Germaine Dulac : sensations cinégraphiques à la Maison des rêves

2 mai 2022

« Un autre royaume de la magie du cinéma... complètement français, artistique, non sentimental et au-delà du réalisme. » (Henry Miller, Lettres à Emil, 1930)

Germaine Dulac, féministe, socialiste et pionnière des avant-gardes des années 1920, a réalisé près d'une trentaine de films, fiction, actualités, et documentaires. Les deux plus célèbres, l'impressionniste La Souriante madame Beudet (1923), avec son héroïne aux goûts modernes confinée dans un mariage bourgeois, et La Coquille et le Clergyman (1927), premier film surréaliste de l'histoire, conçu comme un essai sur le rythme, ont durablement transformé le paysage cinématographique.

Cette rétrospective intégrale permet d'esquisser un portrait de son cinéma, du figuratif à l'abstrait, au diapason de la publication, plus de 75 années après sa conception, de Qu'est-ce que le cinéma ?, assemblé par sa partenaire et assistante, Marie-Anne Colson-Malleville (parolière pour Fréhel, réalisatrice de plus de 20 documentaires, dont certains seront aussi présentés). L'ouvrage éclaire le rôle majeur de Dulac dans la pensée cinématographique moderne, puisqu'elle y théorise déjà, dès les années 1910, ce qu'est le cinéma.

Aux temps des arabesques

S'inspirant des arts symbolistes de la Belle Époque, de la peinture des Nabis au théâtre d'Ibsen en passant par Debussy ou les arabesques d'Isadora Duncan et Loïe Fuller, Dulac se forge la conviction que le cinéma, « art des nuances spirituelles », avec ses propres moyens d'expression, peut donner à voir un état d'esprit, et transmettre par la sensation certaines notions d'émancipation.

Dans une société traumatisée par la guerre, marquée par le contraste saisissant entre un discours officiel conservateur et la liberté nouvelle des Années folles, Dulac croit ardemment que le cinéma et sa modernité peuvent exprimer, mieux que tout autre art, la « vie intérieure » et la réalité sociale du « nouvel homme », ainsi que celle de la « femme nouvelle ».

La cinéaste est à l'avant-garde de nouvelles stratégies et techniques. Elle utilise structures narratives réflexives, associations visuelles et effets techniques abstraits qui lui permettent, comme un geste en arabesque, de communiquer ses idéaux progressistes. On peut découvrir la beauté, la complexité et l'audace de son œuvre, et les délices de ce qu'elle appelle le « cinéma pur » dans ses films les plus commerciaux, comme dans les plus expérimentaux. Notamment dans ses trois films de « cinéma intégral », faits de la « matière-vie elle-même », mouvement et rythme, et dans ses cinq « films musicaux » de commande (visualisations de gramophone, précurseurs du vidéoclip).

L'action dite théâtrale n'est rien, la sensibilité... tout !

Cette extraordinaire invitation au voyage nous transporte il y a plus d'un siècle au temps des arabesques, pour élargir notre vision du cinéma de Dulac comme art lyrique et sensoriel, et pour nous faire ressentir plus profondément, aujourd'hui, dans la Maison des rêves qu'est la Cinémathèque française, la puissance de cet art qu'elle a contribué à créer.

Le programme s'ouvre avec une version nouvellement restaurée de La Fête espagnole (1919), qui a allumé l'étincelle de la première avant-garde française, l'impressionnisme cinématographique. En accompagnement, un des films les moins connus et des plus singuliers de Dulac, La Folie des vaillants : doté d'un petit budget, réalisé l'année de son entrée à la S.F.I.O., ce portrait symboliste d'amour passionné entre deux gitans (socialistes idéaux, car insoumis et anticapitalistes) offre un cadre à sa construction alternative des rôles de genre. En maximisant l'association rythmique entre les images, il constitue un pas vers sa conception du cinéma comme « symphonie visuelle où l'action dite « théâtrale » n'est rien, et la sensibilité... tout ! »

Parmi les découvertes récentes, le programme comprend la reconstruction, ou lecture théâtralisée, de son feuilleton révolutionnaire en six épisodes, aux décors historiques et naturalistes, à l'expressivité symboliste, Âmes de fous. Mais également ses premiers films narratifs qui, au lendemain de la Grande Guerre, face à une morale conservatrice et nataliste, mettent en scène les luttes spirituelles de ses héroïnes rêveuses, prises entre désir et devoir. Sagas sinueuses de séduction, de trahison et de mascarade triomphale, ou drames impressionnistes, qui expriment les conflits spirituels de ses héroïnes tout en minimisant intrigue, décor et performance : le cinéma dulacien offre une nouvelle vision de la vie moyenne et moderne.

Ne sous-estimons pas ses films de non-fiction des années 1930, qu'elle signe en tant que directrice du grand journal d'actualités de Gaumont. Le format revitalise alors le domaine, par la diversité de ses sujets locaux et populaires, son caractère humaniste et son point de vue universaliste, et par sa forme analytique. De même, à l'aube d'une autre guerre, Le Cinéma au service de l'histoire (ou Ce qu'il a dit, Ce qu'il a fait, court métrage anti-hitlérien fait de montages d'archives), révèle aussi le rôle primordial du cinéma comme œil puissant sur la vie, dans sa qualité d'acteur de l'Histoire.

De ses premiers films qui subsistent (La Cigarette, La Fête espagnole), en passant par son ciné-roman moderne tourné aux Studios de la Victorine (Gossette) à ses longs métrages de fiction satiriques (Le Diable dans la ville, La Princesse Mandane), jusqu'à ses films musicaux, toute l'œuvre de Germaine Dulac s'appuie sur des éléments fondateurs qui font d'elle une figure centrale au mouvement impressionniste, et du « cinéma d'art » d'aujourd'hui : prises de vue en extérieur, jeu d'acteur réaliste, iconographie symboliste, montage associatif, analogie musicale et, dans les films à plus grand budget, l'interpolation du spectateur par la mise en abîme ou par l'utilisation de dénouements multiples.

Les rêveuses de Dulac

Le lyrisme de Dulac se dévoile dans des œuvres aussi diverses que La Cigarette (avec sa jeune héroïne parisienne indépendante), La Belle Dame sans merci (avec son archétype de femme impitoyable que la cinéaste s'attache à déconstruire), et La Mort du soleil (où les états d'âme s'expriment à travers des effets techniques aux valeurs suggestives équivalentes à des signes musicaux). L'Invitation au voyage, Antoinette Sabrier et La Princesse Mandane peuvent être considérés comme des suites non officielles de La Souriante madame Beudet, dévoilant par des « sensations cinégraphiques » la vie intérieure de ces femmes modernes, qui rêvent d'une vie et d'une sexualité libres.

Comme les symbolistes avant elle, Germaine Dulac, en s'appuyant sur les moyens propres au cinéma, cherchait auprès du public à faire sentir l'idée. Lors de la première en 1925 à la salle Marivaux d'Âme d'artiste, elle fit circuler un texte intitulé « Êtes-vous un ami du cinéma ? »... Eh bien, aujourd'hui, répondez-nous oui !

« Vivre, c'est évoluer... Il faut que le cinéma vive. Alors ! » (Germaine Dulac, Aphorismes, 1925)

Texte et programmation par Tami Williams