« J'ai été le premier à voir les prises de vues d'Ossessione tandis que Visconti continuait à tourner à Ferrare. (...) Je lui écrivis aussitôt une lettre où je lui dis que je ne considérais plus le film qu'il faisait comme un simple film, mais comme l'emblème d'un nouveau cinéma qui aurait pu s'appeler néoréalisme. Le mot qui a servi ensuite à qualifier le mouvement est peut-être né de là. » Ainsi parlait, vingt ans après les faits, Mario Serandrei, le monteur d'Ossessione (1942), du documentaire Jours de gloire (Visconti, Pagliero, De Santis, Serandrei, 1945), de La Terre tremble (1948), mais aussi de Quatre pas dans les nuages (Blasetti, 1942) ou de Chasse tragique (De Santis, 1947).
Une caméra dans un champ de ruines
Né de l'effervescence intellectuelle de la revue Cinema, adapté d'un roman américain grâce, semble-t-il, à une traduction dactylographiée donnée à Visconti par Jean Renoir – l'auteur de Toni et du collectif La Vie est à nous –, Ossessione se tourne entre juin et novembre 1942, soit pendant la guerre et au bout de vingt ans de dictature fasciste, mais avant le débarquement allié en Sicile (avril 1943), la destitution du gouvernement de Mussolini (juillet), l'occupation de Rome par les Allemands et, de 1943 à 1945, la résistance des partisans contre les nazis et les fascistes de la République de Salò jusqu'à la libération de toute la péninsule (printemps 1945). Là se trouvent le terreau et le foyer du néoréalisme ; à même les ruines de la capitale, Rome ville ouverte (Rossellini, 1945), qui invente en se tournant sa structure de production, montre d'une manière neuve les désastres de la guerre, l'honneur de la lutte, le sacrifice commun des communistes et des catholiques, et contient en silence les attentes d'un renouveau politique, ici et maintenant. Dans l'après-guerre viendront les crises, divisions, désillusions et amertumes, l'échec d'une utopie de solidarité et de fraternité dont Umberto D. (De Sica, scénario de Cesare Zavattini) sonnera le glas en 1952.
Cette rage d'une partie du cinéma italien de filmer l'actualité (« La vie telle qu'elle est, et non comme on voudrait qu'elle soit », Rossellini) lui vient en même temps du scandale si longtemps refoulé de la confiscation de la réalité, en particulier par ce cinéma dit des « téléphones blancs », ce faux luxe de comédies et de mélos mondains, véhicules idéologiques d'une nation irréelle. Il s'agit dès lors de démaquiller l'Italie et les Italiens, de leur rendre figure humaine, de rouvrir enfin les yeux pour soi et pour la génération qui vient, ces « enfants (qui) nous regardent », les mômes qu'on voit au dernier plan de Rome ville ouverte, les gosses en péril de Sciuscià (De Sica, 1946), celui du Voleur de bicyclette (De Sica, 1948) et, le plus seul d'entre tous, le jeune garçon d'Allemagne, année zéro (Rossellini, 1948).
La règle et ses exceptions
À regard nouveau, approches nouvelles. Ou comment faire, chaque cinéaste à sa manière, pour tourner le dos aux conventions et habitudes cinématographiques afin de réussir à capturer une vérité collective et individuelle, autant sociale que spirituelle, à donner l'impression d'avoir prélevé des êtres vrais dans leur vrai milieu. C'est la question des moyens ou de la « règle néoréaliste » – qui se définit autant par ses exceptions, heureuses impuretés qui sont le lot même de l'art cinématographique. Filmer au présent (mais en postsynchronisant toutes les images). Filmer sans (trop d')artifices, dans les rues, les cafés, les maisons, sur une île, à la campagne (ce qui n'empêche ni le studio, ni l'éclairage). Filmer hors des systèmes anciens de production : La Terre tremble cofinancé par le Parti communiste italien, Chasse tragique soutenu par les coopératives agricoles de la région de Ravenne. Filmer des personnages populaires, par exemple dans Riz amer (De Santis, 1949) les mondine, ces saisonnières dans les rizières de la plaine du Pô (sans oublier, dixit Rossellini, qu'« il est faux de penser que seule la misère est réaliste »). Filmer des microévénements qui ouvrent sur des mondes ignorés : les chaussures d'un GI (Paisà, Rossellini, 1946), une bicyclette volée, un chien dans un chenil (Umberto D.). Filmer des acteurs non professionnels, s'emparer de leurs gestes et regards, de leur façon de marcher et de se tenir, restituer jusqu'à leurs dialectes, par exemple Carmela Sazio, l'inoubliable Sicilienne du premier épisode de Paisà, le Romain Lamberto Maggiorani, ouvrier d'usine de son état (Le Voleur de bicyclette), ou les pêcheurs de La Terre tremble, siciliens eux aussi, mais les diriger comme des acteurs. Et ce qui n'empêche pas d'engager aussi, selon ce que le critique André Bazin a appelé la « loi de l'amalgame », des comédiens chevronnés et de mélanger les uns aux autres : Anna Magnani, Aldo Fabrizi dans Rome ville ouverte, Silvana Mangano dans Riz amer, Carla Del Poggio dans Le Bandit (Lattuada, 1946) et Sans pitié (Lattuada, 1948) et, bien sûr, Ingrid Bergman, star numéro un d'Hollywood, accouplée à un homme qui n'avait jamais joué, Mario Vitale, et plongée sans précaution dans Stromboli (Rossellini, 1950).
Un cinéma d'investigation
Et puis, filmer autrement. Par exemple, les longs plans fixes ou les panoramiques de La Terre tremble et, dans la seconde partie du film, l'étude presque atone de la très lente décomposition d'une cellule familiale. Ou la scène antidramatique dans Umberto D., qui étonna tant Bazin, du lent réveil de la petite bonne de la pension, tout ce temps que la mise en scène consacre à une vie minuscule et palpitante. Ou Rossellini qui découpe humblement la réalité en morceaux ou en « sketches » (les six épisodes de Paisà) plutôt que de recourir au surplomb habituel de la fiction « totalitaire ». Le même Rossellini qui réussit avec sa caméra, à force de suivre et de scruter ses personnages, à traduire physiquement un mouvement de l'âme, à la fois une pesanteur et une grâce, une chute et une assomption : Stromboli, terra di Dio. Mais tandis que Rossellini continue de plus en plus seul et incompris sur la voie qui est la sienne d'un néoréalisme intériorisé, c'en est presque fini déjà du moment néoréaliste (mais certainement pas de son influence, en Italie ou, avec quinze ans de retard, en France par exemple). Il n'empêche : dans cette courte deuxième moitié des années 1940 – quand les spectateurs ne pouvaient plus dire s'ils étaient encore une nation, une culture, un mode de vie –, une poignée de films, eux-mêmes produits à la diable mais faits par une communauté de créateurs en ébullition, a eu cette ambition de prendre le pouls d'un peuple et, sans le ménager, de lui tendre un miroir pour espérer qu'il en revienne.
Bernard Benoliel
Petite bibliographie : André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ? (Le Cerf, 1999) ; Michèle Lagny, Luchino Visconti : Vérités d'une légende (BiFi, 2002) ; Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini (Léo Scheer, 2006).