Avec son frère Adolfas, Jonas Mekas a traversé beaucoup des événements et conditions les plus tragiques du XXe siècle : la Seconde Guerre mondiale ; l'occupation et l'annexion de leur Lituanie natale ; l'emprisonnement par les nazis dans un camp de travaux forcés ; puis les camps de personnes déplacées, l'exil, la misère, l'exploitation en usine... Au lieu de sombrer dans le désespoir, le cynisme ou le repli sur soi, toute sa vie Mekas a consacré son énergie à réinjecter beauté, bonté, solidarité et joie dans le monde.
« Pourquoi se donner la peine de faire un film ? »
En tant que poète et chroniqueur culturel, Jonas Mekas, qui a commencé par fonder des journaux à l'école et jusque dans les camps, n'a cessé d'inventer des formes d'écriture critique et idées de cinéma. Parmi d'innombrables exemples souvent drôles, citons le « Principe de Cléopâtre » : « Supposons que je sois le producteur de Cléopâtre. Supposons que j'ai 40 millions de dollars. J'achèterais un gros morceau d'or avec cet argent. J'installerais ce rocher d'or au Radio City Hall, et l'exhiberais pour cinq dollars. Ce serait le moyen le plus pur de gagner de l'argent avec de l'argent. Pourquoi se donner la peine de faire un film ? » (The Village Voice, 20 juin 1963)
À l'inverse, avec chaque ligne, chaque photogramme, chaque film, chaque institution qu'il a créés, Jonas Mekas provoque une cristallisation chargée de préserver les vibrations infinies de l'existence, d'irradier « la beauté d'être ensemble » (As I Was Moving Ahead..., 2000), d'attester l'évidence de la grâce sur terre. Chez lui, cette grâce relève de la nature, de l'asocial et de l'ivresse – euphorique ou dysphorique. « Notes pour moi-même : faire des choses qui n'ont aucun sens. S'engager dans des activités inutiles. Miner ma respectabilité. Être absurde. Perdre l'esprit. » (1959) L'ensemble édifie une polytopie – une série d'utopies réalisées, sous formes éphémères de moments et visions, sous formes solidifiées de cooptations, coopération et solidarités.
« L'art que nous faisons l'un pour l'autre »
Un principe de thésaurisation structure l'œuvre : muer la pellicule en archives qui doivent reposer et patiner avant de pouvoir être montées ; muer la coprésence des êtres en archéologie d'une nation (Birth of a Nation, 1997) ; muer le monde en ce trésor de félicités qu'il pourrait être. Le défi peut sembler lourd mais l'écriture reste légère. Ad augusta per angusta. Jonas Mekas revendique une esthétique de la simplicité, du modeste, un franciscanisme artistique pour lequel l'invisible ne se trouve pas dans l'au-delà mais dans le socialement infime. « Je veux célébrer les petites formes du cinéma : la forme lyrique, le poème, l'aquarelle, l'étude, le croquis, le portrait, l'arabesque et la bagatelle, et les petites chansons en 8 mm. À une époque où tout le monde veut réussir et vendre, je veux célébrer ceux qui consentent à l'échec social quotidien afin de poursuivre l'invisible, ces éléments personnels qui ne rapportent ni argent ni pain et ne revendiquent pas de faire l'histoire contemporaine, l'histoire de l'art ou tout autre histoire. Je suis pour l'art que nous faisons l'un pour l'autre, en amis. » (« Anti-100 Years of Cinema Manifesto », 1996)
Les films, principalement des journaux, transforment les phénomènes en fétiches : paysages, climats, créatures vivantes de tous règnes et circonstances y apparaissent comme autant d'événements à célébrer, débordant la subjectivité de celui qui les appréhende. L'œuvre de Mekas appartient à une histoire des formes qui conduit de Claude Monet au free jazz et de Dada à Fluxus : l'art comme exploration créative de nos relations possibles avec le présent. Elle se caractérise par l'expansion des formes du dialogue, de l'échange et de la circulation. Les films et écrits de Jonas Mekas fourmillent d'adresses et de déclarations (d'amour, toujours) ; certains livres colligent messages et cartes postales (par exemple Artists' Book, 2003, recueil de lettres reçues au fil des années de personnalités aussi diverses que Fernand Léger, Carl Andre, Joan Crawford ou Michelangelo Antonioni). Les journaux filmiques inventent une autobiographie fondamentalement altruiste, plus album ou herbier que miroir. Monter un film ne consiste pas tant à établir un récit de vie qu'à aligner les rencontres, et ce qui se rencontre comprend des humains, des animaux, des végétaux, des vivants et des morts auxquels Jonas parle et sacrifie tout autant de libations.
« Respect total et absolu »
D'où proviennent tant de cohérence, de fidélité à soi-même et aux autres, d'énergie inentamée au cours de huit décennies d'inlassables activités ? Sans doute de la perspective parfaitement claire dans laquelle s'inscrivent les initiatives mekasiennes. « Pendant six ans, j'ai vécu la vie d'un esclave. Peu à peu, j'ai perdu le sens de ce que j'étais vraiment, de ce qu'un être humain est vraiment ou pourrait être. Tout le monde avait le droit d'être libre, indépendant, mais les Lituaniens étaient privés de ce droit. Non, mes amis. Ni l'équilibre des pouvoirs, ni l'économie – ni la vie elle-même – n'ont de sens si même une seule nation, une seule personne, reste en esclavage. Lorsqu'existera un respect total et absolu de l'individu et des libertés nationales dans chaque pays – dans chaque culture –, alors seulement le monde pourra se dire civilisé. » (« No, My Friends, We Won't Go Slow », New York Times, 1990)
Nicole Brenez