Damiano Damiani occupe une position particulière dans l'histoire du cinéma italien, entre le divertissement et l'affirmation d'une personnalité propre. Disons que les deux dimensions ne s'opposeraient pas chez lui mais se confondraient plutôt dans un paradoxe apparent. C'est au moment où il semble s'éloigner de l'affirmation voyante d'un surmoi d'auteur qu'il construit peut-être un œuvre toute personnelle, témoignant en tout cas d'obsessions marquées. C'est sans doute en raison de cette incertitude même que son statut critique est resté indécis. Est-ce aussi parce que sa filmographie semble assez hétéroclite, inclassable, passant de l'adaptation littéraire au film de dénonciation et au polar, s'essayant au western et même au film d'horreur ? Est-ce que l'œuvre de Damiano Damiani a exprimé, comme d'autres, l'entrée du cinéma transalpin dans sa phase moderne, ou n'est-elle qu'une habile entreprise opportuniste, suivant les gouts versatiles du public ? Contrairement à ce qui s'est parfois écrit sur lui, le cinéaste ne saurait être réduit à une si pauvre et si puritaine opposition.
De l'adaptation littéraire...
Celui qui a débuté sa vie professionnelle dans la bande dessinée, après des études de décorateur à l'école des Beaux-Arts de Milan, commence à réaliser des petits films documentaires à partir de 1949, tout en cosignant quelques scénarios réalisés par d'autres. Jeux précoces, en 1959, sur un script de Cesare Zavattini, sera son premier long métrage. Déjà s'y affirme un goût pour l'observation scrupuleuse de la société italienne (ici un quartier particulier de Rome devenu le théâtre d'un fait divers sordide) et des situations sexuellement ambiguës voire déviantes (une gamine amoureuse d'un homme mur le fait chanter en l'obligeant à jouer le jeu socialement dangereux d'une certaine séduction). Ce regard sur les conditions de la fin de l'enfance et sur un éveil trouble à la sexualité va se retrouver dans L'Île des amours interdites (1962), tiré d'un roman d'Elsa Morante. Les adaptations littéraires vont dès lors se succéder avec la transposition cinématographique de deux romans d'Alberto Moravia : L'Ennui et sa diversion, l'érotisme en 1963, et Una ragazza piuttosto complicata en 1969, deux films qui mettent en vedette Catherine Spaak en personnage féminin plaçant sa vie et ses comportements amoureux au-dessus de la morale, renvoyant les hommes à leur faiblesse en les condamnant à tourner en rond, prisonniers de leurs fausses conceptions de la masculinité.
Mais c'est avec la volonté d'un retour sur sa propre biographie que Damiani réalise peut-être un de ses plus beaux films, en 1963, avec Les Femmes des autres : le temps d'une nuit de dérive, il met en scène les retrouvailles d'anciens amis. Errance piteuse, dans les rues de Milan, d'hommes murs en quête d'aventures sexuelles, version désabusée des Vitelloni de Fellini devenus les marionnettes aveugles et dérisoires du boom économique.
...au cinéma de dénonciation
El Chuncho, en 1967, ne sera pas seulement un moment décisif dans l'histoire du western italien, le début d'une politisation du genre, inscrivant définitivement celui-ci dans son époque. Un habile scénario de Franco Solinas y fonctionnait sur l'opposition, psychologique et idéologique, entre divers personnages. Mais celle-ci constitue la clé d'une dialectique violemment anti-impérialiste. C'est encore avec, en 1968, une adaptation littéraire, celle du Jour de la chouette de Leonardo Sciascia – devenue au cinéma en France La Mafia fait la loi, avec Franco Nero et Claudia Cardinale –, que se met en place un univers dont Damiani excellera à décrire les mécanismes. S'ensuivra en effet une série de films, pour la plupart tournés en Sicile, qui décriront une société dominée par le pouvoir occulte de la mafia, assimilée à une véritable puissance à la fois criminelle et politique, un principe quasi métaphysique, un enfer prosaïque auquel les individus ne peuvent échapper. La loi de l'omerta (La Mafia fait la loi), la domination patriarcale (Seule contre la mafia, qui verra, en 1969, Ornella Muti dans un de ses premiers rôles), les compromissions politiciennes (Confessions d'un commissaire de police au procureur de la République, 1971), l'enfer d'un monde carcéral dominé par le milieu (Nous sommes tous en liberté provisoire, 1971) représentent ainsi les principes sur lesquels ses films sont construits. C'est un univers que Damiani déclinera jusqu'à en faire celui d'une série télévisée très populaire dans les années 1980, La Piovra.
Dans ce cinéma de dénonciation, la mafia peut facilement être perçue comme la métaphore de l'État italien lui-même, de son histoire incertaine et de son identité insaisissable. C'est un genre dont Damiano Damiani proposera diverses variations (Comment tuer un juge, en 1975, y introduit des éléments venus du film noir). Le Mal y est décrit avec une certaine violence, avec un sens évident de la dialectique, mais une dialectique abrupte, à l'estomac, ne s'embarrassant pas de subtilités, gagnant en intensité ce qui se perdait en élégance. Les films de Damiano Damiani sont synchrones avec une Italie devenue inquiète au début des années 1970, angoissée par le chaos qui s'annonçait, revenue, face à la brutalité de la société (attentats, lutte armée, stratégie de la tension), des illusions de la décennie précédente. Un chef-d'œuvre comme Confessions d'un commissaire de police... s'interrogeait même sur la pertinence de l'illégalisme, à un moment où la violence elle-même était devenue un élément de la domination tout autant qu'un horizon possible, par impuissance, pour certains de ceux qui la contestaient.
Le véritable motif sans doute qui imprègne le cinéma de Damiani est la peur, marquant de son empreinte abjecte les univers mis en place par le cinéaste. C'est elle qui, tout à fois, détermine les sociétés décrites tout autant que les motivations et agissements des personnages. Elle empoisse un monde désespéré et désespérant, trouvant peut-être son expression la plus inspirée dans le très noir Un homme à genoux en 1979. Pas étonnant sans doute que cette intuition de la terreur pure ait conduit Damiani à signer, avec Amityville 2 : le possédé, (1982) un des meilleurs et des plus troublants films d'horreurs de la période.
Jean-François Rauger