Stanley Donen : le Peintre de la vie moderne

Murielle Joudet - 2 mai 2022

Voyage à deux

Camaraderie, travail, émulation, génie des rencontres et créativité effrénée. La vie de Stanley Donen, l'histoire d'un jeune homme ambitieux qui gravit les échelons à la seule force de son talent, pourrait se raconter en agrégeant plusieurs séquences de ses films. Adolescent, il monte à New York pour devenir professeur de danse, puis chorus dancer et chorégraphe à Broadway pour le producteur de théâtre Georges Abbott ; il a à peine 17 ans. Désireux d'entrer dans le show business, il s'installe à Hollywood, rencontre son complice Gene Kelly et devient l'assistant de tous les grands noms de la comédie musicale : Vincente Minnelli, George Sidney, Charles Walters, Busby Berkeley. Il chorégraphie et met en scène plusieurs numéros musicaux, et quelques morceaux de bravoure restés dans les annales : Gene Kelly dansant avec son double dans La Reine de Broadway de Charles Vidor, ou en compagnie de Jerry la souris, dans Escale à Hollywood.

Les lumières de la ville

En 1949, pour le compte de la MGM qui, sous le règne du génial Arthur Freed vit son âge d'or de la comédie musicale, Kelly et Donen réalisent leur premier film, Un jour à New York, où trois marins de la Navy profitent d'une permission de 24 heures pour explorer les splendeurs de la ville. Il y a déjà, inscrite dans cette œuvre frénétique, toute l'éthique du cinéma de Donen : la rencontre amoureuse, aussi brève qu'intense, l'amitié, l'urgence de vivre et d'éprouver, la libido comme principe moteur de la fiction.

Les corps sont drogués à la joie, électrisés par la découverte d'une grande métropole, ce grand thème donénien : Paris (Drôle de frimousse), San Francisco (Embrasse-la pour moi), Londres (Indiscret), Hollywood (Chantons sous la pluie), Rio (La Faute à Rio) et surtout New York (Un jour à New York, Ruse d'amour, Beau fixe sur New York, Donnez-lui une chance). La rencontre amoureuse est indissociable de l'exploration d'une ville, l'être aimé est pareil à une mystérieuse capitale qu'on ne finit jamais de sonder.

En étant le premier à sortir la comédie musicale des studios, Donen veut être le grand peintre de la vie moderne, dessinant à même l'écran des poèmes baudelairiens qui célèbrent la réalité la plus profane : les jolies passantes qui vous offrent un regard, les soldats en permission, les néons de la ville, les monuments et les musées, les bars et les dancings, la mode, le sport, la vitesse et le bruit. La ville, c'est aussi cette zone érogène qui palpite et révèle son énergie primitive sous les pas des musical comedians. Le cinéma, le seul art en mesure de faire l'inventaire de tout ce que le monde a à offrir. Tout devient prétexte à se réjouir (une flaque d'eau, le couvercle d'une poubelle) et donc à danser : ses comédies musicales sont d'abord et avant tout des déclarations d'amour cinétiques aux puissances du présent.

Donen ne pouvait en venir qu'à célébrer son lieu de travail : Hollywood. Chantons sous la pluie, qu'il cosigne avec Kelly, est l'écrin d'une inventivité poussée jusqu'à la folie : il explose littéralement sous le nombre sidérant d'idées formelles, de numéros musicaux inoubliables, de gags visuels et de talents (paroliers, costumiers, décorateurs, danseurs). Impossible de sortir du visionnage de Chantons sous la pluie sans trouver le monde un peu plus beau qu'on ne l'avait laissé. D'ailleurs, dans Crimes et délits, le personnage de Woody Allen préconise de le regarder « une fois par mois, pour garder le moral ».

Ici, Donen dresse l'éloge de l'artiste hollywoodien, qui sait surmonter les crises, travailler en équipe, s'adapter à toutes les situations, ravir les foules, divertir et émouvoir. Il ne s'embarrasse plus de la distinction entre art noble et populaire, se plaît là où il est, au service de « l'ici et maintenant ». Véritable sportif de haut niveau, l'acteur donénien doit savoir tout faire : chanter, danser et jouer. Autant de talents qui lui servent à explorer les contours de sa joie ; il a beaucoup d'amis, une femme de rêve dans la tête et une libido de vie qui lui fait chanter « Good morning! » à deux heures du matin. Le cinéaste redira son amour des artistes et du show business dans de nombreux films, notamment le beau Deep in My Heart (1954), biopic du compositeur Sigmund Romberg, grand nom de Broadway.

De l'autre côté du mariage

Après avoir planté la comédie musicale au cœur d'une usine de pyjamas (Pique-nique en pyjama) et d'un terrain de baseball (Damn Yankees), le cinéma de Donen s'arrête de chanter et de danser en 1958, lorsqu'il sort du système des studios pour devenir producteur indépendant, jusqu'à la fin de sa carrière. Fini, les œuvres performatives qui célébraient toujours, même en sous-main, un système qui prenait le meilleur des hommes. C'est à cette époque que ses personnages commencent à former des couples installés. Jusqu'ici, la bague au doigt était crainte (Ruse d'amour), signifiait la fin de cette distance avec l'autre qui est désir, danse, rêverie, projet fou. Il tenait précautionneusement le mariage loin de ses personnages : condition sine qua non pour que la vie circule, pour qu'on se surpasse pour les beaux yeux d'une femme, d'un public ou d'un ami. Cary Grant le sait mieux que personne, lui qui, dans Indiscret, fait croire à Ingrid Bergman qu'il est marié, pour mieux entretenir son désir.

Les vitamines du musical ayant déserté ses films, Donen observe le corps d'acteurs mûrs (six titres avec un Cary Grant quinquagénaire), ralentis, pris dans la torpeur de la quotidienneté, du conformisme et de mariages polis. Ses personnages deviennent soudainement songeurs, intériorisés et bavards, observent leur vie pour mieux se demander « Que sommes-nous devenus ? Pourquoi ne dansons-nous plus ? » – les questions qui hantaient déjà Beau fixe sur New York. L'explosivité de l'époque MGM paraît bien loin, et le cinéaste pleure cette vigueur perdue à travers le motif du mariage. Dans Voyage à deux, il mouline dans un somptueux montage toutes les époques d'un couple : les premiers feux de la rencontre observent cruellement le désamour arctique. Dans L'Escalier, Rex Harrison et Richard Burton forment un vieux couple gay, enfilent sagement chaque soir leurs pyjamas, et n'ont même plus l'énergie de se toucher.

Chérie, recommençons

Les films deviennent l'histoire de corps qui tentent de se remettre en marche, de comédies de remariage, où l'on tente de réinvoquer la magie des débuts. Ou de convoquer le diable, qui vient au secours d'un fan de baseball prostré devant sa télé, le fait rajeunir pour qu'il réalise son rêve de devenir un grand sportif (Damn Yankees)... Puis revient dans Fantasmes, où Dudley Moore, cuistot dans un diner, se transporte dans des situations romanesques où il parvient à séduire sa collègue de travail : un film entier pour réussir à parler à une femme – un record.

Cette angoisse du corps vieillissant semble relever d'une observation intime : la deuxième partie de carrière prend en charge les réflexions d'un cinéaste qui fut d'abord danseur et chorégraphe, pudiquement hanté par le fantôme de sa relation idyllique avec Gene Kelly. Ses castings mélangent les générations pour mieux observer la sénescence du corps classique : Cary Grant face à Jayne Mansfield, Audrey Hepburn jouant avec Grant et Astaire, Farrah Fawcett et Kirk Douglas dans Saturn 3, seule incursion de Donen dans la science-fiction. Dans La Faute à Rio, son ultime film pour le cinéma, Michael Caine se surprend à entamer une liaison avec la fille de son meilleur ami, de vingt ans sa cadette. Les jeunes filles montrent aux hommes d'âge mûr la voie pour se rebrancher au monde.

Comédie musicale ou pas, jusqu'au bout, Donen aura raconté cela : la grande aventure du corps, le sien, celui de ses acteurs, l'histoire de tous ses états, vitesse et ralentissement, mariage et divorce. Ce qu'il peut faire, ou pense ne plus pouvoir faire, ce qu'il peut réapprendre à faire pour croire encore au monde, réinvestir la joie dont le cinéaste fut le plus grand poète : se lever de son canapé, visiter une ville, faire un film, parler à une femme, reparler à sa femme ou, si tout cela paraît insurmontable, prendre simplement l'habitude d'oublier son parapluie.


Murielle Joudet est critique de cinéma au Monde, elle participe à l'émission Le Cercle (Canal +) et anime une émission d'entretiens sur le site Hors-série. Elle a publié deux ouvrages consacrés à des actrices : Isabelle Huppert : Vivre ne nous regarde pas (Capricci, 2018) et Gena Rowlands : On aurait dû dormir (Capricci, Prix du livre de cinéma 2021) et, récemment, aux éditions Premier parallèle, La Seconde Femme, un essai sous-titré : Ce que les actrices font à la vieillesse.