950 lorsqu'il était connu comme poète. Inépuisable critique de l'« Estado Novo » par ses activités d'ethnographe, de sociologue, de programmateur de films, c'est en tant qu'assistant de Manoel de Oliveira, sur le tournage de Acto da Primavera, qu'il débute sa pratique cinématographique. Ce film marque un tournant décisif, l'interaction entre les registres documentaire et ethnographique bouleversant le rapport du cinéma portugais avec la culture populaire. Reis réalise ensuite deux courts métrages avec César Guerra Leal : Painéis do Porto, symphonie urbaine et hommage poétique à la ville de Porto, et Do Céu ao Rio, sur une centrale hydroélectrique située au nord du Portugal, dans lequel il parvient, même s'il s'agit d'un film de commande, à livrer une vision personnelle des habitants et du paysage de la région.

À quatre mains

La rencontre cinématographique entre Reis et Cordeiro se produit durant Jaime, portrait d'un artiste inconnu reclus durant les trente dernières années de sa vie dans un hôpital psychiatrique lisboète, où Cordeiro avait travaillé comme psychiatre. Dans ce que les auteurs décrivent comme un « poème plastique et humain », les origines paysannes de Jaime Fernandes se lient à l'activité artistique que celui-ci pratiquait durant son internement, à travers une composition libre guidée par un montage « d'une vibration hallucinatoire et d'une violence magique ». Cette expérimentation formelle se développera dans les trois films suivants que les cinéastes réaliseront au Trás-os-Montes.

Tourné dans plusieurs petits villages avec une équipe réduite et la complicité des paysans locaux, leur premier long métrage, Trás-os-Montes, dépeint tout autant l'état contemporain d'une région, marquée par l'exil vers les villes, que ce qui persiste de son passé séculaire. Un groupe d'enfants nous guide à travers son paysage, ses histoires, ses mythes, ses rêves et ses cauchemars. Dans une narration discontinue, fragmentée mais historiquement incarnée, sont évoqués différents absents ; qu'ils soient ancêtres, récemment disparus ou encore vivants mais forcés à partir. L'imaginaire émane alors de la réalité matérielle, le registre fantastique transforme progressivement le film en une fable brisée sur la mutation des formes de vie à travers le temps.

L'exploration de cette région se prolonge avec Ana, qui aborde le caractère plus intime de la vie quotidienne d'une famille de paysans. Ana, la figure centrale du film (jouée par la mère de Margarida Cordeiro), est une femme âgée qui vit isolée avec ses petits-enfants. La rigueur ethnographique se mêle à la poésie surréaliste, jouant ainsi avec l'indiscernabilité entre la réalité et l'imaginaire qu'on prête au regard des enfants. Comme l'avance Serge Daney : « la campagne est filmée comme une ville. Dans Ana, les arbres, les chemins, les pierres des maisons ont presque un nom ; tout est carrefour, rien n'est anonyme. »

Méandres du temps

Dans leur intérêt pour la survivance du monde antique dans le milieu paysan, les films de Reis et Cordeiro juxtaposent sans cesse différentes strates historiques. « Flashbacks de cinq mille ans ! » : c'est ainsi que Joris Ivens, à propos d'Ana, décrivait cette même confrontation, rendue explicite par une séquence dans laquelle un ethnologue compare les traditions du Trás-os-Montes à celles de la Mésopotamie antique. Ce tropisme pour l'« archaïque » s'intensifie dans Rosa de Areia, film symboliste où le paysage de la région devient un territoire purement mythique, composé d'un ensemble de citations littéraires, d'allégories historiques et de tableaux vivants qui méditent sur les violentes impasses des sociétés contemporaines.

Loin de toute succession chronologique ou narration conventionnelle, Reis et Cordeiro ont conçu, ensemble, une œuvre dont les points cardinaux diffèrent radicalement de ceux du reste des cinéastes de leur génération. Après le décès de Reis en 1991, Cordeiro a évoqué leur travail ensemble de cette manière : « Notre cinéma était une accumulation d'expériences que nous avions et qui étaient fortement émotives. Nous essayions de mettre une partie des choses de notre vie et leur donner une forme. » Ni documentaristes, ni metteurs en scène – mais cinéastes « présocratiques », comme les qualifie Jacques Rivette –, ils ont fait valoir l'indéchiffrable tension entre un réel documenté et le mystère filmique.


Miguel Armas est chercheur et critique. Il a dédié un mémoire de recherche au cinéma de Reis et Cordeiro et a également codirigé, avec Luc Chessel, l'ouvrage Textes critiques de Jacques Rivette chez Post-Éditions (2018).