Yûzô Kawashima, modernité invertébrée

Clément Rauger - 29 mars 2022

Fils de l'âge d'or, père de la Nouvelle Vague, Yûzô Kawashima se placerait dans un entre- deux insituable aux yeux du profane. Né dans la région dépeuplée et enneigée de Aomori en 1918, le futur réalisateur arrive à Tokyo dix-sept ans plus tard, dans l'espoir de faire du cinéma son métier.

Le Temple des oies sauvages (Yûzô Kawashima, 1962)

Il intègre la compagnie Shochiku en 1940 et tourne, en pleine guerre, un tout premier film qui n'aura pas le succès commercial et critique escompté. Après l'armistice, le jeune homme, dont les ardeurs ont été refroidies par ce précédent échec, se lance dans la réalisation de program pictures mettant en valeur des comiques et des chanteuses à la mode. Mal considérées par la profession, ces productions ont pourtant permis à Kawashima de saisir la folie et la vulgarité de son époque. Regardant son pays de biais, il tourne ainsi sa caméra vers les franges les plus fragilisées de la population et c'est en fixant des paysages en reconstruction que son style va progressivement changer.

Après une série de mélodrames et de comédies jugés alimentaires de l'aveu même de leur auteur, ce dernier passe à la Nikkatsu pour y trouver davantage de liberté artistique. Une œuvre comme Le Paradis de Suzaki (1956) anticipe la Nouvelle Vague en incubation. L'histoire paraît simple – un couple en fuite se sépare et se cherche à la périphérie du quartier de plaisir – mais ce regard abstrait sur la ville vient nous présenter la crise du sujet japonais face à la métamorphose de son espace de vie. Kawashima a ainsi décortiqué et analysé les quartiers de Tokyo en train de se reconstruire. Prélevant et restituant la multiplicité d'énergies des arrondissements de la capitale, le cinéaste revendique la décentralisation urbaine comme puissance de transgression dans le chamboulement artistique et idéologique de l'après-guerre. En rupture avec ses origines campagnardes, le tokyoïte d'adoption a malicieusement détourné l'image que le cinéma japonais voulait se donner de lui-même. À la beauté sereine de la nature exaltée par ses aînés, il lui substitue le bruit des voitures, les couleurs criardes des kimonos bon marché et l'aveuglante lumière artificielle des néons de bars. Plus tard affilié à la Toho, il tournera pourtant trois films pour la Daiei concurrente avec la star-maison Ayako Wakao. Mélodrame, film à costume, comédie sociale, ce triptyque se présente comme le miroir déformant d'un cinéma classique corrompu et jusque-là tenu dans l'ignorance de sa décadence.

De santé précaire depuis l'enfance, Kawashima succombe, en 1963, à une embolie pulmonaire après une soirée arrosée. Il n'est âgé que de quarante- cinq ans. Aujourd'hui, son statut de cinéaste anticonformiste, échappant à toute étiquette, lui a valu un club d'indéfectiblesadmirateurs faisant ponctuellement revivre sa mémoire à travers des publications. Lorsqu'un des anciens assistants du maître parlait des cerisiers de ses films comme constitués à 80 % de plastique et à 20 % de feuilles naturelles, cela semble résumer à merveille le travail inachevé de ce dandy foudroyé : une œuvre composite, malade et géniale, dont les trois films présentés au cours de cette édition ne manqueront pas de rendre compte. Clément Rauger


Clément Rauger a été chargé de cinéma pour Japonismes 2018 et pour la Maison de la Culture du Japon à Paris. Il écrit également aux Cahiers du Cinéma.