Hedy Lamarr : The Ecstasy Girl

Hélène Frappat - 1 juin 2022

Hedy Lamarr

C'est l'histoire d'une femme à la personnalité trop complexe pour la surface lisse d'une icône ; d'une star à l'existence tellement cinématographique que ses rôles peinent à égaler sa vie ; d'une Juive exilée, cantonnée aux personnages « exotiques » ; d'une brillante inventrice, tellement sublime que son apparition fait taire les conversations, à commencer par la sienne ; de « la plus belle femme du monde », encombrée d'un visage-masque que Hollywood lui interdit d'arracher ; d'un individu kaléidoscopique, dont l'histoire du cinéma a tardé à observer toutes les facettes.

L'histoire commence à Vienne, le 9 novembre 1914. Élevée dans une famille de la bourgeoisie juive — son père est banquier, sa mère, pianiste —, Hedwige Eva Maria Kiesler a quinze ans quand, bouleversée par Metropolis de Fritz Lang, elle décide de devenir actrice.

Parfum de scandale

Après sa rencontre avec Max Reinhardt, elle rejoint les studios berlinois. En 1933, Extase du tchèque Gustav Machatý fait d'elle une autre « scandaleuse de Berlin ». L'actrice brune de dix-neuf ans, aux yeux bleus immenses, court, nue, dans la forêt, joue avec l'alliance dont elle masturbe son doigt, avant de le fourrer dans sa bouche, retenant un cri de jouissance. Aussitôt surnommée « The Ecstasy Girl », elle fait scandale dans le monde entier, moins pour sa nudité que pour la première séquence d'orgasme féminin, vécu, sans aucune culpabilité, avec un jeune étalon. Hitler, le Vatican et les États-Unis s'empressent d'interdire ce film « pornographique ». Après Extase, le rôle-tremplin de Sissi au théâtre lui vaut d'être remarquée par le trafiquant d'armes Friedrich Mandel, baron juif pro-nazi, proche de Mussolini. Le (premier) mari de Hedwig/Hedy rachète toutes les copies d'Extase et enferme sa jeune épouse dans une cage dorée. Le scénario préfigure le plus beau rôle de Hedy Lamarr, « gaslightée » par un vieux mari psychopathe dans Angoisse de Jacques Tourneur. Sauf que, dans la vie, Hedwig profite des dîners mondains pour prendre mentalement note des techniques militaires qui lui serviront bientôt à élaborer sa plus géniale invention. « N'importe quelle fille peut paraître glamour, il suffit de se taire et d'avoir l'air idiote ! », dira Hedy à Hollywood. Elle profite d'un séjour à Antibes pour prendre la poudre d'escampette.

Commence un nouvel épisode, entre Londres et le Normandy où elle embarque, en compagnie de Cole Porter (qui lui écrit une chanson) et Louis B. Mayer, patron de la MGM, qui lui fait signer un contrat. Il la renomme en hommage à Barbara La Marr, actrice cantonnée aux rôles exotiques des superproductions MGM, morte à 29 ans des suites d'une cure d'amaigrissement ordonnée par le studio. À son arrivée à Hollywood, Hedy Lamarr est soumise au même régime, accompagné de cours intensifs destinés à lui faire perdre son accent.

La dame sans passeport de Hollywood

Dès lors, sa problématique d'actrice est en place, avec en arrière-plan une tragédie résumée par Hannah Arendt, dans un essai paru en 1943. Elle y détaille les pertes subies par les réfugiés, notamment celle de leur « langue », « c'est-à-dire le naturel de [leurs] réactions, la simplicité de [leurs] gestes, l'expression spontanée de [leurs] sentiments ». Or, comment mieux définir l'art d'un acteur ?

La MGM, mal à l'aise avec l'étrangeté de Hedy Lamarr, lui offre exclusivement des rôles d'étrangères : une Française dans Casbah (John Cromwell, 1938) ; une Eurasienne croulant sous les caftans brodés et les bijoux orientaux dans La Dame des tropiques (Jack Conway, 1939) ; une Soviétique roulant les R dans Camarade X (King Vidor, 1940) ; une Européenne dans La Danseuse des Folies Ziegfeld (Robert Z. Leonard, 1941) ; une métisse passée au brou de noix du blackface dans Tondelayo (Richard Thorpe, 1942) ; une Mexicaine dans Tortilla Flat (Victor Fleming, 1942). À l'issue du contrat de sept ans avec la MGM, elle tourne Angoisse pour la RKO (1944), puis son grand succès, Samson et Dalila de Cecil B. De Mille (1949). En boléro lamé et perles rouges, elle est la biblique Dalila, émasculant (symboliquement) Samson. Avec Le Démon de la chair, elle décide de prendre en main sa carrière, choisissant Edgar Ulmer, produisant le film, se donnant totalement à son personnage ambigu de femme mue par la survie.

Errol Flynn la décrit dans ses Mémoires comme « l'actrice la plus sous-estimée de son époque, qui n'a pas eu les grands rôles qu'elle méritait ». N'est-ce pas plutôt sa « parfaite » beauté — « Ma beauté est comme un masque que je ne peux enlever » — qui l'a entraînée vers un statut de star, à une époque où le modèle Garbo était déjà dépassé ? En vérité, Hedy Lamarr était une interprète idéale de série B, faite pour murmurer dans les films de Jacques Tourneur, ses bras blancs ployant sous une brassée de marguerites, son regard scrutateur éclairant la pénombre d'un décor gothique. Angoisse et Le Démon de la chair partagent une même scène : l'image de Hedy Lamarr, réfléchie dans un ruisseau, se brouille jusqu'à disparaître, comme si seuls ces deux exilés (hors de leur pays natal, du système mainstream des majors) avaient percé le secret de « la plus belle femme du monde ».

Génie de l'inventrice

Quel était-il ? C'était l'alliance socialement réprouvée d'une beauté « fatale » et d'une intelligence hors du commun. Pendant la guerre, Hedy Lamarr rencontre le pianiste George Antheil, célèbre pour son Ballet mécanique, moins connu pour ses pommades censées augmenter la poitrine des actrices jugées trop plates. Ils passent vite de l'endocrinologie à la guerre mondiale, et développent un brevet destiné à sécuriser la transmission par fréquence radio. S'ils ne sont pas pionniers dans l'idée du saut de fréquence, ils ont l'intuition d'utiliser la partition d'un piano mécanique, mettant, à la place des 88 notes, les 88 fréquences hertziennes, et prévoyant même des trous inutiles pour tromper l'ennemi. Lorsque le pianiste d'avant-garde et la sublime actrice présentent le brevet à la Marine, les militaires ne les prennent pas au sérieux. Il faudra la crise de Cuba pour que l'invention soit utilisée par l'armée américaine, avant de donner lieu à des applications pratiques, comme le Wifi. À partir de 1997, l'autodidacte Hedy Lamarr reçoit des prix reconnaissant son apport pionnier dans les méthodes de transmission. Depuis 2005, la date de naissance d'Hedwig Eva Maria Kiesler célèbre la fête des inventeurs en Allemagne, en Autriche et en Suisse.

Sa carrière s'achève avec l'âge d'or de Hollywood. Ses dernières années se passent à intenter des procès à tous ceux qui utilisent son image sans son accord, à voler des rouges à lèvres dans les supermarchés, à détruire son visage-masque par la chirurgie esthétique. Et puis elle peint, des tableaux qu'elle signe en lettres immenses, et elle met au point de nouvelles inventions. Sur son lit de mort, le 19 janvier 2000, on trouve près de Hedy Lamarr, soigneusement habillée et maquillée, un dessin représentant sa dernière invention, destinée à améliorer la sécurité des feux rouges en insérant une ligne de LED bleus : trois cercles, un petit smiley au-dessus et, sur le côté, son profil légendaire.