Emmanuel Mouret : Les égarements du cœur et de l'esprit

Gabriela Trujillo - 20 juillet 2022

Fais-moi plaisir !

Avec une filmographie riche de six courts et onze longs métrages, Emmanuel Mouret arpente le versant lumineux de la représentation amoureuse. Acteur récurrent et scénariste de ses propres films, il raconte, avec finesse et humour, l'histoire de garçons et filles de tous âges, affolés par un désir formidable.

« Qu'il eût été fade d'être heureux ! » (Marguerite Yourcenar)

Un matin clair, Maxime et Daphné parcourent l'ancien cloître d'une ville du Midi. Ils se connaissent à peine mais se sont déjà raconté leurs histoires de cœur. Au rythme d'un concert pour piano et orchestre de Poulenc, la caméra les cadre tous deux contemplant, sans le voir, un bas-relief millénaire. Grâce à une enviable économie de moyens (un plan sur les vestiges en pierre suivi d'un plan sur leurs visages émus) on comprend qu'il n'y a rien de techniquement plus évident et de plus incroyablement compliqué que de filmer l'amour comme un bel accident passager. Les personnages ne se parlent pas, se regardant à peine. Pourtant, comme dans un film de Nicholas Ray, n'importe qui comprendrait qu'ils sont amoureux. Mais forcément, il y a les choses qu'on dit... et les choses qu'on fait.

« Entre amour, amitié, complicité, attirance... je ne m'en sors pas »

Cinéaste de la pulsion amoureuse et de l'impatience communicative des affects, Emmanuel Mouret (né à Marseille, en 1970) a commencé par se mettre en scène lui-même. Dans Promène-toi donc tout nu ! (1999), Changement d'adresse (2006), Un baiser, s'il vous plaît ! (2007), Fais-moi plaisir (2009) et Caprice (2015), il endosse le rôle du jeune homme maladroit, sincère par nature, infidèle par bonté, qui ne cesse de se soumettre aux diktats du désir – le sien ou celui des autres. Rien ne va plus, comme au casino : commencent alors badinages, amourettes, couples à géométries variables, chassés-croisés des sentiments.

Stendhal le savait bien, le premier courage du sujet amoureux est d'affronter le ridicule, et Mouret atteint le sommet de sa veine comique dans la séquence de fête chez la fille du président (Fais-moi plaisir !), où son personnage se promène, tel Peter Sellers chez Blake Edwards, de maladresse en catastrophe.

Mais s'il est indubitablement héritier de Leo McCarey et de Woody Allen, il l'est aussi d'Éric Rohmer. Le cinéaste adopte un ton dramatique lorsque l'érotisme se teinte d'une douce mélancolie, sans jamais renier la part d'humour. L'amour s'élève alors à une expression raffinée de la débauche, un stratagème pour passer le temps et lui échapper. Maturité et maîtrise, d'emblée, peut-on dire, du portrait des adolescentes dans Vénus et Fleur (2004), du film choral L'Art d'aimer (2011). Viennent ensuite Une autre vie (2013), le somptueux Mademoiselle de Joncquières (2018) et, avec un succès public croissant, Les Choses qu'on dit, les choses qu'on fait (2020), ainsi que Chronique d'une liaison passagère (2022), sélectionné au dernier festival de Cannes. Cinéaste de la confusion de nos sentiments, il sait que l'amour existe encore en dehors du mariage – ou plutôt, malgré lui. La tempête se déroule dans les cœurs, puis tout semble rentrer dans un nouvel ordre amoureux après cette forme exaltée du chaos qu'est le coup de foudre.

« J'ai envie d'éphémère »

Liberté, Caresse, Vénus, Caprice... autant de personnages féminins aux noms prédestinés, dont la volonté est de faire plier le réel. C'est que l'amour est peut-être d'abord une idée, un programme, un espoir d'adolescente criant « On veut des garçons ! » ou un homme se disant que voir une femme une ultime fois c'est comme avoir rendez-vous avec le plus beau souvenir de sa vie. L'art de tomber en amour est dédoublé par la jouissance du langage : les récits enchâssés sont la pierre angulaire de l'énamourement, alors même que le discours amoureux est troué, falsifié, précipité. En fin de compte, c'est le corps qui prend parti contre l'énonciation, lui qui dicte les véritables lois de l'attraction. Alors, il faut faire un effort, et tenter l'expérience de s'aimer, comme Judith et Nicolas (Un baiser s'il vous plaît), Clément et Liberté (Promène-toi donc...), Isabelle et Boris (L'Art d'aimer).

Une place à part mérite Mademoiselle de Joncquières, Mouret se laissant surprendre dans une rêverie des costumes et du dialogue inspiré de Jacques le fataliste et son maître de Diderot. On y entend véritablement la richesse de l'écriture et son ancrage romanesque. Tout est une affaire de femmes, Madame de Pommeraye incarnant un idéal d'anticonformisme. « Ce n'est pas de sentiments ordinaires que le marquis s'était engagé à m'aimer », dit-elle, justifiant l'extraordinaire vengeance qu'elle ourdit après que son amant a avoué s'être lassé de leur vie commune. Ce que la veuve solaire prévoit de faire payer à l'amant volage n'est pas une blessure, mais la banalité d'une lassitude, toute masculine et commune. Car à quoi bon prendre un amant, s'il n'est pas exceptionnel ?

Le personnage du cinéma de Mouret se débat avec des tactiques amoureuses plus ou moins réussies afin de se rendre aimable – la stratégie de l'ensemble étant, en revanche, d'atteindre la beauté, exaltant le sentiment avec une maîtrise du jeu, une image limpide, une musique savamment utilisée. C'est pourquoi ces films sont si incontestablement beaux, et drôles, et puissants. On y trouve le même goût de l'amour, la même lucidité, la même habileté à préciser les nuances les moins banales du désir et du sentiment. Mouret réussit à rendre suave et délicieusement triste le monde idéal des comédies enchantées, ne perdant jamais le droit de badiner avec l'amour alors même que les personnages parient tout sur le cœur.

L'amour est, enfin, une forme vivace de résistance au quotidien. On sort de ces films avec une inquiétude vague, un désir de jouissance, un soulèvement des sens, et une mystérieuse envie de dire à un inconnu de passage, comme Victoire à Maxime : « Ça me ferait plaisir que tu ne m'oublies pas complètement. »


Gabriela Trujillo, écrivain, essayiste et historienne du cinéma, a longtemps travaillé à la Cinémathèque française, a dirigé la Cinémathèque de Grenoble ainsi que son festival de court métrage. Elle se consacre désormais à l'écriture et l'enseignement.