Revue de presse de « La Grande Bouffe » (Marco Ferreri, 1973)

Véronique Doduik - 25 janvier 2022

En 1972, la carrière de Marco Ferreri est en panne. Son dernier film, Liza (1971) a été un échec commercial. Inégal et imprévisible, Ferreri est fui par les producteurs. La Grande Bouffe sera financé sur fonds propres par les seuls producteurs capables de soutenir un tel pari, Jean-Pierre Rassam et Vincent Malle. Ferreri fait appel à son scénariste fétiche, Rafael Azcona, et sollicite l'humoriste Francis Blanche pour écrire les dialogues. Le film est tourné dans un ancien hôtel particulier du XVIe arrondissement de Paris, en février 1973. Le célèbre et inventif traiteur parisien Fauchon fournit les victuailles. Pour s'assurer des entrées en salles et un retour sur investissement, Jean-Pierre Rassam mise tout sur le scandale. Il attise la curiosité de la presse en dévoilant quelques photos suggestives et l'étonnant contrat sur le régime de Ferréol, mais interdit tout accès au tournage. En un mot, il crée le buzz. Avant même la sortie du film, les bruits ont couru, les chevaux sont en ordre de bataille, les journalistes sont prêts à l'assaut.

Andréa Ferréol et Philippe Noiret dans La Grande Bouffe

Manger à en mourir

« Quatre vieux copains, bourgeois quadragénaires, s'enferment dans une grande villa pour un suicide collectif par overdose de nourriture, assorti de partouzes apéritives et digestives ». C'est par ces mots que Jean-Louis Bory résume l'argument de La Grande Bouffe dans Le Nouvel Observateur : Ugo, un restaurateur, Michel, un réalisateur de télévision, Philippe, un juge, Marcello, un pilote de ligne. Pour incarner ces personnages, quatre monstres sacrés : Ugo Tognazzi, Michel Piccoli, Philippe Noiret et Marcello Mastroianni, des « acteurs prodigieux » selon Le Monde. Une institutrice grassouillette « passée dans le film de la célébration de la culture à celle du cul tout court » (Jean-Louis Bory, Le Nouvel Observateur) les accompagne dans ce voyage sans retour. C'est l'actrice Andréa Ferréol, encore inconnue du grand public, que Marco Ferreri choisit pour le rôle, à la condition qu'elle grossisse de 25 kg en deux mois. L'idée du film serait venue au réalisateur à la suite d'un de ces déjeuners amicaux et pantagruéliques qu'il affectionne.

Cannes 1973

La Grande Bouffe est sélectionné pour représenter la France au Festival de Cannes en 1973, avec La Planète sauvage de René Laloux et La Maman et la Putain de Jean Eustache. Ces films audacieux sont choisis en réaction à la sélection française de l'année précédente, jugée terne et médiocre. Le challenge est réussi au-delà des espérances : la projection à Cannes de La Grande Bouffe, le 21 mai 1973, provoque un tollé général. Ingrid Bergman, présidente du jury, s'indigne que « la France ait cru bon de se faire représenter par les films les plus sordides et les plus vulgaires du festival ». À Cannes, La Grande Bouffe est néanmoins couronné par le Prix de la critique internationale. Attirés par l'odeur du scandale, près de 2,5 millions de spectateurs se ruent dans les salles obscures en France. Le film déchaîne une polémique considérable, fortement teintée d'arrière-pensées politiques. Entre gardiens de la morale et de l'honneur de la nation, et défenseurs de l'audace subversive ferrerienne, La Grande Bouffe se taille promptement un costume de film culte. Si l'équipe du film en prend pour son grade, la commission de sélection du Festival de Cannes n'est pas épargnée. Rapidement, les accusations remontent dans la hiérarchie, et c'est André Astoux, directeur du CNC, qui est sommé par Jacques Duhamel, Ministre de la Culture, de s'expliquer sur « ces choix inqualifiables ».

« Honte pour la France »

Dès sa projection, La Grande Bouffe divise les rédactions. La presse est le reflet de l'animosité ambiante. Le film compte parmi les critiques quelques partisans enthousiastes et une écrasante majorité de contempteurs acharnés. « On ne pète pas impunément dans la France de 1973 » ironise François Nourissier, ardent défenseur du film et membre de la commission de sélection dans les colonnes du Point. C'est Jean Cau qui déchaîne l'anathème dans Paris Match, avec un article grandiloquent. Regrettant « l'absence d'une autorité investie de l'ombre d'un pouvoir pour protéger des jeunes gens ou des adultes contre pareille infection qui dépose sa lie au fond des âmes et des cœurs », le journaliste déclame : « honte pour les producteurs, honte pour les comédiens qui ont accepté de se vautrer en fouinant du groin dans pareille boue qui n'en finira pas de coller à leur peau. Honte pour mon pays, la France, qui a accepté d'envoyer cette chose à Cannes afin de représenter nos couleurs. Honte, enfin, pour notre époque dont la faiblesse tolère, finance, encourage, dévore et déglutit pareilles pâtées d'excrément. »

Le sexe et le tube digestif

C'est en effet l'aspect trivial et vulgaire de La Grande Bouffe que certains critiques stigmatisent en premier lieu : « Ce ne sont que ripailles tristes, orgies culinaires, propos consternants entrecoupés d'intermèdes pornographiques. La narration se complait à en décrire les conséquences : le fameux pétomane des music-halls d'avant-guerre était un ange de discrétion par rapport à Michel Piccoli », écrit Louis Chauvet dans Le Figaro, suivi dans le même journal par André Brincourt qui dénonce « une entreprise de dégradation et d'avilissement qui relève plus de la psychiatrie que de la critique ». Dans Télérama, qui consacre au film trois articles (1 pour, 2 contre), Claude-Marie Trémois condamne « un film obscène et scatologique, d'une complaisance à faire vomir », ajoutant : « ce que l'on blasphème ici, c'est l'homme, le partage fraternel du pain et la notion même de fête. Ce que l'on sacralise, c'est l'excrément ». Le critique reproche à La Grande Bouffe ses fondements nihilistes qui détruisent le respect de soi-même et de la vie ». « Qui croit-on épater avec cette escalade dans le démontage biologique de l'homme (avec un petit h) ? », s'interroge de son côté Politique Hebdo.

Un film « physiologique »

C'est précisément cette veine « biologique » dont se réclame Marco Ferreri. Avant que ne déchaîne cette bataille, le cinéaste avait déclaré à L'Express : « on oublie toujours l'homme physiologique et ses nécessités. Craindre de le montrer, c'est gommer, oublier son côté tragique. C'est tricher. Eh bien moi, je fais des films physiologiques. Rien de philosophique dans tout cela ». « S'il faut des références culturelles, alors il faudrait parler de Rembrandt. Sa Leçon d'anatomie est un de mes modèles, il s'agit de plonger son bistouri bien à fond dans la réalité », ajoute-t-il dans un entretien à Positif. En effet, observe Paul-Louis Thirard dans la même revue, « Marco Ferreri répète ici le procédé utilisé en 1968 dans Dillinger est mort, lorsqu'il montrait la nuit de Piccoli d'un point de vue purement behaviouriste, sans jamais une seule indication psychologique sur les raisons qui le faisaient agir. Dans La Grande Bouffe aussi, les personnages sont abstraits. On ne sait rien de ce qui les pousse à en finir avec la vie ».

Une fable noire

Pour Jeune Cinéma, « on reconnaît le noir humour de Ferreri dans cette acceptation délibérée du physiologique ». Avis partagé par Alain Rémond, seul défenseur du film dans Télérama : « Quel sens peuvent avoir ces deux fonctions essentielles, la bouffe et le sexe ? Puisque, de toutes façons, on y restera. Autant les pousser à bout, jusqu'à l'absurde, puisque c'est ce qu'elles sont en fait : absurdes, face à la mort qui les ridiculise. Mieux vaut essayer d'en rire, puisque c'est le seul recours ». Le journaliste poursuit : « Marco Ferreri se contente de nous montrer, avec précision, ce que, pour vivre, nous nous efforçons farouchement d'oublier : notre corps, ce lieux merveilleux du bonheur, retournera à la terre, en pourriture. Voilà pourquoi c'est un film tragique, funèbre même. On rit, mais d'un rire toujours prêt à basculer dans le vide ». Pour Henry Chapier dans Combat, « Marco Ferreri rend perceptible l'étendue de notre désespoir. Son film est un conte noir, raconté à la manière d'une comédie-bouffe ». En effet, on assiste avec La Grande Bouffe à un renversement de paradigme. Les personnages inversent la fonction classique de la nourriture. Comme le précise Ferreri, « si on ne mange, on meurt. Mais là, ils mangent pour mourir ». Pour Cinémaction, le sujet de La Grande Bouffe « n'est pourtant pas surprenant au regard de l'évolution de la filmographie de Ferreri. La noirceur de son regard sur le monde fait de la mort un protagoniste omniprésent de l'ensemble de son œuvre. Rien de surprenant, donc, à ce que son nouveau film soit tout entier le récit d'un long et douloureux processus mortuaire, suicide laborieux d'autant plus insoutenable qu'il est ici accompli par le truchement de la nourriture et du sexe, deux éléments que notre société place au sommet de l'échelle des plaisirs ». D'ailleurs, observe Positif, « l'élément sexuel du film est d'une simplicité enfantine. Nous sommes bien loin des Anglais décrits dans le château fermé, ou du divin Marquis. Pas d'orgie collective, pas d'homosexualité, pas de sadomasochisme. Ces personnages nous sont donnés avec une sexualité enfantine mal dépassée. Le sexe est accessoire, mais la boisson aussi. Et bien sûr, pas de drogue : la seule drogue, c'est la bouffe. Ils se shootent au parmesan, et à la porchetta. Et c'est là sans doute, compte tenu des habitudes de pensées, ce qui a choqué le plus : la sexualité infantile de ces personnages socialement privilégiés, et l'idée enfantine de s'empiffrer à en crever ».

Réalisme ou surréalisme ?

La mort rôde en effet dans La Grande Bouffe. Sous la plume de Michel Flacon, on lit dans Le Point : « cette fable, qui pourrait sentir l'artifice, nous étreint par un accent personnel. On y perçoit la fureur atone d'un homme qui donne libre cours à sa hantise du « dévorant » mandibules au travail, ou cette Andréa dodue, reine des abeilles qui préside tendrement aux agonies de la ruche. En elle se traduit peut-être sa plus grande ambiguïté, l'obsession fascinée de la mort. Sa présence envahissante installe peu à peu l'angoisse ». « Ce personnage pourrait à la limite être purement fantasmatique. Elle est peut-être un symbole de l'Ange de la Mort, une Casarès sans motard », note Positif, qui poursuit : « un personnage surréaliste comme le sont ces quatre étranges cavaliers, fauteurs d'une proche Apocalypse », « organisant leur suicide dans le cycle infernal de l'absorption-déjection » (L'Humanité Dimanche), « surréaliste à la manière d'un Giorgio De Chirico ou d'un Paul Delvaux, comme l'est aussi ce décor d'un parc à l'abandon, enchâssé dans la ville, où poudroie une neige absurde sur des nudités de bronze », conclut Le Point. Pour Jean-Louis Bory (Le Nouvel Observateur) en revanche, « ce désespoir et cette méchanceté soulignent le refus du délire poétique. Marco Ferreri n'emprunte à Buñuel aucune de ses cartes : nulle dérobade surréaliste dans le déroulement de l'anecdote et du spectacle. Seule la logique la plus implacable ; seul le réalisme le plus cru ». Néanmoins, se désole Jacques de Baroncelli dans Le Monde, « pour nous convaincre que nous allons mourir d'une civilisation qui nous gave à l'excès, était-il nécessaire de recourir aux tristes litanies de la chasse-d'eau, du vide-ordures et du tout-à-l'égout ? »

Le crépuscule de la société de consommation

Le film sort en 1973, c'est à dire à la fin des Trente Glorieuses, période qui sacre une société occidentale qui s'est construite autour de la consommation des biens et des services. Pour certains, cette société trouve son achèvement avec La Grande Bouffe, dans une atmosphère de fin du monde. « Son magistrat, son restaurateur, son réalisateur de télévision, son pilote de ligne, incarnent, en un raccourci frappant, une civilisation de l'abondance » (Le Point). « Ces bâfreurs de luxe, ces dévots de la sacro-sainte Consommation, ces repus du Monde occidental, ces citoyens gavés des Nations nourries » (Le Nouvel Observateur) sont « les représentants d'une bourgeoisie décadente et moribonde » (François Nourrissier). « Ces quatre personnages miment l'holocauste de leur classe » déclare L'Humanité Dimanche. La Grande Bouffe, « c'est le coup de semonce (pétomanie élégiaque et vomissures lyriques) adressé à nos sociétés d'abondance d'une apocalypse signée Fauchon », ajoute Cinématographe, tandis que pour La Croix, « l'objet du film est de faire vomir de ses propres crimes une société qui creuse sa tombe à coups de fourchette et de frénésie sexuelle, cependant qu'alentour, la meute des affamés du tiers-monde attend son heure ». Dans Les Cahiers du cinéma, Pascal Bonitzer considère que le film est une charge contre la bourgeoisie capitaliste : « La Grande Bouffe témoigne de la présence de plus en plus forte des déchets dans la société de consommation que la bourgeoisie s'efforce de maîtriser. La société de consommation est celle des déjections. La mort doit intervenir comme un acte mécanique de production-consommation, le corps se transformant en viande qu'on met dans la chambre froide, tandis que la viande de consommation s'entasse dans le jardin », analyse le critique. Libre au spectateur de dégager la parabole.

L'art est toujours provocateur

L'Humanité dénonce une campagne réactionnaire et chauvine contre le film : « les tenants de l'ordre se sont emparés du film pour servir des fins politiques, mettre en cause la liberté de création et justifier la censure ». François Nourissier et Pierre Billard (Le Point) s'indignent : « rappelons à nos Pères la Vertu que leur vertu, professée aux dates adéquates, eût expédié au néant, au silence ou à l'asile le fou Van Gogh, le dingue Lautréamont, les déséquilibrés Nerval et Heine. Et Picasso, qui ne respectait pas la noblesse de la figure humaine ? Et Proust aux mœurs scabreuses ? .... ». Ces critiques poursuivent : « qu'on nous épargne les pollutions du sectarisme et les nuisances de l'Inquisition. Nous croyons l'homme d'aujourd'hui assez fort, la France de maintenant assez saine, la société moderne assez robuste pour supporter et digérer les légitimes agressions d'un art en liberté ».

De faux procès

Les procès moralisateurs intentés à La Grande Bouffe tourneront court : celui mené par Le Figaro entre autres, qui dénie au film sa nationalité française (c'est une coproduction franco-italienne), au prétexte que son auteur est italien, et qui place Ferreri dans la continuité d'une cinématographie caractérisée comme définitivement obscène. « Pour le Grand Prix de l'abjection, il est le grand favori, car il bat le dernier Pasolini sur la pétomanie. Quant à la demi-livre de beurre de Bertolucci, c'est jeu de premier communiant à côté d'un tuyau de Bugatti qu'on enfile où vous savez », écrit Le Canard enchaîné. De même, ceux qui accusent Marco Ferreri d'avoir voulu « faire du fric » avec un film à scandale échoueront à le discréditer. En effet, comme le constate Jeune cinéma, « tout le talent du cinéaste tient à sa démesure, à son besoin d'excès ». Marco Ferreri n'a cessé de déconcerter. Pierre Billard (Le Point) rappelle que « Ferreri fait depuis 13 ans à peu près toujours le même film : aucun jusqu'alors n'a eu un vrai succès. Cela fait deux ans qu'il cherche à faire La Grande Bouffe : personne n'en voulait. Quand il signa avec un producteur, celui-ci eut toutes les peines du monde à trouver un financement, personne n'y croyait. Maintenant, effectivement, le film parait assuré de recettes considérables, en partie grâce aux promoteurs du scandale », conclut-il non sans ironie.

Tempête dans un verre d'eau

Le Point constate : « la croisade a bel et bien eu lieu : fanatique mais volatile. Après trois semaines de sermons tonitruants, le scandale de La Grande Bouffe apparaît pour ce qu'il est : un soufflé trop vite monté et qui laisse un arrière-goût d'amertume ». Le parfum de scandale a attiré dans les salles un public nombreux, les spectateurs ont reçu avec un grand flegme ce film qui a conduit tant de bons esprits au bord de la crise de nerfs. Aucune association ne s'est manifestée pour protester. « Ce drame de Marco Ferreri où l'on pète en parlant de la Mort, où l'on fornique, mange, rote, défèque, toutes activités inconnues des grands esprits, méritait, on le voit, de prendre des dimensions nationales ! » ironise François Nourissier. Même si, comme l'écrit Le Monde, « c'est un film qu'on admire, qu'on flaire, bientôt qu'on dévore, mais qu'on ne digère pas. Quel compliment ! ».


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.