Histoire orale de la Trilogie des Trois Couleurs de Krzysztof Kieślowski

Delphine Simon-Marsaud - 27 août 2021

Genèse, récits et secrets de tournage d’une trilogie qui scella la renommée internationale de son auteur, deux ans avant sa mort en 1996. Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge, raconté par ceux qui l’ont vécu, sous la direction d’un homme qui impressionnait, Krzysztof Kieślowski, réalisateur exigeant et passionné.

Trois Couleurs Rouge

Avec : Krzysztof Kieślowski (réalisateur), Krzysztof Piesiewicz (scénariste), Irène Jacob (actrice), Marin Karmitz (producteur), Juliette Binoche (actrice), Yann Tregouët (acteur), Roman Gren (traducteur), Jean-Claude Laureux (ingénieur du son), Charlotte Véry (actrice), Sławomir Idziak (chef opérateur), Edward Kłosiński (chef opérateur), Emmanuel Finkiel (réalisateur), Zbigniew Zamachowski (acteur), Julie Delpy (actrice), Geneviève Dufour (scripte), Piotr Sobociński (chef opérateur), Jean-Louis Trintignant (acteur), Zbigniew Preisner (compositeur).


Krzysztof Kieślowski : Bleu, blanc, rouge : liberté, égalité, fraternité. Une idée de mon scénariste, Krzysztof Piesiewicz. On voulait voir comment fonctionnaient aujourd’hui ces trois mots sur le plan humain, intime, personnel plutôt que philosophique, politique ou social.

Krzysztof Piesiewicz (scénariste) : Un soir, à la télévision, je vois l'interview d'un compositeur polonais, accompagné de sa femme. Je me suis dit alors que cette femme devait tenir un rôle important dans sa vie. Ce fut le point de départ de la trilogie, de Bleu.

Krzysztof Kieślowski : La rencontre avec Krzysztof Piesiewicz a été fondamentale, un de ces hasards que je pense avoir mérité d’une certaine manière. J’ai pris tant de décisions dans ma vie, que j’avais mérité de rencontrer un tel homme.

Krzysztof Piesiewicz : Avocat de profession, je me suis occupé exclusivement de procès politiques depuis 1982. Auparavant, j’avais écrit des poésies, ainsi que des essais sur les rapports de la morale et du droit. Kieślowski voulait réaliser un documentaire sur ces procès. C’est là qu’a débuté notre collaboration et notre amitié. Il m’a proposé de travailler sur l’atmosphère de l’État de siège, sur ce que je ressentais du climat ambiant. De là, est né Sans fin.

Krzysztof Kieślowski : Ce n’était pas tant sa pratique judiciaire qui m’intéressait, plutôt sa sensibilité, sa façon de voir le monde, sa position par rapport aux événements, à l’Histoire, aux livres qu’il avait lus.

Krzysztof Piesiewicz : La personnalité de Krzysztof me fascinait. Nous avions beaucoup de choses à nous dire sur cette période difficile qu’était l’État de guerre. Dans cet environnement, notre rencontre à Varsovie a été déterminante pour nous deux.

Irène Jacob : Le Décalogue, Brève Histoire d’amour, La Double Vie de Véronique… Krzysztof a écrit tous ces films avec cet avocat. Il voulait travailler avec quelqu’un qui n’était pas dans une métaphysique mais, au contraire, inscrit dans le réel d’une société, le réel du couple, d’une famille.

Krzysztof Piesiewicz : On a eu tous les deux envie de faire un triptyque, sur le même principe que Le Décalogue, mais à partir de la trinité de la Révolution française incarnée chacune par une couleur du drapeau français. Liberté, égalité, fraternité : on a beaucoup cherché autour de ces trois mots, mais c’était toujours trop simple. Rien ne se cachait derrière. C’est finalement l’idée des personnages qui se croisent qui a déclenché l’idée. On s’est alors posé ces questions : « Qu’est-ce qu’on veut raconter ? Qu’est-ce que les gens respirent aujourd’hui ? » Et puis on a essayé de vivre avec eux, en décrivant leur caractère plutôt qu’en racontant leur histoire.

Marin Karmitz : J’ai découvert l’œuvre de Kieślowski avec Le Décalogue. Nous nous sommes rencontrés à Paris dans le cadre d’une association de cinéastes européens. Il est venu chez moi, avec un traducteur, et nous avons eu durant plusieurs heures une discussion assez décisive qui portait sur le cinéma, la morale. À la fin, je lui ai demandé : « Est-ce que vous avez envie que nous travaillions ensemble ? »

Krzysztof Kieślowski : Marin Karmitz était incomparablement plus expérimenté que mon producteur précédent. C’est un homme aux idées claires, ouvert à toutes les discussions pour trouver une solution satisfaisante pour les deux parties. Dans un certain sens, il m’a servi de caisse de résonance. Je pense que de tels producteurs sont rares.

Marin Karmitz : Je suis ensuite allé le regarder travailler sur le tournage de La Double Vie de Véronique. C’était assez impressionnant : cela se passait dans une incroyable rapidité, avec une équipe réduite. Ce qui m’a d’abord frappé, c’est son approche documentaire de la fiction. Cela lui permettait en partie de résoudre le problème du réalisme.

Krzysztof Kieślowski : Pour moi, le documentaire est une plus grande forme d’art que le film de fiction, car je pense que la vie est plus intelligente que moi. Qu’elle crée des situations plus intéressantes que celles que je saurais inventer moi-même.

Marin Karmitz : Dans nos réunions de travail, nous discutions de chaque page, de chaque point, de chaque personnage. Il notait très soigneusement ces remarques sur un carnet et s’en servait pour rebondir en faisant d’autres propositions. J’ai rarement eu avec un metteur en scène un dialogue qui aille aussi loin. Dans les vingt pages du synopsis, tout était déjà là : il fallait simplement que je lui dise oui ou non. Ensuite, il y avait une deuxième version, dialoguée, d’une centaine de pages. Nous avons ainsi avancé, scénario après scénario.

Krzysztof Kieślowski : Le scénario était assez écrit, en tout cas bien avant le premier jour de tournage, six mois avant. Il ne faut pas oublier le problème des repérages qui prend du temps. Pour chaque film, il faut compter environ cent séquences, trois pays et trois chefs opérateurs différents. Pour Bleu, après avoir fait la troisième version du scénario avec Piesiewicz, sur laquelle Marin Karmitz, le producteur, était d’accord, nous avons demandé à nos conseillers et amis, Agnieszka Holland, Edward Żebrowski, de se rencontrer pendant deux jours pour en parler. Cela a donné quelques idées nouvelles pour la construction. Cette discussion a servi de base pour la quatrième version du scénario.

Juliette Binoche : Au départ, le scénario avait été directement traduit du polonais, où il restait quelques maladresses. Je voulais qu’on retravaille les dialogues avec un écrivain, mais Krzysztof a refusé, car il voulait un langage parlé. On a donc retraduit ensemble quelques expressions. Il était très ouvert et c’était très facile de travailler avec lui.

Krzysztof Kieślowski : Je voulais être certain que telle idée dans le scénario était bien transmise dans le dialogue français.

Bleu

Marin Karmitz : Pour Bleu, les réunions ont eu lieu d’avril 1991 à juin 1993 : elles portaient sur tout, aussi bien le casting, les dates de tournage que sur la musique ou le montage. Ce que je pouvais apporter, c’était par exemple une approche de la France, notamment à travers les personnages secondaires, ou des réactions à ce qui me paraissait incompréhensible dans la structure du récit.

Yann Tregouët (rôle du jeune témoin de l’accident dans Bleu) : Pendant le casting, Kieślowski m’a demandé de lire un extrait du scénario, mais j’avais surtout l’impression qu’il m’observait. Je me rappelle bien la façon dont il m’a regardé : c’était la première fois qu’on le faisait comme ça. La barrière de la langue aussi faisait que j’avais l’impression d’être disséqué du regard. Je n’étais pas à l’aise.

Roman Gren (traducteur) : Je crois qu’il comprenait parfaitement ses comédiens. Du fait même qu’il ne parle pas français, il réagissait mieux que les autres à tout ce qui sonnait faux. Il était plus sensible à la musique de la voix, au ton, à l’émotion.

Marin Karmitz : Nos échanges en termes de langue tenaient du mystère : il ne parlait pas français, je ne parle pas polonais. Il parlait moyennement l’anglais, que je ne parle pas ! Donc, nous communiquions grâce à un traducteur dont le choix a été très important, puisqu’il fallait le suivre pas à pas, l’assister auprès de tout le monde (notamment les acteurs), et ne pas dénaturer la parole.

Roman Gren : J’étais présent lors de presque toutes les conversations importantes et je connaissais beaucoup de secrets. Je devais faire un effort pour garder mes distances et m’effacer en permanence. Un traducteur n’existe pas par lui-même. Même lorsque tu n’es pas d’accord avec ce que tu racontes, il faut continuer à traduire.

Jean-Claude Laureux (ingénieur du son) : La première impression, quand on rencontre Krzysztof, c’est que c’est un homme d’image. Il a commencé par me dire : « Je ne comprends pas le français. C’est à vous d’écouter les acteurs et de me dire ce qui ne va pas. Tout repose sur vous. » C’était un peu paniquant ! Mais, très vite, on s’apercevait qu’il avait une écoute des acteurs fantastique. Il ressentait chaque intonation. En matière de ton, il n’y a pas de vérité objective. Il y a ce qui sonne vraiment faux, et ça, n’importe qui peut l’entendre. Ensuite, à l’intérieur de ce qu’on peut considérer comme juste, il y a toute une palette.

Krzysztof Kieślowski : Tout ce qui est faux, je l’entends. Ce qui joue un rôle important, c’est mon expérience des films documentaires et je sais très bien ce qu’est le vrai ou le faux langage. Dans n’importe quelle langue, je crois que je repère assez facilement ce qui est mensonge chez un comédien. Et puis Laureux était tellement attentif, à l’écoute, pas seulement techniquement, mais comme un artiste. C’était mon oreille.

Charlotte Véry (rôle de Lucille dans Bleu) : Le premier jour de tournage a commencé, c’était la scène où Lucille rend visite à Julie et joue avec les cristaux bleus du lustre. Horreur, je ne savais plus mon texte ! Sur le tournage, les « bonjour » les « au revoir », ça compte. On est hypertendu et, si personne ne fait attention à vous, on se sent largué. Kieślowski était furieux : « Qu’est-ce qui se passe ? » Je vais le voir : « Je sais ce qui se passe, j’ai besoin de parler avec vous. » Très sec, il me dit : « Allez, Carlotta, j’écoute. » Alors je lui pose plein de questions : « Pourquoi ce film ? Quelle est la relation entre Lucille et Julie ? Qu’est-ce que je lui apporte ? » Kieślowski répond : « Pourquoi, toujours pourquoi ! Je n’ai pas de réponse à tout ! » Le premier jour, il m’avait dit d’un ton terrible : « Demain, si tu ne sais pas ton texte, je te tue. » Le deuxième, il m’a serré la main. Le troisième, il m’a fait la bise. Le quatrième, il m’a serré dans ses bras. Peu à peu, je comprenais ce qu’il voulait, je n’avais plus peur.

Juliette Binoche : Au départ, Kieślowski me trouvait trop jeune pour jouer le rôle de la femme d’un grand compositeur, qui perd son mari et son enfant dans un accident de voiture. J’ai dû le convaincre que j’en étais capable. Au cas où il aurait encore eu des doutes, je lui ai envoyé le texte que Luchino Visconti avait écrit à Charlotte Rampling : « Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a dans vos yeux… »

Krzysztof Kieślowski : Cela faisait longtemps que je voulais travailler avec Juliette Binoche. Elle m’avait beaucoup impressionné dans L’Insoutenable Légèreté de l’être. J’ai pensé à elle en préparant La Double Vie de Véronique, mais elle tournait Les Amants du Pont-Neuf

Juliette Binoche : Lorsqu’on préparait les costumes, on ne trouvait pas ce qu’il fallait. Je m’inquiétais un peu, car on était à quinze jours du tournage et j’avais besoin de savoir pour me mettre dedans. Et finalement il m’a dit : « C’est pas grave, on prendra des vêtements dans ton armoire. Ce qui m’intéresse, moi, c’est ton intimité et rien d’autre. » Tout de suite, ça m’a soulagée. À partir de ce moment-là, j’ai eu une sorte de confiance et je l’ai laissé faire, je l’ai laissé tourner en moi, sur moi.

Krzysztof Kieślowski : Juliette a apporté ce qui n’existe pas en moi : la France. Elle est française sur l’écran. On s’est compris assez vite. Je ne crois pas que mon traducteur ait eu beaucoup à travailler entre elle et moi.

Juliette Binoche : Krzysztof a un côté paternel, réconfortant. C’est un metteur en scène extrêmement présent. Il y a toujours eu cette extraordinaire complicité entre nous. Avec Sławomir aussi, son chef opérateur, qui travaille caméra à l’épaule. C’est sur ce film que j’ai appris à marcher avec la caméra, elle est comme le dédoublement de mon personnage.

Sławomir Idziak (chef opérateur de Bleu) : Krzysztof et moi discutions longuement entre chaque prise. De technique, bien sûr, mais aussi du jeu des acteurs, de la mise en scène. Je lui communiquais mes sentiments. Lui ne mettait jamais l’œil à la caméra. Grâce à son expérience, bien sûr, mais aussi à la confiance qui régnait entre nous. Cette complicité vient de notre manière de travailler à l’Est. En Pologne, le chef opérateur n’est pas qu’un technicien. Il travaille en étroite liaison avec le metteur en scène, parfois même dès l’écriture du scénario.

Irène Jacob : Krzysztof prenait un chef opérateur différent pour pratiquement chaque film, car pour lui c’était comme prendre le même acteur pour chaque film. Et c’est vrai que les deux avec lesquels j’ai travaillé, Sławomir Idziak et Piotr Sobociński, ont chacun imprimé le film d’une façon très personnelle. L’un choisissant d’utiliser des filtres, une caméra à l’épaule. L’autre, des clairs obscurs, une artillerie d’éclairage très lourde, très sophistiquée, que la mise en scène devait totalement inclure de façon presque chorégraphiée.

Sławomir Idziak : Chez nous, metteurs en scène et chefs opérateurs fréquentent les mêmes écoles. C’est comme ça que des couples se créent et débutent ensemble. Wajda et Sobociński, Zanussi et moi-même. Kieślowski est un cas à part : il change volontairement de chef opérateur. Le résultat, c’est que chaque opérateur lui apporte son monde. Pour Bleu, il m’a soumis trois versions abrégées du scénario. Je lui ai dit que je préférais la première. À partir de là, on a commencé à discuter, à faire nos repérages ensemble. Beaucoup d’idées du film sont les miennes, je crois.

Edward Kłosiński (chef opérateur de Blanc) : Même si on ne connaissait pas encore les lieux de tournage, on savait déjà comment on raconterait telle ou telle séquence. À l’école de Łódź, on a appris à être curieux, ouverts à tout ce qui nous entoure. Ça me terrifie de voir un metteur en scène qui ne s’intéresse à rien de ce qui est autour de lui et qui préfère regarder les images d’un storyboard.

Emmanuel Finkiel (assistant réalisateur de la trilogie) : Le rapport entre Kieślowski et le chef opérateur était très différent de ce qu’on peut connaître en France. C’était presque un coauteur, et donc tout passait par l’alchimie de ce que l’image et le son donnerait sur l’écran. Tout le reste était de la littérature.

Krzysztof Kieślowski : On a commencé par le tournage de Bleu, de septembre à novembre 1992. Le dernier jour, nous avons commencé Blanc, car au tribunal on voit des personnages des deux films ensemble. Comme il est très difficile de tourner dans un tribunal à Paris, il fallait en profiter. On a tout de suite fait 30% de Blanc, car la première partie se passe à Paris. Ensuite, nous sommes allés en Pologne pour le terminer. Après dix jours de repos, nous avons rejoint Genève pour Rouge, dont le tournage en Suisse a duré de mars à mai 1993.

Sur le tournage de Bleu

Irène Jacob : Krzysztof ne faisait jamais beaucoup plus de deux ou trois prises. Il disait qu’il ne croyait pas que ce soit en tournant davantage qu’on obtiendrait mieux. Cela crée bien sûr une tension ou une concentration spéciale sur le plateau, qui peut être très stimulante. Si ça n’allait pas, il préférait alors changer le déroulement du plan, réfléchir à ce qui n’avait pas fonctionné.

Jean-Claude Laureux (ingénieur du son) : Avec lui, on disposait de peu de prises. Je suis persuadé que s’il en faisait aussi peu, c’est qu’il a toujours été habitué à économiser la pellicule. C’est sûrement une des séquelles du système communiste, car j’ai aussi trouvé cet état d’esprit chez mon assistant polonais. Avant de commencer à filmer, il faut parfois faire tourner la pellicule pour régler le niveau sonore de la caméra. Quand je demandais ce réglage, je sentais que le bruit de la pellicule, qui tournait pour rien, le traumatisait !

Juliette Binoche : C’est une position morale et financière aussi. Mais ça me mettait parfois mal à l’aise. J’avais l’impression d’être au théâtre, plus qu’au cinéma. Krzysztof adorait les répétitions, elles ne m’apportent rien : je ne peux donner les choses qu’au moment où il faut les donner, quand la caméra tourne. Quand on arrête de tourner à la deuxième prise, j’ai l’impression d’être encore à la surface, et de pouvoir aller plus loin.

Sławomir Idziak : Il fallait accepter la manière de travailler de Krzysztof et chercher à en tirer bénéfice pour le film. Mais je comprends que cela puisse troubler une actrice comme Juliette Binoche. Ce qu’elle faisait était tellement délicat, compliqué.

Krzysztof Kieślowski : Les acteurs m’apportent évidemment beaucoup. L’acteur donne au film ses propres sentiments, sa propre manière de vivre telle ou telle situation.

Zbigniew Zamachowski (acteur de Blanc) : Pour jouer un personnage, j’ai besoin de trouver un trait particulier qui justifie le rôle. Karol Karol, c’était presque trop facile : c’est un homme ordinaire auquel il n’arrive que des événements extraordinaires. J’ai essayé de glisser des détails caractéristiques d’un bout à l’autre du film. Je l’ai presque fait à l’insu de Kieślowski. La façon de passer son peigne dans les cheveux, la pièce de monnaie qu’il tient sans cesse serrée contre la paume de sa main…

Krzysztof Piesiewicz : En écrivant Blanc, nous nous sommes dit qu’il était peut-être temps d’écrire sur la folie de notre réalité polonaise. Et, pour cela, de retrouver l’esprit de Chaplin. Karol Karol (Charlie Charlie en polonais) a, nous l’espérons, un peu de sa poésie. Nous avons aussi pensé à Breughel et à Fellini. Car il était impossible de décrire sans humour l’absurdité de ce que nous vivons aujourd’hui.

Zbigniew Zamachowski : Kieślowski était très précis, très concis. Il m’a très peu parlé de mon personnage. Sa seule indication était : « Pensez à Chaplin. » Je crois qu’il voulait donner à Karol Karol la dimension ambiguë de Charlot. Et son côté universel.

Irène Jacob : Dans sa façon de diriger, il était toujours à deux centimètres des acteurs. C’est vrai que c’était la première chose qui frappait les comédiens. Il se mettait sous la caméra et, pendant la scène, il était très expressif, très impliqué. Il nous regardait et poussait des « Tfffff ! », on sentait qu’il nous disait « !Vas-y, retiens, non vas-y ! » Il voulait qu’on donne quelque chose de personnel, parce qu’à ce moment-là les spectateurs pouvaient s’y retrouver.

Julie Delpy (actrice de Blanc) : Il était littéralement sous la caméra, fumant cigarette sur cigarette. Si c’était un gros plan, vous aviez sa tête juste au-dessous de la caméra. Il était très drôle à regarder, enfin pour moi, avec ses grosses lunettes, ses grands yeux bleus étranges, son grand nez. Et il faisait plein de signes.

Blanc

Krzysztof Kieślowski : Les acteurs doivent vous sentir tout près, ils doivent sentir votre énergie, votre tension, votre attente. Ça leur donne une sécurité. Ils doivent sentir qu’ils jouent pour vous. En suivant la scène par l’intermédiaire d’un moniteur-vidéo, vous leur tournez le dos, vous les perdez. Restez toujours près d’eux ! Dites-leur ce que vous avez pensé de leur jeu – même si ce n’est pas toujours un compliment. Gardez-les impliqués. Car s’il n’y a pas de tension sur le plateau, il n’y en aura pas sur l’écran. Je marche, je m’agenouille… Mais je ne m’assieds jamais pendant une prise. Si tu t’assieds, tu deviens un spectateur.

Julie Delpy : Je me rappelle une scène où je devais avoir un orgasme. Il était hyper précis concernant le niveau d’orgasme (il était très très précis en tout). Et donc, il regardait sa montre. Au bout de dix secondes, il fallait que je gémisse un peu plus fort, dix secondes plus tard, un cran plus fort, puis je devais crier comme une folle parce qu’il voulait que mon personnage soit vraiment extraverti (mais je ne hurle pas comme ça en vrai, hein !). Il voulait que le personnage crie comme une cinglée, alors il mimait sous la caméra et je criais. Mais c’était assez difficile d’être dans la scène, parce qu’il était tellement présent ! Mais en même temps rassurant, car il me regardait de manière tellement intense que je me disais : « Oh mon dieu, je suis la personne la plus importante pour lui en ce moment ! »

Geneviève Dufour (scripte) : Le rôle de la scripte est moins important en Pologne qu’en France. Ça m’a laissé du temps pour regarder le réalisateur : il était comme habité, c’était très beau à voir. Le matin, quand il arrivait sur le plateau, il discutait avec le chef op’. Ils improvisaient le découpage sans jamais se demander où ils allaient poser la caméra. Non : ils savaient. D’un accord tacite. Ils n’avaient plus qu’à trouver un style.

Edward Kłosiński (chef opérateur de Blanc) : Le style se créait naturellement, pendant le tournage. On essayait de filmer de telle façon qu’on ne nous imagine pas derrière la caméra. Donc, pas trop de « style », pas trop d’effets. Les éclairages devaient être les plus naturels possibles. Blanc est l’anti-Diva. Ce qui ne voulait pas dire que la caméra enregistrait la réalité telle quelle. J’opèrais un choix et soulignais certains éléments. Mais je n’utilisais presque jamais de filtres, pour essayer de me rapprocher du noir et du blanc, en éliminant (en accord avec le costumier) certaines couleurs. Ni bleu (donc pas de jeans) ni rouge criard. On restait dans les tons neutres : beige, gris, brun. Mais je n’en parlais guère, car on avait discuté des couleurs avant le tournage avec Krzysztof, le décorateur et le costumier. Après, on n’en reparlait plus.

Krzysztof Kieślowski : On s’est dit que le blanc était une absence de couleur et que pour cela nous ne l’utiliserions pas d’une façon dramatique, ce qui était le cas pour Bleu et pour Rouge, c’est-à-dire pour aider le spectateur à faire des associations. Dans Rouge, j’ai privilégié les éléments de cette couleur au détriment des filtres : un vêtement rouge, une laisse rouge, un fond rouge. Il s’agit d’une couleur dramatique et non décorative. Elle a un sens. Par exemple, quand Valentine dort avec la veste rouge de son fiancé, cette couleur évoque le souvenir, un besoin.

Rouge

Piotr Sobociński (chef opérateur de Rouge) : Tout le film devait procéder ainsi : en sauts de puce. Ce que l’on voit permet de comprendre ce que l’on verra. Krzysztof et moi avons fait le compte un jour : il y avait dans Rouge quatre-cent-cinquante signes que le spectateur pouvait, s’il le voulait, repérer. D’ailleurs, lors du tournage, un assistant me rappelait « les signes du jour », histoire que je n’en oublie pas moi-même. Mais on avait aussi une gamme de verts et de marrons. La difficulté, pour moi, c’était de préserver l’harmonie des teintes lorsque, dans un même mouvement, on passait d’un extérieur à un intérieur.

Marin Karmitz : Des trois films de la trilogie, Rouge était le plus compliqué, celui auquel Kieślowski tenait le plus et qui, pour moi, était le plus abouti au niveau du contenu et du style.

Jean-Claude Laureux : Les difficultés de Rouge résidaient dans la virtuosité des plans. Un jour, on a monté une grue télescopique au sommet d’une grue traditionnelle. Il fallait suivre une personne dans la rue, l’abandonner, remonter le long d’une façade, entrer dans une pièce où l’on trouvait quelqu’un au téléphone, et revenir à la fenêtre pour voir la personne qu’on avait abandonnée dans la rue. Imaginez le bruit occasionné par la machinerie !

Piotr Sobociński : Je me souviens de ce plan séquence où Auguste, le jeune voisin de Valentine, marchait dans la rue avec son chien, suivi par la Technocrane, cette grue super-perfectionnée. Ouf ! On a mis seize heures à mettre ça en boîte ! Mais le plus dur a été de confronter à la réalité un film que nous avions entièrement rêvé à l’avance. Et de garder l’idée centrale : montrer d’abord, expliquer après.

Irène Jacob : Il disait : « Quand je suis trop explicite, je coupe. » Il avait cette façon de laisser les choses en suspens, de mettre des fausses pistes.

Piotr Sobociński : Il n’y avait bien sûr pas de storyboard, mais quelques associations dont il fallait cacher le sens, plutôt que de le révéler. Ainsi, nous avons renversé la logique cinématographique habituelle. Plutôt que de donner des indices présageant de l’avenir, nous avons créé des scènes qui nous ramenaient aux détails précédents. Le spectateur finit par se rendre compte que les scènes antérieures, apparemment fortuites, sont importantes pour le déroulement de l’histoire.

Marin Karmitz : C’est dans Rouge que Krzysztof s’est surtout posé la question : « Qu’est-ce qui n’est possible qu’au cinéma par rapport à la littérature, la musique ou la peinture ? » Il avait conscience d’avoir trouvé un procédé fabuleux : le flashback en avant. Et il y a dans Rouge la plus belle scène de rupture qu’on n’ait jamais filmée, parce que spécifiquement cinématographique.

Krzysztof Kieślowski : Les trois films s’entrecroisent. Julie Delpy apparaît dans le premier, et Juliette Binoche brièvement dans le deuxième. Et on retrouve les trois films dans la scène finale du troisième.

Krzysztof Piesiewicz : Les trois films sont complètement différents les uns des autres. Le premier est dramatique, le deuxième comique, le troisième… Ah, Rouge est le plus proche de moi. Il traite de mes rapport avec la littérature. Quel livre ? Je ne veux pas le dire, mais pour un spectateur français, c’est facile à deviner. Rouge est un film contre l’indifférence.

Irène Jacob : Le tournage de Rouge a été très différent de celui de La Double Vie de Véronique. Le rôle de Valentine était en fait une relation. Une relation de fraternité entre deux personnes qui n’ont a priori rien pour s’entendre, qui commencent même par se détester, « autrement ce serait trop facile », disait Kieślowski. Il ne s’agissait plus de trouver des gestes, de définir l’identité d’un personnage, mais de nous concentrer, Jean-Louis Trintignant, Kieślowski et moi, sur la nature de cette relation.

Marin Karmitz : Face à Irène Jacob, à mes yeux, ça ne pouvait être que Jean-Louis Trintignant. Mais il fallait convaincre Jean-Louis. Et ça c’était compliqué parce qu’il avait décidé qu’il ne voulait plus faire de cinéma. C’est, je crois, Marie Trintignant qui y est arrivée, mais difficilement.

Jean-Louis Trintignant : Quand mon agent m’a proposé le scénario de Rouge, je n’avais jamais entendu parler de Kieślowski. J’ai dit à Marie, ma fille : « Il y a un type qui m’a proposé un film. Je l’ai lu et c’est drôlement bien. Je ne le ferai pas, mais c’est bien ». Elle m’a répondu : « Kieślowski ! C’est un grand metteur en scène, il faut que tu le fasses ! »

Marin Karmitz : Ils se sont vus à Orly, ils se sont plu. Il faut dire que le personnage qu’incarne Jean-Louis est une espèce de double de Kieślowski.

Jean-Louis Trintignant : L’entrevue a été très sympathique. On a parlé finalement de beaucoup de choses, pas tellement de cinoche. Il était très intéressant et très attachant… Cela dit, il ne parlait pas trop français. C’est peut-être pour ça que je l’ai trouvé assez génial.

Krzysztof Kieślowski : Trintignant avait deux heures à nous consacrer entre deux avions. Nous avons surtout parlé voitures et de nos échecs dans la vie. J’ai compris que c’était ce personnage que je cherchais. Je ne savais pas qu’il se disait « misanthrope », mais après deux minutes de conversation, il était clair que c’était lui mon personnage. Le juge reflète mon point de vue sur le monde. C’est pour cela que j’ai souvent dit que Rouge m’était très proche.

Jean-Louis Trintignant : Je ne voulais plus tourner, j’avais mal à la jambe et j’avais proposé à Kieślowski d’autres acteurs mieux que moi pour le rôle. Et puis Marie m’avait engueulé : « Tu devrais travailler avec lui, c’est un type bien. » Elle avait raison, non ?

Marin Karmitz : Trintignant s’était blessé, il avait eu un accident de moto, il boitait. Là, il était obligé de jouer avec une canne et cette présence participe réellement à l’histoire des personnages. Je crois que dans Rouge, il y a une partie de ce qu’il est réellement, de ce qu’il cache. Qui relève de la partie secrète, philosophique et métaphysique de Kieślowski.

Jean-Louis Trintignant : Il était très impressionnant, d’une telle précision ! Il me sidérait à chaque instant. J’ai connu, bien sûr, beaucoup de réalisateurs qui donnaient force indications. Psychologiques, généralement, ce qui est stupide et sans intérêt. L’acteur a forcément réfléchi sur le caractère de son personnage et le réalisateur lui raconte en détail ce qu’il sait déjà. Kieślowski, lui, vous faisait entrevoir des choses qu’on ne savait pas. Tout ce qu’il vous disait était juste. Mieux, indispensable !

Emmanuel Finkiel : En interview, Kieślowski avait le sens de la réduction et de la densité d’une phrase, qui allait à sa cible. Et son cinéma était comme ça. Il allait à l’essentiel.

Jean-Claude Laureux : Krzysztof, finalement, était un grand manipulateur. Il savait parfaitement où il voulait aller. Ce qu’il ne connaissait pas en revanche, c’était le chemin pour y parvenir. Au montage, par exemple, il faisait des versions tellement différentes les unes des autres qu’on pouvait avoir l’impression qu’il avait oublié son scénario. En fait, il cherchait la meilleure façon d’aller à l’endroit où il avait prévu d’aller.

Irène Jacob : Il faisait confiance à son intuition pour écrire, diriger les acteurs, faire un choix. Il s’accroupissait entre Jean-Louis et moi, passant de l’un à l’autre comme si sa caméra filmait ce qui se passait entre nous, et il intervenait presque toujours pour nous demander : « plus de tension, plus vite ! plus vite ! », car c’est dans un élan intuitif qu’agissent le juge et Valentine.

Jean-Louis Trintignant : Il voulait que j’aille vite, encore plus vite, plus vite que le naturel en tout cas. Comme Truffaut qui, lui aussi, aimait faire cavaler les mots. Pour Vivement dimanche ! c’était toujours : « Plus vite, plus vite ! »

Sur le tournage de Rouge

Marin Karmitz : Le tournage était presque un supplice pour Krzysztof. Contrairement à l’écriture du scénario ou au montage, phase qu’il appréciait particulièrement.

Emmanuel Finkiel : Pour le montage, c’était impressionnant de voir comment il arrivait à sortir une nouvelle version chaque semaine, ce qui était énorme, surtout qu’il montait en traditionnel, pas en numérique. Des versions qui parfois étaient extrêmement différentes. C’était absolument passionnant, j’ai énormément appris. J’ai vu qu’on pouvait passer d’un film qui ne marchait pas du tout à, petit à petit, un film quasiment parfait, au niveau de la tension, de A à Z. Je n’ai jamais vu d’autres personnes travailler comme ça.

Jean-Claude Laureux : Krzysztof était un vrai monteur. Il savait qu’une partie du rythme de son film serait donnée par le montage. Mais il demandait son avis à tout le monde, le chef opérateur, la monteuse, le scénariste, l’assistant, le preneur de son et même le compositeur.

Emmanuel Finkiel : Il avait l’art de faire en sorte que chacun donne le meilleur de lui-même, participe à la cohésion du projet, tout en restant absolument mystérieux.

Krzysztof Kieślowski : Je coopère aussi très étroitement avec mon compositeur. Je ne m’y connais absolument pas en musique. Je suis capable de la sentir, mais je ne suis pas un spécialiste. Zbigniew Preisner est un homme avec qui j’ai pu bien collaborer. Quand on a commencé à écrire le scénario, sa place s’est trouvée incluse. La musique était prête au moment du tournage. Toutes les scènes ont été tournées avec le play-back sur le plateau, dans l’enregistrement définitif. Tout est resté dans le film. Ensuite, il en a ajouté trois ou cinq minutes, des variations autour des thèmes écrits.

Zbigniew Preisner (compositeur) : Au début, il me disait : « Je ne sais pas quelle musique je veux. Fais simplement en sorte qu’elle ne me dérange pas. » Il me proposait des espaces : « Mets-y ce que tu veux. » Très vite, il a pourtant compris que la musique pouvait apporter tout ce qui n’existait pas dans l’image.

Krzysztof Kieślowski : Ma conception de la musique est plus traditionnelle, moins pertinente. La sienne est plus contemporaine et il m’a souvent réservé des surprises. Dans les trois films, nous faisons référence à Van den Budenmayer que nous avions déjà utilisé dans La Double Vie de Véronique et Le Décalogue. C’est notre compositeur hollandais du XIXe siècle. Il n’existe pas, il s’agit évidemment de Preisner. Mais Van den Budenmayer a une date de naissance et une date de mort. Toutes ses œuvres ont un numéro de catalogue dont nous nous servons.

Marin Karmitz : Le tournage du dernier film s’est formidablement bien passé, de manière très joyeuse, les gens étaient heureux. Dans la mesure où le réalisateur apportait beaucoup, tout le monde était prêt à lui donner beaucoup. Il est certain qu’il s’épuisait dans cet échange, qu’il ne le faisait pas de manière égoïste ni théorique, mais de tout son cœur.

Krzysztof Kieślowski : C’est un métier extrêmement difficile : il est très coûteux, très fatigant, et apporte peu de satisfaction au regard de l’énergie dépensée. Je n’ai plus envie de travailler comme metteur en scène. J’espère que je ne le ferai plus. Je crois que je pourrais être monteur, mais ça ne m’intéresse pas de couper des scènes tournées par un autre. Je pourrais peut-être écrire un scénario, si un jour quelqu’un me le demande.

Emmanuel Finkiel : Après la trilogie Bleu, Blanc, Rouge, nous étions plusieurs à nous dire : et maintenant ? Il semblait douloureux d’envisager de travailler sur des films où l’on ne trouverait pas le même degré d’exigence. Et Kieślowski défendait cette tradition qu’on ne trouve pas spécialement en France, celle de la transmission. En Pologne, Wajda l’a fait pour une autre génération. On convie les jeunes au montage, on les pousse. Kieślowski m’a dit : « C’est ton dernier film d’assistant réalisateur. » Il m’a demandé de montrer ce que j’écrivais, il fallait bien que j’écrive quelque chose…

Marin Karmitz : Peu avant sa mort, il m’a apporté un scénario autour duquel nous avons recommencé à discuter : c’était le premier volet d’une trilogie sur le paradis, l’enfer et le purgatoire. Il avait commencé par le paradis.


Propos extraits de : Le cinéma et moi de Krzysztof Kieślowski (2006); Krzysztof Kieślowski, textes réunis et présentés par Vincent Amiel (1997) ; Krzysztof Kieślowski, doubles vies, secondes chances d’Annette Insdorf (2002) ; Krzysztof Kieślowski, l’autre regard d’Alain Martin (2010) ; Krzysztof Kieślowski, encore plus loin d’Alain Martin (2012) ; La passion Kieślowski (Hors-série Télérama, 1993) ; Jean-Louis Trintignant : dialogue entre amis de Serge Korber et Jean-Yves Katelan (2020) ; La passion tranquille de Jean-Louis Trintignant (2002) ; Entretien avec Michel Ciment et Hubert Niogret (Positif, septembre 1993) ; Entretien avec Vincent Amiel et Michel Ciment (Positif, septembre 1994) ; Liberté, égalité, fraternité, Kieslowski, L’Événement du Jeudi (9 septembre 1993) ; Retour sur l’œuvre du cinéaste K. Kieślowski (France Culture, 4 septembre 2012) ; Entretien avec Julie Delpy (Séminaire de l’American Film Institute, 2014) ; Entretien avec Zbigniew Zamachowski (Télérama, 26 janvier 1994) ; Entretien avec Emmanuel Finkiel (Libération, 22 septembre 1999).


Delphine Simon-Marsaud est chargée de production web à la Cinémathèque française.