Forces cinéma : un journal que Romy Schneider aurait pu feuilleter dans « La Banquière »

Laurence Lécuyer - 25 juillet 2022

Emma Eckhert, le personnage qu'incarne Romy Schneider dans La Banquière (Francis Girod, 1980) s'inspire directement de la vie de la célèbre femme d'affaires Marthe Hanau. Celle qu'on surnomma « la banquière des Années folles » fut également patronne de presse, à l'origine de plusieurs titres de journaux spécialisés dans la finance. L'un deux, Forces : journal de finance (1930-1935), faisait paraître un supplément sur le cinéma, intitulé Forces cinéma, dont la Cinémathèque a un exemplaire dans ses collections, consultable à l'Espace Chercheurs.

Dans le film de Girod, la presse est à l'honneur : pas moins d'une quinzaine de plans sur les gros titres des journaux d'époque, ou plutôt des journaux créés spécialement pour les besoins du film, illustrent le traitement sensationnaliste des affaires et des scandales qui ont ponctué la vie mouvementée et tragique de la banquière Eckhert/Hanau.

Fiction et réalité

C'est ainsi qu'on peut reconnaître des titres ayant réellement existé, comme L'Intransigeant, Le Matin, L'Action française, La Rumeur. Par contre, La Défense du franc, avec le nom du personnage Emma Eckhert en tant que directrice de la publication, est purement fictif, évocation du véritable titre créé par Marthe Hanau : La Gazette du franc (1925-1928, puis 1930-1931).

LA BANQUIERE

C'est ce journal « d'informations et d'économie politique » qui précipite la perte de la femme d'affaires. Dans un contexte de grave crise du franc, dont la valeur a été divisée par dix entre le début de la Première Guerre mondiale et 1925, La Gazette du franc entend conseiller les petits épargnants qui investissent en bourse, leur promettant des gains rapides et importants, avec 8% d'intérêts au lieu de 1,5% ailleurs. En réalité, ceux-ci sont rémunérés uniquement grâce aux apports des nouveaux épargnants : ce système ne tarde pas à être dénoncé dans la presse rivale. Étant aussi à l'origine de plusieurs sociétés qui achètent et revendent des actions entre elles pour faire fluctuer les cours, Hanau est arrêtée et inculpée pour escroquerie et abus de confiance, et son journal cesse de paraître. En prison entre 1928 et 1930, après avoir tenté de se défendre dans son livre La Vérité sur l'affaire de La Gazette du Franc (1929), elle entame une grève de la faim, et est finalement libérée sous caution.

Un nouveau titre

En juin 1930, elle lance un nouveau journal : Forces, journal de finance, qui lui, n'est pas représenté dans le film de Francis Girod, que ce soit sous la forme d'une reproduction ou d'un pastiche. Dans une page de publicité de 1931, issue de La Gazette du franc (qui renaît de ses cendres pour une courte période, entre 1930 et 1931), le nouveau journal de Marthe Hanau est promu comme un journal complet et moderne, qui s'intéresse à d'autres sujets que la finance : « Forces poursuit son œuvre d'éducation, en adjoignant à ses pages financières uniques, de nouvelles chroniques relatives à la politique, aux sciences, au cinéma, à la T.S.F., aux lettres, aux arts [...] Rien de ce qui intéresse l'activité moderne dans la politique, la justice, les arts, la littérature, les sports, ne nous restera désormais étranger. Dans tous ces domaines, Forces appliquera les formules neuves et hardies qui lui valent le succès, une grande foule d'amis, et de rares, mais puissants ennemis ».

Forces Cinéma page 4 (Directrice Marthe Hanau)

Or, le seul numéro de Forces cinéma que possède la Cinémathèque française, daté du 23 octobre 1931, est bien plus qu'une simple chronique cinéma dans un journal de finance. C'est un supplément de quatre pages grand format, avec de longs articles d'opinion sur des questions d'actualité qui agitent la profession. Aucun nom de rédacteur n'est donné, aucune signature, pas même des initiales. Seul le nom de Marthe Hanau apparaît en dernière page, en tant que « directrice – gérante », révélant peut-être sa volonté de compter comme personnalité d'envergure dans toutes les sphères intellectuelles et culturelles, sans être associée uniquement au monde économique et politique, avec lequel elle a eu maille à partir. Le ton est volontiers justicier et dénonciateur, et – est-ce un hasard ? – les deux articles principaux de cette parution comportent le mot « scandale » dans leurs titres.

Contre la censure, pour la vérité

À la Une, un long article sur huit colonnes traite de l'interdiction du film L'Opéra de Quat' Sous, de G.W. Pabst (1931), considérée par l'auteur, anonyme donc, comme un « scandale intolérable ».

Forces Cinéma (intertitre page 2)

Après avoir relevé la qualité artistique incomparable du film, l'article cite de manière détaillée les quelques raisons qui ont poussé le censeur (en l'occurrence Paul Ginisty, par ailleurs homme de lettres) à faire en sorte que le film soit interdit, et dénonce sans ambiguïté le rôle politique de la censure. « C'est exactement, nous le savons bien, le rôle de toute censure, car ses fonctions se trouveraient réduites à néant si elle n'avait pas, avant tout, à préserver la quiétude d'un régime politique ou social établi. »

Charles Delac et Jean Châtaignier, respectivement président de la Chambre syndicale de la Cinématographie française et président de l'Association professionnelle de la Presse cinématographique, en prennent également pour leur grade, incapables d' « indépendance morale et matérielle » car ils sont restés muets face à l'indignation manifestée dans certains milieux cinématographiques et journalistiques et n'ont pas voulu prendre position suite à cette interdiction.

Forces cinéma (Détail page 2)

L'autre « scandale », objet d'un article de deux colonnes, concerne la société française de films en couleurs Keller-Dorian, qui prend beaucoup de retard dans la mise en pratique des procédés qu'elle a élaborés, au grand dam des actionnaires. L'auteur du texte indique qu'il tiendra compte d'une assemblée à venir de ces mêmes actionnaires, pour pouvoir tirer des conclusions d'après les affirmations produites, mais aussi « par ce que [nous] connaissons de cette affaire par l'étude de ses bilans et par l'examen impartial de son activité. » Comme dans l'article précédent où l'auteur se targuait d'avoir eu accès à un « bout de papier » où Ginisty avait indiqué « de sa propre main », « quoique sans signature » les passages incriminés dans le film de Pabst, on peut remarquer là encore le ton volontiers « redresseur de torts » du journal, sa tendance à vouloir investiguer au-delà de certaines limites, à « fouiller » pour dévoiler la vérité.

Forces Cinéma (page 2 détail Paul Ginistry)

On peut y lire également un article sur une invention technique (l'hypergonar du professeur Chrétien), un autre particulièrement bien documenté sur la place du cinéma dans l'enseignement et l'activité des différentes cinémathèques et offices cinématographiques parisiens et provinciaux. Une revue de presse complète la publication.

Les démêlés de la femme de presse avec la justice ne s'arrêteront pas là. En 1932, elle publie dans Forces des documents confidentiels relatifs à son affaire (un dossier transmis par le préfet Chiappe au rapporteur des Finances). Elle est arrêtée, puis remise en liberté conditionnelle. Écoutez-moi ... (1934-1935) est le dernier périodique, hebdomadaire, qu'elle crée : elle s'y défend, en attaquant ses juges, et proclame toujours haut et fort ses opinions (elle met notamment en garde contre Hitler). Condamnée dans le cadre de l'affaire du journal Forces (mis sous séquestre en 1935), Marthe Hanau est de nouveau emprisonnée à Fresnes, où elle se suicide.


Laurence Lécuyer est chargée de la collection des périodiques à la Cinémathèque française.