British noirs

Jean-François Rauger - 29 avril 2022

British Noirs (Il pleut toujours le dimanche)

British noirs

L'influence du film noir hollywoodien fut considérable dans les années qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Expression de la forte domination du cinéma américain ou phénomène global engendré par ces années durant lesquelles l'espoir d'un nouveau monde se mêlait à un désenchantement sans limite ? Les deux sans doute. Mais si les figures et l'esthétique du film noir se déclinèrent dans différents endroits du monde, elles le firent avec leurs particularités nationales. Ainsi du cinéma britannique qui, lui aussi, se distingua par un regard pessimiste sur la société et ses classes sociales ainsi que le développement d'un nouveau type de criminalité.

Loin de la flamboyance névrotique du cinéma hollywoodien, le film noir britannique apparait plus gris, plus terne parfois, plus glauque souvent mais aussi plus ancré dans la réalité sociale. Un ancrage engendré par un regard souvent influencé par une tradition cinématographique, si typique au-delà de la Manche, celle d'un authentique regard documentaire. Une généalogie littéraire contemporaine de cette effervescence pourrait aussi expliquer la naissance du genre. Graham Greene pour la culture haute et les angoisses de l'existentialisme chrétien (et même catholique) et James Hadley Chase pour la culture basse et pour expliquer ce rapport assez spécial, entre pastiche et parodie, qui sépare et le film noir d'origine et sa déclinaison anglaise.

Puissance documentaire

Le Gang des tueurs, en 1948, est d'ailleurs l'adaptation par John Boulting du Rocher de Brighton, une œuvre maîtresse de Greene. Richard Attenborough (qui reçut une lettre enthousiaste de l'écrivain) y incarne le personnage monstrueux de Pinky, un petit gangster sans morale confronté à l'amour inconditionnel d'une adolescente. La ville de Brighton s'effraya de cette image la montrant comme le théâtre d'une guerre des gangs que reproduisait le film, tourné en décors réels. La censure elle-même tenta d'édulcorer la noirceur du récit. Elle s'était d'aillleurs également inquiétée de la violence d'une transposition au cinéma du roman de James Hadley Chase, Pas d'orchidées pour Miss Blandish, en 1948, par St. John Legh Clowes, qui dépassait par sa brutalité les modèles cinématographiques américains. En 1952, un autre ouvrage de Chase, The Last Page, fut adapté par Terence Fisher cette fois, reproduisant la déchéance typique d'un homme ordinaire plongé dans un engrenage fatal.

La volonté documentaire est encore très présente dans Il pleut toujours le dimanche de Robert Hamer, en 1947, avec sa description très précise du monde sans illusions et de la vie sans avenir d'une ménagère de l'East End de Londres. Ce sont également des existences ternes et désespérantes que met en scène l'enquête policière constituant le récit du Mystère de la villa blanche de Val Guest en 1962. Un crime particulièrement sanglant survenu à Brighton, une ville dont le chef opérateur Arthur Grant saisit avec génie la lumière brumeuse et aveuglante, devient le révélateur d'un microcosme qui se morfond entre frustration et ennui. Et c'est le racisme sous-jacent de la société anglaise que met à jour l'enquête policière du film de Basil Dearden, Opération Scotland Yard, en 1959.

Hold-up et psychopathes

Le hold-up, avec son mélange de précision comportementaliste et de fatalité, est une péripétie exemplaire et centrale du film noir britannique. En 1959, Basil Dearden signe Hold-up à Londres, agréable fantaisie sur l'organisation militaire d'un coup fumant par quelques vétérans de l'armée. Alors que, l'année suivante, le braquage d'un fourgon blindé, dans Les Gangsters de Sidney Hayers, déclenche un engrenage de vengeance et de trahisons qui transforme le récit en une noire tragédie. Peter Yates, de son côté, dans son troisième long métrage, Trois milliards d'un coup (1967), recrée avec une soin quasi clinique le fameux braquage du train Glasgow-Londres.

Deux cinéastes hollywoodiens exilés en Grande-Bretagne par la chasse aux sorcières vont acclimater les règles du genre à un nouvel espace et une nouvelle réalité sociale. Cy Endfield réussit avec Train d'enfer, en 1957, à décrire le milieu des chauffeurs routiers et les conflits implacables qui le traversent. Joseph Losey, bien sûr, signe avec L'Enquête de l'inspecteur Morgan (1959) et Eva (1962) deux variations sur les motifs du film noir, où la beauté formelle se met au service de la description des rapports de classes (pour le premier) et dépeint un modèle singulier de femme fatale (pour le second).

À partir du début des années 1970, diverses productions donnent le sentiment, avec l'accroissement de la violence graphique que permet le recul de la censure, de s'attacher à des personnages de plus en plus durs, de plus en plus impitoyables, de plus en plus sociopathes, des rôles qui exigent souvent des acteurs exceptionnels. La peinture de l'univers du grand banditisme y est dénuée de tout romantisme. La pègre de Newcastle fait ainsi l'objet d'une description sans concession dans La Loi du milieu de Mike Hodges en 1971. Michael Caine y est un truand acharné à venger la mort de son frère. Oliver Reed incarne un prisonnier en fuite, monstrueux, bestial, ivre, lui aussi, d'une vengeance irrationnelle, dans La Cible hurlante de Douglas Hickox en 1972. Quant à Bob Hoskins, il personnifie dans Racket (John Mackenzie, 1979) un gangster plus vrai que nature, à la fois pittoresque et effrayant, décidé à signer un contrat avec la mafia américaine et rattrapé par une violence qui va lui en remontrer, celle des activistes de l'IRA. C'est sans doute avec l'ultime titre, dans la chronologie, de cette sélection, que va s'affirmer le caractère national de tous ces films relevant du genre noir. Les Frères Krays, réalisé par Peter Medak en 1989, dresse le portrait de criminels ayant véritablement existé dans les années 1960, des jumeaux diaboliques et amoraux sous la coupe d'un ordre matriarcal, celui de vieilles dames qui n'oublient jamais de prendre le thé à cinq heures.

Jean-François Rauger


Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.