Gillo Pontecorvo, aux avant-postes

2 mai 2022

Grève ouvrière, camps de concentration, guerres d'indépendance... En cinq longs métrages, Gillo Pontecorvo a affirmé une filmographie en prise constante avec les maux et luttes sociales du XXe siècle. Né en 1919 à Pise, ce fils tardif du néoréalisme, profondément marqué par le Paisà de Rossellini, occupe une position de franc-tireur parmi les cinéastes de sa génération. Tout en s'inscrivant dans la conception répandue d'un cinéma italien capable de sonder en direct les mutations de sa société (condition des pêcheurs sardes face à l'industrialisation de leur profession, en 1957, dans Un dénommé Squarciò), Pontecorvo se distingue de ses contemporains par l'aspiration internationale de ses sujets (nazisme, guerre d'Algérie, révolte d'esclaves aux Antilles...). Son dernier long métrage, Opération Ogre (1979), fait en cela synthèse, puisque l'action terroriste des militants de l'ETA offre une parabole transparente avec les années de plomb que traverse l'Italie. Au final, c'est presque une volonté d'ubiquité qui se dessine à travers cette amplitude historique écrasante. Un état d'alerte permanent envers le monde intérieur et extérieur, prolongement de son engagement dans la résistance antifasciste et de son expérience journalistique comme directeur de publication de la jeune revue communiste Pattuglia de 1948 à 1950.

Révolte(s) à trois bandes

Mais quel que soit son étoilement géographique, l'œuvre fait corps dans son obstination à décrire les mécanismes de la révolte, selon une dialectique récurrente, organisée en trois pôles : un individu, émanation d'un groupe, opprimé par un système (politique, idéologique, économique...). Construction facilement décelable dans Giovanna (1956) – segment du film collectif international La Rose des vents – qui raconte, sous forte influence néoréaliste, la grève menée par les ouvrières d'une usine de textile, que l'on retrouvera entre autres dans Un dénommé Squarciò. Or, là où Giovanna se montrait d'abord hésitante à rallier le mouvement avant de devenir meneuse de l'occupation, Squarciò (Yves Montand), pêcheur à la dynamite, refuse de rejoindre la coopérative de son village dans sa lutte économique et s'entête à risquer sa vie au large pour assurer le quotidien de sa famille. Déjà, dans cette divergence, Pontecorvo échappe à l'image du réalisateur platement politique que l'on pourrait trop vite lui assigner, par un souci répété de film en film de recombiner les composantes du conflit, d'inverser les rapports de domination, de questionner l'unité du groupe, pour offrir une nouvelle déclinaison de son sujet, complémentaire des précédentes. Ceci jusqu'à toucher, avec son scénariste Franco Solinas, aux configurations morales les plus ambiguës, tel Kapò (1961) – film indissociable du nom de Pontecorvo pour le procès en abjection que lui fit Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma – où Édith/Nicole, déportée juive, accepte pour assurer sa survie dans le camp de devenir la kapo de sa baraque, position d'autorité qui la fera basculer dans une inhumanité glaçante.

Incarner la lutte

Chaque film de Pontecorvo orchestre le conflit des masses, simples et plurielles. Le choix des acteurs s'en trouve déterminant, puisque c'est d'abord par eux que va s'incarner la révolte à l'écran. Le traitement des corps cristallise d'ailleurs souvent les forces et faiblesses de ses mises en scène. Si la silhouette bronzée et affutée d'Yves Montand magnifie l'image du pêcheur sarde, sa sublimation en Ferraniacolor fait dévier dans le même temps Squarciò de l'âpreté néoréaliste recherchée. À l'inverse, la puissance qui se dégage de La Bataille d'Alger (1966) tient en partie à la méconnaissance des visages qui prennent part à la guérilla entre le FLN et l'armée française. La croyance dans la reconstitution historique – réussite formelle indéniable et sommet de la carrière du réalisateur, couronnée par un Lion d'or à Venise – n'en étant que renforcée. Toutefois, il ne s'agit pas d'évacuer les acteurs professionnels de la fiction. Ainsi l'opposition, au cœur de La Bataille d'Alger et de Queimada (1969), entre un leader révolutionnaire issu du peuple (Ali la Pointe / Brahim Hadjadj, José Dolores / Evaristo Márquez) et une figure de l'autorité militaire et politique coloniale (colonel Mathieu / Jean Martin, William Walker / Marlon Brando), est avant tout l'affrontement de deux énergies physiques et de deux manières de jouer : l'une spontanée, imprévisible, l'autre canalisée, emplie de sang-froid. La nervosité du corps amateur rend sensible l'urgence de la révolte, là où la technicité du geste laisse deviner le métier de la guerre.

En somme, la lutte politique est affaire d'engagement physique, par-delà la fatigue, les meurtrissures ou les mutilations. Les ouvrières font barrage de leur corps à leur patron, les militants de l'ETA creusent dans la poussière un tunnel qui menace de s'effondrer sur eux, et les femmes du FLN transportent sous le bras des bombes à retardement dans les rues de la casbah. Un engagement dont les corollaires se nomment torture et exécution. C'est alors tout un symbole qui se joue rétrospectivement dans Le Soleil se lèvera encore d'Aldo Vergano (1946), où Gillo Pontecorvo, acteur aux côtés de Carlo Lizzani, incarne un résistant fusillé pour l'exemple, archétype des figures de martyr qui innerveront son cinéma à venir, de Squarciò à José Dolores. Bien souvent, les héros meurent devant la caméra de Pontecorvo, mais la mise en récit de ces vies sacrifiées érige leur trépas en ultime défiance à l'oppression car, avec elle, la lutte dépasse le stade de l'incarnation pour devenir légende et imprégner le territoire alentour. Ainsi, au large de Queimada se situe une étendue rocheuse surnommée « Cementerio blanco de los negros », dont on raconte que la blancheur tiendrait à la poussière d'os des esclaves morts en mer abandonnés là, sédimentation mythique d'une archéologie de la révolte.

Nicolas Métayer