Histoire orale de Touche pas à la femme blanche (Marco Ferreri, 1974)

Delphine Simon-Marsaud - 18 novembre 2021

1973, Marco Ferreri voit cet immense trou au cœur de Paris, sur le chantier de démolition des Halles de Baltard. « Voici un formidable terrain vague où les enfants viendraient jouer aux Indiens ». Il décide aussitôt d’y poser sa caméra, convie son scénariste attitré et ses camarades de La Grande Bouffe, et soudain, devant le parvis de l'église Saint-Eustache, surgissent le général Custer, Buffalo Bill et Sitting Bull . L’idée est géniale, les personnages extravagants et le tournage loufoque. Pourtant le film est un échec total à sa sortie… Retour sur l’histoire d’un western pas comme les autres, racontée par ceux qui l’ont vécue.

Le général Custer (Mastroianni) et le général Terry (Noiret) devant la Bourse de commerce de Paris

Avec Marco Ferreri (réalisateur), Philippe Noiret (acteur), Marcello Mastroianni (acteur), Michel Piccoli (acteur), Rafael Azcona (scénariste), Noël Simsolo (acteur et historien du cinéma), Catherine Deneuve (actrice), Darry Cowl (acteur), Ugo Tognazzi (acteur), Serge Reggiani (acteur).


« Une fantaisie, folle, farfelue, faite dans l’euphorie de La Grande Bouffe »

Marco Ferreri : J’ai écrit et réalisé ce film pour tous les enfants du monde. Le western exprime de façon simple et élémentaire les concepts : Dieu, Famille, Patrie. J’avais envie de reprendre ces idées et de les faire éclater par le rire.

Michel Piccoli : En tant qu’acteurs, nous nous sommes régalés sur La Grande Bouffe. Mastroianni, Tognazzi, Noiret et moi étions tellement bien ensemble que tout devenait facile, simple comme la vie de tous les jours. Nous avions des rapports de gamins. Nous avions une telle confiance en Marco, il avait une telle confiance en nous que rien ne nous échappait de son œil ou de son silence. Quand il tournait, il disait : « Moteur », il ne regardait pas, il écoutait. C’était un homme d’une décence, d’une pudeur extraordinaires, qui faisait des films complètement impudiques, d’une impudeur splendide davantage que de provocation. Sa caméra aussi était extraordinaire : grande technique, extrêmement précise, simple et discrète.

Marcello Mastroianni : La Grande Bouffe représente un exemple éclatant de complicité entre les acteurs et le réalisateur, avec cette atmosphère de chambrée qui fait que l’acteur se débarrasse de ses angoisses, et apprécie le fait d’être avec des amis, sans attribuer plus d’importance que cela à celui d’entre eux qui aura le premier plan. Cela a donné naissance à un extraordinaire travail de collaboration et d’équipe, dont le mérite revenait à Ferreri qui a réussi à créer ce climat où les acteurs abandonnent leur air de diva et deviennent de vrais collaborateurs.

Rafael Azcona : Ferreri savait séduire les acteurs. Il arrivait très vite à créer un rapport amical. Dès qu’il a connu Marcello, il est devenu son ami. Même chose avec Tognazzi, qui nous invitait le week-end et nous faisait la cuisine. Ils étaient de réels complices.

Philippe Noiret : Après La Grande Bouffe, aucun d’entre nous n’avait envie que les choses s’arrêtent. Nous voulions tourner à nouveau tous ensemble, et le plus vite possible. Avec Marco, nous avons donc évoqué différentes pistes. D’abord tenté par une nouvelle version des Trois Mousquetaires – mais deux au moins étaient déjà en tournage, celle de Richard Lester et celle des Charlots -, Marco a finalement eu cette idée de tourner sa propre version de Little Big Horn, la fameuse bataille au cours de laquelle les Indiens ont défait la cavalerie américaine.

Catherine Deneuve : Touche pas à la femme blanche est une fantaisie, folle, farfelue, faite dans l’euphorie de La Grande Bouffe.

Noël Simsolo : Au début, ça devait s’appeler Custer, titre sur lequel le film était annoncé. Une production de Jean-Pierre Rassam et de Jean Yanne. Un film pensé comme une grosse machine, car grâce au succès de La Grande Bouffe, Ferreri n’avait jamais eu autant d’argent pour tourner un film. Il reprenait donc les mêmes comédiens – Piccoli, Tognazzi, Mastroianni et Noiret – et autour de ce carré, il invitait Catherine Deneuve, mais aussi Serge Reggiani, Alain Cuny, Darry Cowl. C’était donc un gros budget.

Philippe Noiret : Le général Custer est joué par Mastroianni et son grand rival Buffalo Bill par Michel Piccoli. Les Indiens sont incarnés par Reggiani, Alain Cuny et le papa de Piccoli, Henri Piccoli, tandis qu’Ugo Tognazzi fait Mitch, un renégat obséquieux.

Noël Simsolo : Un peu avant, Ferreri avait participé à une idée identique de Jean-Luc Godard, mais beaucoup plus expérimentale, Le Vent d’Est. Film manifeste du groupe Dziga Vertov, c’est une réflexion sur la lutte des classes, qui utilise les stéréotypes du western traditionnel. Ferreri en était le producteur exécutif. C’était donc une idée déjà dans l’air, le côté western moderne avec anachronisme. On était quelque temps après 1968, La Grande Bouffe avait ouvert un tas de portes. Le cinéma de genre, on pouvait le mettre en l’air, alors on y allait !

Rafael Azcona : Quand j’ai rencontré Ferreri dans les années 1950, il vivait en Espagne. Je travaillais à Madrid dans une revue humoristique qui s’appelait La Codorniz. Un jour, le téléphone sonne et on me dit qu’un producteur italien voudrait acheter les droits de l’un de mes livres. Je n’allais jamais au cinéma, je n’en avais pas l’idée. Lors de notre premier rendez-vous, je me retrouve devant une porte avec une belle plaque : Albatros Films. Sur une petite table, je remarque un collage de coupures de journaux espagnols de l’époque, très ironique et sarcastique envers le régime de Franco. C’est Ferreri qu’il l’avait fait. Si la police était tombée dessus, il aurait été emprisonné sur le champ. Cela m’a immédiatement prédisposé en sa faveur.

Michel Piccoli : L’humour méchant et drolatique de Ferreri avait trouvé sa concrétisation et le moyen de se conformer chez Rafael Azcona, un scénariste qui savait être d’une méchanceté exemplaire. Il fournissait une trame à Ferreri qui, ensuite, rêvait et ruminait sur un malaise mis en place par Azcona.

Michel Piccoli (Buffalo Bill)

Rafael Azcona : Quand nous avons commencé à travailler ensemble, je lui ai dit que je ne connaissais rien à l’écriture des scénarios. Il a tout fait pour me rassurer. À l’époque, on présentait encore les scénarios sur deux colonnes, d’un côté l’action, de l’autre les dialogues. L’important, me disait-il, c’est qu’on ne doit rien comprendre si on lit seulement la colonne des dialogues. On s’est mis à parler, à travailler…

Michel Piccoli : Ferreri avait le contrôle sur tout l’attirail du cinéma. Il en connaissait tous les mécanismes. La production, les lumières, le montage, tout.

Rafael Azcona : J’ai écrit dix-sept films avec Marco. C’est l’homme le plus charmeur que j’aie jamais connu, et cela malgré son mauvais caractère. C’est la personne avec laquelle j’ai le plus ri dans ma vie, j’adore ça. À Madrid, dès qu’on avait un peu d’argent, on allait manger des sardines grillées et des côtelettes d’agneau. Marco mangeait énormément, et moi aussi. Lors de notre deuxième collaboration – un gros producteur italien voulait nous engager -, j’ai rejoint Marco et ce producteur à l’hôtel Castellana Hilton. Ils étaient installés dans une suite composée de chambres à coucher et d’un salon. Là, il y avait un monde fou : une douzaine de jeunes filles, des starlettes plus ou moins vertueuses mais absolument merveilleuses, un vieil homme qui avait été curé à Santa Cruz de Tenerife, un infirmier armé d’une seringue pour faire des piqûres – des vaccins ou je ne sais quoi. Un couple ou deux étaient en train de faire l’amour, les hommes mangeaient du poulet et le curé bénissait tout le monde. J’ai trouvé ça formidable.

Marco Ferreri : En tout cas, les esprits sensibles pouvaient être rassurés : pour Touche pas à la femme blanche, il n’y aurait cette fois ni ripaille alimentaire ni excès sexuels. J’avais suffisamment entendu de propos ridicules me concernant pour stopper là. « Ferreri scatologique ». « Ferreri pornographique ». Fini ! Désormais, je suis romantique ! L’ombre me va bien. Je n’ai pas envie de devenir un numéro. D’être le monsieur de La Grande Bouffe. Ce que j’espère seulement, c’est que des films comme Dillinger est mort profitent un peu de ma renommée pour ressortir et bénéficier d’une audience qui leur a fait défaut quand j’étais inconnu.

Rafael Azcona : Avec La Grande Bouffe, Marco n’a jamais eu l’intention de provoquer. L’idée de se faire un public par ce moyen ne lui est jamais venue à l’esprit. Il n’était pas vraiment fier du scandale de Cannes. Il s’est dit qu’on ne l’avait pas compris et je n’ai pas le sentiment que ce soit un film si terrible.

Marcello Mastroianni : Marco avait un caractère très différent de celui de Fellini, c’était un homme qui parlait peu, un chien qui aboyait, mais qui ne mordait pas. Il a fait des films très stimulants et très beaux, en avance sur son temps. Marco était l’un de ces hommes qui regardent toujours vers l’avant.

Rafael Azcona : Quand il voulait séduire quelqu’un, il parvenait toujours à ses fins. Il était très intelligent, avait du flair, une sorte de sixième sens. Combien de fois l’ai-je vu s’intéresser à des choses qui devenaient à la mode six mois ou un an plus tard ? Il m’éblouissait. Son parti pris était arrêté pour ce film-là : il irait à rebours des trop nombreux films américains qui encensaient Custer et mettaient à mal les Indiens. Plus généralement, le cinéma de Marco répondait au fait que trop de films subliment l’amour, l’amitié, la paternité, la maternité. Il voulait en faire des lieux communs. Des films à rebrousse-poil. Certes, tout le folklore du ventre de Paris n’existe plus, la soupe à l’oignon… Même s’il reste « le Pied de Cochon ». Nous risquions les anachronismes mais, dans le fond de cet énorme trou, c’était vraiment le Far West. On pouvait y mettre tout ce qu’on voulait.

Les Indiens Serge Reggianni et Alain Cuny


Une métaphore politique

Marco Ferreri : L’épopée, moi, je m’en fous. Ce qui m’intéresse, c’est d’étudier les rapports entre opprimés et oppresseurs. Mes Indiens représentent un sous-prolétariat à qui la civilisation bourgeoise ne veut même pas laisser un territoire en ruine.

Rafael Azcona : Marco aimait les repérages. Il marchait beaucoup à pied. Je l’ai vu faire des kilomètres sous un soleil de plomb. De même à Paris pour l’écriture de Touche pas à la femme blanche. On marchait sans but, la nuit, dans les Halles, simplement pour comprendre, flairer les endroits. Quand il m’a demandé d’y travailler, j’ai consulté des tas d’ouvrages pour me documenter. J’ai appris par exemple que Custer était un monsieur terrorisé à l’idée de perdre ses cheveux et, lorsque j’ai donné mes notes à Marco, rien ne l’a étonné. Il pressentait tout. Un flair prodigieux.

Marco Ferreri : C’est une farce. C’est la seule façon qui nous reste de nous exprimer librement. Avec de la vitalité et de la force. Mais à côté de la dérision, il y a le drame, et, dans cette histoire moderne, les mots dits par le général Custer sont souvent ceux prononcés aujourd’hui par les apprentis officiers de Saint-Cyr, ceux qui veulent encore mourir pour la patrie.

Marcello Mastroianni : Custer est quelqu’un qui aime la guerre, donc un type dangereux, qui a fait un plan de bataille qu’il ne suit pas d’ailleurs. Personnellement, moi quand je le jouais, je me voyais avec l’image d’un général qui commande, pas comme on le voit dans les journaux ou les livres d’histoires, mais comme un mégalomane, un cabot qui crie et qui fait des grimaces.

Rafael Azcona : Touche pas à la femme blanche traite de l’anti-héros. Custer est un homme faible, qui n’a aucune identité. C’est le fruit d’une légende. Ferreri a fait une radiographie du lâche. Je ne pense pas qu’il voulait prendre position sur les États-Unis. Il parlait des individus, des Indiens, de leur grandeur.

Marco Ferreri : Dans le film, il y a tous les éléments du western : le saloon, l’hôtel, le train, le chanteur au banjo, le représentant des affaires indiennes, Custer, Buffalo Bill et Sitting Bull. J’ai eu envie d’utiliser les mêmes concepts, les mêmes sentiments, les mêmes formes, mais pour aboutir à un tout autre contenu. Je ne voulais pas tourner ce film dans un village espagnol. Parce que si vous regardez autour de vous, vous vous rendez compte que nous vivons toujours dans un climat de western. Dans toutes les villes, à un coin de rue, on se heurte à un 7e régiment de cavalerie qui emploie la même tactique pour occuper une usine à quatre heures du matin qu’un village Indien. J’ai vu la charge du 7e régiment de cavalerie à Paris, boulevard Saint-Michel, à Rome, aux États-Unis. Et puis le monde d’aujourd’hui n’est pas tellement différent de celui du général Custer. Il y a toujours des génocides. Seulement les Indiens, pour moi, ce sont les ouvriers immigrés, le prolétariat opprimé. L’environnement a changé, mais la lutte des oppresseurs contre les opprimés n’a pas cessé. Notre société a toujours les mêmes manières pour imposer son mode de vie, pour tuer toute forme de civilisation qui lui est étrangère.

Rafael Azcona : Suivre son processus mental n’était pas facile. Il était plein d’intuitions. Le souci de l’individu était chez lui fondamental. S’il avait été français, peut-être aurait-il été plus rationaliste. Marco n’avait pas selon moi de système de pensée. C’est vrai qu’il militait à gauche, mais je ne pense pas que son œuvre soit le produit d’une réflexion, au sens propre, ni qu’il fût un cérébral. C’était un viscéral – quoique le cerveau soit aussi un viscère – avec de vrais mouvements de cœur.

Marco Ferreri : L’argent ne changeait rien à ma position. J’étais très conscient d’être dans un système. Je sais qu’un cinéaste ne peut pas faire la révolution, mais préparer à la réforme. Je m’y attache, à ma façon, depuis que j’ai décidé de me servir d’une caméra. Mon travail ne doit pas être si inefficace ni si futile, puisqu’il dérange.

Marcello Mastroianni : Si on connaissait Ferreri et qu’on était d’accord avec son monde, ses idées, on n’avait pas besoin de se dire beaucoup de choses. Il suffisait qu’il fasse un petit geste. D’ailleurs, il ne faisait jamais plus, il se fatiguait beaucoup et il n’aimait pas expliquer les choses. On le comprenait ou on ne le comprenait pas. Mais si vous étiez son complice, si vous le connaissiez dans la vie, vous saviez très bien ce qu’il voulait dire. Il suffisait qu’il vous donne une idée, vous la suiviez et vous réalisiez ce qu’il voulait voir.

Michel Piccoli : Depuis Dillinger est mort, tourné en 1969, nous ne nous sommes pas quittés avec Marco, même quand on ne travaillait pas ensemble. C’était une sorte d’osmose entre lui et moi. Quand on faisait un film avec Ferreri, c’était comme si on était devant un double microscope. Les yeux de Ferreri étaient déjà deux microscopes, plus la caméra. Je me sentais complètement à l’aise devant sa caméra et devant lui. Car il était d’une tendresse, amoureux des gens, amoureux des enfants, amoureux du monde. Il cachait cette tendresse par une agressivité, des silences ou de temps en temps des pointes que l’on dit de méchanceté, mais en fait c’était un timide d’une douceur extraordinaire. Il ne parlait pas, ne racontait pas d’histoires, ne parlait jamais de lui. Il criait, il éructait…

Marco Ferreri sur le tournage de Touche pas à la femme blanche


Un tournage dément

Catherine Deneuve : J’ai un rôle parmi d’autres, une jeune infirmière sur le front qui vient soigner les blessés américains. Et qui a un grand coup de foudre pour le colonel Custer. Qu’est-ce qu’on a ri en tournant ce film ! J’avais déjà tourné Liza avec Ferreri. Au début, j’ai été très désorientée : Marco ne criait pas, il hurlait. C’était un violent. Mais s’il y a beaucoup de cinéastes qui aiment tourner avec des femmes, il y en a très peu qui écrivent de très beaux personnages féminins. Marco était de ceux-là.

Darry Cowl : Je suis vétérinaire dans le film et j’embaume les Indiens. Je vide les Indiens et je mets des journaux dedans. Et puis je marche, je dors, je mange. Il y avait une ambiance très chouette sur le tournage. J’étais ravi, je jouais avec des comédiens et des comédiennes fantastiques. Et nous étions tous fantastiques.

Catherine Deneuve : On tournait dans une boutique où se trouvaient des morceaux de viande venus tout droit des abattoirs. L’odeur était atroce. Tout se déroulait dans une ambiance un peu folle. Par exemple, dans la scène de la grande attaque de la bataille, tout le monde se déchaînait avec passion. Du coup, les ambulances présentes avaient de vrais blessés à ramasser ! C’est ce ton insolent et audacieux qui m’a séduite pour ce film.

Catherine Deneuve, Michel Piccoli et Darry Cowl

Philippe Noiret : Ce western était une vraie folie. Nous n’avions jamais lu le scénario. Ils m’ont habillé en général pour jouer le général Terry, le supérieur hiérarchique du colonel Custer. Et Marco me faisait dire les phrases que je devais réciter. Pendant le tournage, on ne savait pas de quoi parlait le film. Et puis il y avait ce bivouac de la cavalerie à la fontaine des Innocents, tout d’un coup on se prenait à douter, on commençait à y croire. Le film était un précieux témoignage sur le drame urbanistique que fut la destruction des Halles de Baltard, et dont Paris ne s’est toujours pas remis. À l’époque, la destruction de cette architecture de fer n’avait suscité que quelques rares protestations. C’est un film que j’adore, je le trouve magnifique.

Noël Simsolo : C’était un tournage absolument dément. Dans les Halles en démolition, dans la chaleur de l’été, au milieu des poussières et du vacarme provenant de la continuation des travaux d’excavation, Marco dirigeait des comédiens dociles, mais souvent effarés puisque le scénario ne cessait de subir des changements. À part quelques acteurs, les autres n’ont pas lu le scénario. Moi, je fais le représentant des Affaires indiennes – et je n’ai jamais lu autre chose que les feuilles de mon propre rôle. Je ne dis pas qu’on ne savait pas ce qu’on tournait, parce que Marco nous disait quoi faire. En fait, ça ressemblait à un happening tout le temps. Mais quand on voit le film terminé, on comprend bien que Marco savait absolument où il allait.

Rafael Azcona : Les dialogues reflètent les conversations préalables qu’on a eu avec Marco. Au moment du tournage, il pouvait introduire des changements, mais jamais il ne cherchait à enrichir ou à développer : il coupait ce qui n’allait pas. Avec lui, j’ai appris à ne pas avoir d’amour-propre. Lorsqu’on travaille avec quelqu’un, il faut dire tout ce qu’il vous passe par la tête. Les idioties, vous devez les assumer sans honte. Si on est digne et pudique, la collaboration est impossible. Ce serait comme faire l’amour avec pudeur : horrible !

Philippe Noiret : J’aimais sa façon d’être ; toujours sérieux, et tout d’un coup, en train de sourire. On pouvait le trouver brusque, mais jamais méchant. Sur le tournage, il attendait sur son tabouret. Il se rongeait les sangs. Parfois, il lui arrivait de piquer des colères énormes, disproportionnées. Pour s’en empêcher, pour ne pas se mettre à hurler, il mordait son mouchoir à pleines dents. On sentait que s’il l’enlevait, il allait exploser. C’est de lui que j’ai pris ce goût des mouchoirs de couleurs italiens.

Darry Cowl : Merveilleux ! J’adorais ce bonhomme. Là, j’avais un rôle difficile, parce que je tournais dans une triperie et que Ferreri était un monsieur qui voulait la vérité à tout prix. Je tournais dans les tripes qui étaient là depuis une semaine, en plein été, ça cocottait ! C’était effroyable là-dedans, j’avais du sang partout.

Noël Simsolo : La caméra était dans les rues du quartier, sans aucun souci d’en décaler l’apparence originale, accentuant de la sorte le côté carnavalesque, grotesque et guignolesque de l’aventure. En récurrence de la farce, le film devenait un documentaire sur les Halles en pleine mutation et un portrait précis d’une importante métamorphose de Paris, intégrant souvent les mouvances sociologiques de l’après-Mai 68 en amalgamant les Indiens avec les hippies, mais aussi avec les immigrés présents dans la capitale.

Ugo Tognazzi : Je jouais le rôle d’un admirateur du général Custer. Un Indien intégré qui habite à Paris et qui tient une boutique avec sa famille.

Serge Reggiani : Moi je jouais tout nu, sauf ce qu’il fallait pour ne pas être tout à fait nu. J’étais également sans cheveux parce que, pour les Indiens, un homme sans cheveux n’est pas vraiment un homme. J’avais le rôle du fou, le fou du roi en quelque sorte, celui qui dit la vérité avec un certain humour.

Ugo Tognazzi, l'Indien intégré (à gauche) - Les Indiens Serge Reggiani et Henri Piccoli (à droite)

Noël Simsolo : Par moment, on voyait des gens habillés en hippie. On ne savait pas si c’étaient des figurants du film ou pas. Il y avait une espèce de mélange et Marco s’en foutait. Il était là, il faisait amener des grosses barriques de frites comme ça, énormes, grasses, dégueulasses. Et il mangeait des frites pendant qu’on jouait, si bien qu’après le tournage il a été malade comme une bête. Et tout le tournage était comme ça, une folie totale, dans la poussière, les frites grasses, les cris, les gens qui venaient. Les groupies, toutes les nanas qui venaient – on était à une époque de l’amour libre, vous vous rendez compte alors ! Seulement, pas fou, Marco avait engagé la femme de Tognazzi pour faire sa femme dans le film. Mastroianni était avec sa femme Catherine Deneuve. Noiret avec sa femme Monique Chaumette. Quant à Piccoli, il n’était pas souvent là, donc ça allait. Bon mais alors du côté des petits rôles et des figurants, ça draguait ! Sauf un type formidable avec qui je parlais un peu, pas beaucoup parce qu’il était déjà très fatigué et très malade. Personne ne le reconnaît dans le film, il est formidable, c’est Franco Fabrizi, celui qui fait Tom, le frère de Custer. Interprète extraordinaire dans I Vitelloni et Il Bidone de Fellini.

Rafael Azcona : C’était une fête continuelle, cette rue Saint-Denis, avec toutes ces putes, de quoi étourdir un type comme moi qui suis resté un provincial.

Noël Simsolo : Pour l’anecdote, un scoop : ceux qui ont vu le film ont pu remarquer celui qui joue de la trompette et qui reçoit la flèche dans le cou. C’est Vincent Lagaffe. Il ne s’appelle pas encore comme ça à l’époque. C’est lui tout jeune. Très gentil d’ailleurs. Comme il joue de la trompette, il a eu un cachet plus important. C’est peut-être ça qui l’a conduit à TF1, mais ça c’est une autre histoire.

Philippe Noiret : À ce moment-là, à l’été 1973, je m’apprêtais à tourner dans L’Horloger de Saint-Paul, le premier film de Bertrand Tavernier. Je mettais donc les week-ends à profit pour venir interpréter mon rôle du général Terry et enregistrer mes scènes. Le reste du temps, Marco utilisait une doublure. Sous mon képi, il m’avait fait coincer un mouchoir. Ce subterfuge lui permettait de me faire participer lorsque je n’étais pas là. Pour la synchronisation, j’ai eu ensuite beaucoup de répliques à dire de dos.

Michel Piccoli : Je travaillais avec Marco par télépathie, c’était sa manière de transmettre le jeu qu’il attendait de moi, de susciter mon invention. Il n’expliquait pas la psychologie. Pour lui, le comédien était soit une marionnette, soit un créateur. Pas d’autre alternative. D’une douceur extrême, il était aussi un manipulateur. Finalement il faisait du bonneteau avec son cinéma.


Derrière l'échec, un film prémonitoire...

Marco Ferreri : Sans doute, certains n’admettront pas la forme adoptée par le film. Ce sont ceux qui ne peuvent pas concevoir un western dans le cadre des Halles, dans le cadre d’une ville, qui ne comprennent pas qu’il faut à présent utiliser le langage cinématographique, les paroles, les sons, l’image d’une autre façon, et qui ne savent pas déchiffrer l’Amérique.

Noël Simsolo : Touche pas à la femme blanche est un film auquel Marco croyait très très fort. Malheureusement, Simon Mizrahi, l’attaché de presse, m’appela le jour de la sortie du film : « Faut qu’on voit Marco, il va pas bien ». Car dès la première séance, on a compris que le film serait un échec commercial absolu. Et ce fut un échec commercial absolu. Marco en était bien marri, il a eu beaucoup de mal à s’en remettre et à monter ensuite La Dernière Femme.

Marcello Mastroianni : Touche pas à la femme blanche fut une aventure qui allait recevoir un accueil réservé. Peut-être qu’après La Grande Bouffe, le public s’attendait à un autre film du genre scandaleux et que dans celui-ci il n’y a au contraire qu’une transposition d’époque, de costumes, d’événements. C’est un film surréaliste dont la portée satirique échappe sans doute à beaucoup de spectateurs. Je sais que nous autres acteurs, complices du réalisateur, nous l’avons fait avec beaucoup d’enthousiasme. Quand il dit que c’est un western pour les enfants, c’est tellement vrai que nous les acteurs, on l’a joué comme on le ferait pour les enfants, comme on le ferait avec des marionnettes.

Darry Cowl : J’ai pas eu de pot, je tourne dans une distribution jamais vue nulle part, il n’y a que des vedettes, et ça se casse la gueule. Un plateau terrible, je tourne dedans, j’ai un petit rôle marrant, et le film ne fait rien du tout, alors, c’est comme ça.

Philippe Noiret : Mais en fait, Marco avait encore une autre idée derrière la tête. Il n’était pas content des royalties que Jean-Pierre Rassam lui avait versées pour La Grande Bouffe. Il avait donc confié à Alain Sarde qu’il voulait faire un film pour le ruiner. Dans cette perspective, Touche pas à la femme blanche lui a paru le film idéal ; et de fait, il a connu un bide monumental. Le jour de la sortie, Ferreri est allé avec Sarde au Normandie pour s’enquérir du nombre d’entrées. Lorsque la caissière lui a répondu qu’il n’y avait pas plus de deux spectateurs, il a murmuré en roulant des « r » : « J’ai réussi. » Rassam était quelqu’un qui avait un génie pour la production, un vrai courage dans ses choix, une invention et une imagination qui lui auraient permis de faire des choses encore plus étonnantes, s’il n’était pas mort trop tôt.

Rafael Azcona : C’est vrai que parfois Marco pouvait être têtu, antipathique, sans doute parce qu’il croyait à ce qu’il faisait. Je me suis querellé avec beaucoup de metteurs en scène, il m’est même arrivé d’abandonner le travail, mais avec Marco, même si j’ai pu me lever et quitter la place avec une sensation d’amertume, je n’ai jamais eu la sensation d’être blessé dans mon amour-propre. Et c’était quelqu’un de tellement inventif ! Quand on était dans un café, on s’amusait à inventer des dialogues pour les gens de la table à côté. C’était fantastique. Je regrette même que cela n’ait pas été enregistré.

Noël Simsolo : Il est évident que le film est tout à fait actuel aujourd’hui. Indiens, Noirs, Arabes. Tous les gens qui n’ont pas la peau blanche dans un pays qui se veut blanc, ça ne va pas. Je pense qu’il y a des films prémonitoires. Aujourd’hui c’est un film qui est tout à fait lisible, compréhensible. À l’époque les gens n’ont pas compris, peut-être qu’il fallait du temps pour comprendre le film, il fallait avoir les dangers et les périodes politiques qu’on a eus, les excès qu’il y a eus. Ferreri n’a pas fait une simple farce pour s’amuser avec la mythologie américaine. Il a fait un film prémonitoire et même sur le quartier. Au fil du temps, c’est devenu un film culte.

Les Indiens Serge Reggiani et Alain Cuny


Propos extraits de : L'Express du 9 juillet 1973 et du 21 janvier 1974 ; Le Monde du 24 janvier 1974 ; Entretien avec Rafael Azcona, Les Cahiers du cinéma n°515 (juillet-août 2015) ; Entretien avec Michel Piccoli, Les Cahiers du cinéma n°607 (décembre 2005) ; Dialogues égoïstes, Michel Piccoli (1976) ; J'ai vécu dans mes rêves, Michel Piccoli (2015) ; Mémoire cavalière, Philippe Noiret (2007) ; Cours de cinéma de Noël Simsolo au Forum des Images (28 novembre 2013) : Suppléments du DVD Touche pas à la femme blanche (Opening/Les Films de ma vie) ; Entretiens avec Marco Ferreri, Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve (Archives INA).


Delphine Simon-Marsaud est chargée de production web à la Cinémathèque française.