Mia Hansen-Løve : Que Sera, Sera...

Bernard Payen - 1 juin 2022

Bergman Island (2021)

En huit longs métrages, de Tout est pardonné (2007) à Un beau matin (2021), Mia Hansen-Løve a exploré ce qui ne peut jamais l'être totalement : la vulnérabilité des êtres insaisissables, leur capacité à renaître alors qu'ils éprouvent leurs plus intimes fragilités. Son œuvre en cours, limpide et romanesque, se joue du temps qui passe et saute aisément par-dessus les territoires. Elle s'inscrit dans une mélancolie lumineuse et revivifiante.

Pamela fête ses six ans dans une ville de Vienne ensoleillée et rien ne sera bientôt plus jamais comme avant. Son père, Victor, flotte dans l'existence, il s'effacera sous peu du couple qu'il forme avec Annette. Pamela devra composer avec cette disparition pendant quelques années, avant qu'il ne resurgisse soudain dans sa vie d'étudiante parisienne et lui explique les raisons de son départ. Bien des années plus tard, Sandra, traductrice qui vit seule avec sa petite fille, va prendre soin de son père, Georg, atteint d'une grave maladie neurodégénérative. Elle partage bien des points communs avec Pamela, tout comme Georg est irrémédiablement lié à Victor. Entre l'enfance à Vienne de Pamela, lors des toutes premières scènes de Tout est pardonné, et la belle relation profonde qui unit le père et sa fille dans Un beau matin, il se sera passé quinze ans et huit longs métrages. Le temps donne parfois le vertige, dans la vie réelle comme au cinéma. Une nouvelle fois, dans le cinéma aux résonances autobiographiques de Mia Hansen-Løve, une femme est confrontée à l'effacement de son père, du moins de sa mémoire, tout en se donnant à corps perdu dans une nouvelle relation amoureuse. La gravité et l'espoir mêlés à jamais.

Les ponts peuvent tomber

Au fil des films, la cinéaste s'est fabriqué de nouveaux souvenirs, proches et distants de la réalité, et a su nous rappeler combien le cinéma était avant tout une affaire de temps qui passe, d'années qui filent et donc de mélancolie. Ce qui nous semblait exister au présent est déjà évanoui l'espace d'une seconde. Dans Tout est pardonné comme dans Eden, dans Le Père de mes enfants comme dans Un amour de jeunesse, les ellipses sont fréquentes, parfois radicales, la concision est toujours de mise, les ruptures spatiales (entre ville et campagne, France et étranger) et temporelles sont déterminantes pour nourrir le romanesque.

« Tu vois le pont là-bas, en bien, un jour il y avait un autre pont à la place, qui s'est effondré, il avait tout juste cent ans. Et à la place ils ont construit celui-là ». Sans le savoir, Victor, le père de Pamela dans Tout est pardonné, raconte ce jour-là à sa fille une petite histoire qui a valeur pour tous les personnages des films de Mia Hansen-Løve. Derrière leur force apparente et imposante, si les ponts peuvent tomber, alors les pères et les amants peuvent disparaître aussi. Comme ce producteur en faillite du Père de mes enfants qui semblait si fort avant de vaciller et de se tuer, comme Sullivan, le jeune amant d'Un amour de jeunesse, qui part au lieu d'aimer, préservant son indépendance. « J'ai retrouvé une liberté totale », dit Nathalie dans L'Avenir, après que son mari l'a quittée. Les personnages des films de Mia Hansen-Løve sont comme les saisons dont ils aiment tant les particularités : très contrastés, très secrets, insaisissables, à l'image du reporter de guerre Gabriel dans Maya, dont il est difficile de savoir ce qu'il recherche exactement, si ce n'est une sérénité dans la reconstruction après plusieurs mois de captivité.

Du déclin à la renaissance

Comment (re)devenir soi-même ? Cette quête partagée se raconte souvent par chapitres, ou, mieux, en deux grandes parties narratives. Dans Le Père de mes enfants, le récit redémarre à l'exacte moitié du film, après le suicide de Grégoire, laissant la place à l'énergie assurée de sa compagne, Sylvia, et de Clémence, leur fille. Dans Eden, récit d'une trajectoire au long cours, Paul, DJ évoluant dans la mythologie de la French Touch électro, finit par quitter le monde de la musique pour aborder les rives de la littérature, et se reconstruire une vie à travers elle. « Si seulement j'avais la foi, mais j'ai une vocation, c'est une raison de vivre, n'est-ce pas immense déjà ? » : Camille, dans Un amour de jeunesse, va soigner son chagrin d'amour par sa passion pour l'architecture. Nous revient alors immédiatement en mémoire le poème de Joseph von Eichendorff que Victor, le père de Tout est pardonné, laisse à sa fille en guise de testament : « Ce qui décline aujourd'hui se lèvera demain comme une renaissance / Certaines choses restent perdues dans la nuit / Prends garde, reste alerte et plein d'entrain ». Si les portraits en mouvement de Mia Hansen-Løve sont souvent sombres, hantés par des événements dramatiques, si les blessures intimes des personnages sont parfois béantes, ils sont toujours aussi très lumineux, laissant une place pour la renaissance, la lueur d'espoir, ou le miroitement d'un été : « Je n'ai aucune nostalgie du passé, j'attends tout de l'avenir » (Camille dans Un amour de jeunesse). Et « que sera, sera », comme le chantait Doris Day.

Une cartographie de l'invisible

Que la cinéaste ait intitulé l'un de ses films L'Avenir n'est d'ailleurs pas anodin. À l'image de ce fleuve, chanté par Johnny Flynn et Laura Marling, dans lequel se baigne Camille (Un amour de jeunesse) ou de cette boîte de nuit où danse Paul (Happy Song !) dans Eden, les fins des récits romanesques de Mia Hansen-Løve permettent aux personnages d'envisager le futur avec davantage de plénitude. Cette fuite en avant de l'intranquillité vers la quiétude se fonde sur une mise en scène claire, limpide, et un montage fluide, extrêmement musical et rythmé. Chaque trajet des personnages, chacun de leurs gestes, ces plans apparemment vides où ils réfléchissent ou rêvent (Nathalie dans L'Avenir, Sylvia dans Le Père de mes enfants, Sandra dans Un beau matin), cette attention aux paysages, aux maisons, l'importance des lieux (proche d'un Patrick Modiano en littérature), tout cela constitue la matière même d'un cinéma du sensible et de la sensorialité.

À entendre l'un des personnages de Bergman Island affirmer que « lorsqu'on regarde quelque chose longtemps, il finit par être intéressant », on repense au Motif dans le tapis de Henry James. Les films sont mystérieusement reliés les uns aux autres par des échos et des indices : un désir de voyage en Inde dans Tout est pardonné appelle Maya, réalisé quelques années plus tard, le récit douloureux d'un chagrin d'amour dans Un amour de jeunesse rejaillit neuf ans après au cœur de Bergman Island. Ces liens, que l'on voit ou non, ces indices semés, constituent une cartographie de l'invisible où les fantômes du passé ne sont jamais totalement évanouis.

Bernard Payen


Bernard Payen est responsable de programmation à la Cinémathèque française.