Akira Kurosawa : Leurres de vérité

Frédéric Albert Lévy - 1 juin 2022

Rashōmon (1950)

« Il y a des gens qui disent que mon travail n'est pas réaliste. Mais je pense que copier simplement l'apparence extérieure du monde ne donnerait rien de réel. Pour trouver la réalité, chacun doit regarder intensément son propre univers, chercher ces détails qui contribuent à cette réalité que l'on sent sous la surface des choses. » (Akira Kurosawa)1

« Les êtres humains sont étranges. Ils ont peur de scruter le fond de leur cœur. » (la sorcière dans Le Château de l'araignée)

L'adjectif kurosawaïen que certains critiques emploient aussi naturellement qu'ils emploient hawksien ou hitchcockien est sans doute parfaitement légitime, mais il convient de voir qu'il porte en lui-même une contradiction : il semble en effet indiquer qu'il existerait un point de vue propre à Kurosawa, alors même que le cinéma de Kurosawa ne cesse de souligner la multiplicité des points de vue face à une situation donnée. Ce que Kurosawa a vraiment apporté à notre lexique, c'est la locution adjectivale « à la Rashōmon ».

Si cette locution a pu s'imposer dans le langage courant, c'est d'abord parce que Kurosawa s'est appliqué à représenter dans tous ses films, et non pas seulement dans Rashōmon, des situations « à la Rashōmon ». On pourra toujours dire que les Romains ne l'avaient pas attendu pour savoir qu'il existe plusieurs manières de considérer un même événement : « Quot homines, tot sententiae » (« Autant d'individus, autant de points de vue »), faisait déjà dire le poète comique Térence à l'un de ses personnages, mais l'originalité profonde du cinéma de Kurosawa est qu'il met en lumière des points de vue qui ne s'opposent pas, qui simplement diffèrent. Les choses seraient beaucoup plus simples dans Rashōmon s'il y avait d'un côté des personnages plaidant coupable et de l'autre des personnages plaidant non coupable, mais tous revendiquent la responsabilité du crime2. C'est que les « faits » sont une façade qui tout à la fois dissimule et révèle ce qu'on appellera, faute de mieux, l'inconscient.

Le héros des Salauds dorment en paix serait-il autant attaché à venger la mémoire de son père s'il ne sentait confusément qu'il a peut-être contribué dans une certaine mesure à la mort de celui-ci ? Et le frère de la jeune fille qu'il va épouser mettrait-il autant d'acharnement à protéger sa sœur s'il n'avait dans son enfance – lors d'une chamaillerie qui avait mal tourné – estropié celle-ci à vie ? On pourra, dans le même ordre d'idées, évoquer l'ambiguïté de la situation du personnage central d'Entre le ciel et l'enfer : le drame ne le touche pas directement, puisque c'est le fils de son chauffeur qui a été enlevé, mais il sait bien que c'est son fils qui « aurait dû » être enlevé, ce qui l'amène à voir dans son chauffeur l'image de l'homme qu'il aurait pu lui-même devenir. Et que dire de ce psychiatre qui, à la fin de Vivre dans la peur, déclare, lorsqu'il parle de son patient paranoïaque : « Est-ce vraiment lui le fou, ou nous qui restons impassibles en ces temps de folie ? » Disons, pour paraphraser Shakespeare, que ce n'est pas seulement la beauté, c'est la réalité elle-même qui est dans l'œil de celui qui la regarde : la forêt qui marche dans Macbeth, et donc, chez Kurosawa, dans Le Château de l'araignée, n'est plus une forêt et est encore une forêt, tout comme, dixit la Sorcière, l'avenir de Miki (Banquo) « sera plus grand et plus petit que celui de Washizu (Macbeth) ». Et le plus samouraï des Sept n'est pas forcément celui qu'on croit.

Inutile, dès lors, de préciser le caractère quasi obsessionnel du thème du double chez Kurosawa. Double objectif (Kagemusha) ; duplication « intérieure » (Yojimbo, avec son Arlequin valet de deux maîtres – qui, au demeurant, ne sont peut-être pas bien différents) ; et dédoublement dans le traitement même des sujets : on peut s'étonner de voir Kurosawa reprocher à ses jeunes confrères de vouloir à tout prix faire des films américains et non des films japonais quand lui-même va chercher ses sources d'inspiration chez Shakespeare (pour Le Château de l'araignée, pour Les Salauds dorment en paix ou pour Ran), Ed McBain (pour Entre le ciel et l'enfer), Gorki (pour Les Bas-fonds) ou Dostoïevski (pour L'Idiot), mais lui a le courage, en transposant tous ses sujets dans un cadre japonais, ouvertement ou métaphoriquement contemporain, de se livrer, pour lui-même et pour son pays, à un véritable travail d'introspection.

On pourra dire, là encore, que Freud était déjà passé par là, mais le génie de Kurosawa aura été de faire, non pas comprendre – ce qui est par définition presque impossible –, mais sentir l'irrationalité de ces affaires irrationnelles en faisant discrètement fi de la grammaire traditionnelle du cinéma. En faisant découvrir au spectateur que ce qui se présentait comme un plan subjectif était en fait un plan objectif (dans Rashōmon, un personnage surgit dans un décor dont on pensait qu'il le regardait). En évitant systématiquement le jeu de ping-pong du champ-contrechamp qui est comme une incitation à prendre parti (le « contrechamp » chez Kurosawa inclut presque toujours au premier plan, et très nettement, l'un des personnages vu de dos). En jouant sur la profondeur de champ pour représenter très souvent à l'arrière-plan une autre action qui pourrait bien être – qui sait ? – tout aussi importante que celle du premier plan3. En bouleversant les structures narratives traditionnelles : dans Vivre, on nous montre une radio du cancer de l'estomac du héros avant même de nous avoir présenté le héros lui-même et, après avoir fait mourir celui-ci au milieu du film, on le fait réapparaître, plus vivant mort que vivant, dans le dernier plan.

N'allons pas croire que tous ces retournements seraient comme des renoncements, comme la reconnaissance d'une toute-puissance de l'absurde. Bien au contraire, ces constructions parallèles sont là pour nous dire que face à toute situation, nous disposons d'un choix, que ce qui est pourrait ne pas être et que ce qui n'est pas pourrait être. « S'il y a indubitablement une part de vrai dans la théorie qui impute aux défauts de la société l'émergence de la criminalité, ceux qui y trouvent une légitimation de la criminalité oublient qu'il y a dans cette société imparfaite nombre de gens qui survivent sans avoir recours au crime. Et tout le reste est littérature. »4

La pourriture, explique la sorcière du Château de l'araignée, peut devenir douce fragrance. L'Histoire chez Kurosawa ne s'écrit pas au passé, mais au futur.


  1. Cité dans Michel Mesnil, Kurosawa, Seghers, 1973.
  2. Voir l'analyse de Denis Brusseaux dans 100 ans de cinéma japonais, Éditions de la Martinière, 2018.
  3. Sur ces aspects de mise en scène, voir les commentaires de Charles Tesson dans les bonus de différents Blu-ray.
  4. Akira Kurosawa, Comme une autobiographie, Éditions de l'Étoile, 1997.

Cofondateur du magazine Starfix, Frédéric Albert Lévy, alias FAL, écrit pour le cinéma depuis plus de quarante ans et collabore aux revues Cinefantastique, Starlog (États-Unis), Ciak (Italie), Globe et Photo. Spécialiste de James Bond en France (Bond, l'espion qu'on aimait aux éditions Hors Collection), il est aussi l'auteur de livrets accompagnant les éditions françaises DVD et Blu-ray des films d'Akira Kurosawa, Robert Altman ou William Wyler.