Histoire orale du King Lear de Jean-Luc Godard

Hélène Lacolomberie - 26 mai 2021

C'est l'histoire d'un film maudit, au tournage chaotique, à la sortie balbutiante, et longtemps oublié sur des étagères. Retour sur l'aventure de King Lear de Jean-Luc Godard, racontée par Menahem Golan et Yoram Globus (producteurs), Norman Mailer (scénariste et interprète), Woody Allen (interprète), Julie Delpy (interprète), Molly Ringwald (interprète), Michèle Halberstadt (interprète), Hervé Duhamel (assistant réalisateur), Jean-Pierre Gardelli (distributeur). Et bien sûr, par JLG lui-même.

Jean-Luc Godard sur le tournage de King Lear (1987)

1986 : Menahem Golan annonce à Cannes avoir signé avec Jean-Luc Godard pour un projet autour du Roi Lear. Tout commence à la fin d'un repas, et les souvenirs des deux parties sont parfois contradictoires.

Jean-Luc Godard : Je suis entré en contact avec Menahem Golan au Festival de Cannes par l'intermédiaire d'un agent artistique.

Menahem Golan : Godard m'appelle. Il me dit : « Je suis Jean-Luc Godard, je suis au bar du Carlton, pouvez-vous me rejoindre ? » Il me propose deux adaptations de Shakespeare dont King Lear.

Jean-Luc Godard : C'est Golan qui m'a proposé de faire un film pour la société qu'il animait avec Globus et j'ai accepté. N'ayant pas de projet existant à l'époque, j'ai proposé une approche du King Lear de Shakespeare, et Cannon a dit oui.

Deux lignes ont été signées sur une nappe de l'hôtel Majestic, un budget d'un million de dollars décidé.

Menahem Golan et le contrat de King Lear (The Go Go Boys: The Inside Story Of Cannon Films)

Menahem Golan :
Nous avons alors tous les deux signé un contrat en dix minutes sur la serviette en papier du bar du Carlton. Ça vient de mes années de théâtre en Israël : j'avais l'habitude de noter des choses sur un napperon parce que quand j'ai une idée, je veux la concrétiser immédiatement. Figurez-vous que j'ai même reçu une offre du MoMA de New York de 10 000 $ pour ce napperon !

Le Contrat de King Lear (The Go Go Boys: The Inside Story Of Cannon Films)

Jean-Luc Godard :
Mais il y a eu un vrai contrat plus tard, style américain, de quatre-vingts pages.

L'accord entre Golan, son cousin et associé, Yoran Globus, et le cinéaste se fait donc rapidement. Seul cahier des charges : avoir terminé le film pour l'édition suivante du festival. L'association est a priori incongrue, mais elle a ses raisons : Golan et Globus, qui dirigent la Cannon, cherchent une forme de reconnaissance du milieu, après avoir produit des films avec Stallone ou Chuck Norris. Ils se tournent alors vers des cinéastes comme Altman, Schatzberg, Liliana Cavani... Et donc, Godard.

Yoram Globus et Menahem Golan à Cannes

Menahem Golan :
Je n'étais pas que le producteur de Chuck Norris. À l'époque, j'avais produit Kontchalovski, Zeffirelli... J'ai quand même produit Love Streams de Cassavetes, qui a gagné l'Ours d'or à Berlin ! Et Godard était alors le roi des auteurs, ses films se vendaient partout.

Les deux hommes décident d'engager l'écrivain américain Norman Mailer pour bâtir le scénario, chacun en revendiquant l'idée.

Menahem Golan : Je ne suis allé qu'une seule fois sur le tournage. Mais j'étais très impliqué dans le casting. C'est moi qui ai eu l'idée de confier le rôle de Lear à Mailer. Godard a aimé l'idée. Ce ne fut pas dur de convaincre Mailer, vu qu'il admirait Godard.

Jean-Luc Godard : L'idée de Norman Mailer était de moi. C'est quelqu'un que j'admire assez, dont j'aime certains des romans, et surtout certains des reportages. À l'époque, je voulais faire un document sur lui, sur lui et ses filles. Particulièrement sur l'une d'entre elles, qu'il préférait. C'était un peu du cinéma-vérité, un mélange en tout cas. Il était d'accord. Il devait en outre jouer dans le film, 250 000 dollars pour dix jours, ça n'était pas donné. Il jouerait, c'était spécifié dans le contrat, « son propre rôle ainsi que des membres de sa famille ». Il a accepté.

Norman Mailer dans King Lear

Mailer transpose le classique de Shakespeare dans l'univers de la mafia, fait de Lear un Don Learo. Il insiste pour tenir le rôle-titre, et sa propre fille jouera Cordelia. L'histoire se passe juste après Tchernobyl, le monde est contaminé, la culture est moribonde. Et les œuvres du dramaturge anglais ont disparu des bibliothèques.

Jean-Luc Godard : Il a été convenu qu'il écrirait « une modernisation » du Roi Lear, et il l'a fait – bien payé – sous le titre de Don Learo.

Norman Mailer : J'ai finalement décidé que la seule manière de faire un Lear moderne, et c'était ce que voulait Godard, était de le transformer en parrain de la mafia. Dans la sphère de ce que je peux concevoir, je ne voyais personne d'autre capable de déshériter sa fille parce qu'elle refuse de lui dire comment elle l'aime. J'ai donc écrit un scénario, intitulé Don Learo, qu'à ma connaissance Godard n'a jamais lu.

Jean-Luc Godard : Mailer n'y mettait pas beaucoup de cœur. Il me donnait des pages et des pages de la pièce originelle, annotées en marge d'une petite écriture « bad », « good »...

Norman Mailer : Godard restait assis là dans une forme de dépression si profonde qu'elle en était presque palpable. Et à la fin du déjeuner, il disait : « je retourne en France, je vous reverrai tous dans un mois environ, puis nous chercherons un endroit pour tourner le film. »

Malgré tout, JLG réalise les premières prises de vue, sur ses terres bien-aimées en Suisse, au bord du lac Léman. Et se met rapidement Mailer à dos.

Hervé Duhamel : Godard ne savait pas vraiment où il allait. Il fallait faire quelque chose rapidement, calmer Golan... Un type comme Mailer pose beaucoup de questions. Ils ont eu une longue discussion, ce que Godard n'aime pas. Godard a commencé de très mauvaise humeur.

Menahem Golan : Il était convenu que la propre fille de Mailer joue Cordelia. Mais c'est là que les problèmes ont commencé. Mailer est parti pour la Suisse et Godard lui a demandé un tas de choses pas vraiment convenables.

Norman Mailer et sa fille Kate Mailer dans King Lear

Norman Mailer :
Quand nous sommes arrivés à l'hôtel, avec ma fille Kate, il voulait commencer à tourner tout de suite. Il m'a donné un texte. J'avais du mal à jouer Lear. Il m'a dit : « ici, vous serez Norman Mailer ». Il m'a donné un autre texte, qui était épouvantable, même en restant indulgent. Par exemple, j'étais au téléphone et je devais dire des choses comme : « Kate, Kate, descends tout de suite, j'ai fini mon scénario, c'est superbe ! » Godard tournait, et nous, nous devions dire ces horreurs. Je lui ai dit : « Écoutez, je ne peux pas dire ce texte. Si vous me donnez dans le film un autre nom que le mien, je dirai tout ce que vous voudrez. Si je dois parler en mon nom propre, alors je veux écrire mon propre texte. Dans ce cas, il fallait me demander de l'écrire, ou au moins me consulter avant de m'en faire dire un autre. » Il était très ennuyé et a dit : « On arrête le tournage pour aujourd'hui ».

Selon Godard, c'est Mailer qui joue les divas et le place dans une situation embarrassante.

Jean-Luc Godard : J'avais des liens avec Norman Mailer, un peu. Je lui ai proposé de m'introduire là-dedans, avec son avis. Comme il a une famille, et d'après ce que j'avais entendu dire, du Roi Lear... La manière dont vivait Norman Mailer, qui est un petit potentat, qui a son royaume ! Avec sa famille ! Avec trente-six femmes ! Soixante filles ! Sa maman ! Enfin, beaucoup de choses... Je lui ai proposé de le filmer chez lui tout en parlant de ça, mais sous son vrai nom ! Et que lui, m'aide à... Je crois qu'il n'a pas compris ça, ou qu'il n'a pas voulu le comprendre. Et quand il a vu qu'il fallait vraiment... On a tourné un plan, et après un plan, il est parti.
Et donc, je me suis retrouvé, là... Il fallait faire quelque chose, parce que les délais juridiques de livraison approchaient. Et donc, lui... est parti !

Le lien avec la pièce originale est plus que ténu. Loin d'être une adaptation, le film se veut davantage une réflexion autour de l'œuvre. Une direction assumée par JLG, qui choisit comme carton de début « a study, an approach ». « A clearing », même. D'ailleurs, il se targue de n'avoir jamais lu la pièce.

Jean-Luc Godard : C'est vrai. Je n'ai pas lu la pièce de Shakespeare. Et je ne l'ai pas lue depuis. Ce qui m'intéressait, c'était un vieux roi, dont une des filles ne parlait pas. Qui disait seulement « nothing ».
J'ai lu plusieurs traductions. On ne peut pas traduire Shakespeare, pas plus que Pouchkine, que Racine... J'ai vu des adaptations, j'ai vu un film russe, dont j'ai mis un extrait dans le mien, un Kozintsev, je crois. Et j'ai vu les Shakespeare de la BBC à la télé.

No Thing (King Lear)

Ce qui intéresse Godard, c'est la possibilité de l'Angleterre.

Jean-Luc Godard : Moi, mon envie c'était... — ou mon désir —, c'était de m'approcher, si vous voulez, d'un continent que je ne connais pas.
Ça m'intéressait, moi qui ai une éducation classique, latine, de traiter le barbare Shakespeare. Cela passait par les borborygmes anglo-saxons. J'ai voulu faire un film intraduisible.
À l'époque, j'avais déjà envie d'une approche ethnologique de Lear, d'une sorte de documentaire. L'idée m'était venue d'explorer une autre terre à travers une autre langue, et je voulais demander à des amis de me servir de guide.

Ce qui l'intéresse aussi, c'est la relation entre Cordélia et son père.

Jean-Luc Godard : Un analyste pourrait me dire pourquoi j'ai choisi Lear, qui est une tragédie de la paternité : je n'ai pas d'enfant.
Quand Norman Mailer a eu à parler de ses relations avec sa fille, ça a été fini en un quart d'heure. Il était incapable de se montrer dans une relation d'inceste.

Norman Mailer : Est-il normal de demander à quelqu'un de jouer, en son propre nom, une relation d'inceste avec sa fille ?!

Menahem Golan : Un jour, Mailer m'appelle : « Menahem, je me tire, il veut que j'embrasse ma fille ». – Eh bien, fais-le !. – Non, non, non. Il tient absolument à ce que je mette ma langue dans sa bouche ; c'est MA fille !« 

Norman Mailer : Travailler avec Godard a probablement été l'expérience la plus désagréable de toutes mes années d'écrivain. Pour un auteur, Godard, c'est l'enfer.

Deuxième difficulté pour Godard : le casting.

Jean-Luc Godard : J'avais contacté Laurence Olivier, et puis... il était mort ! Et puis, j'ai contacté Bergman, dont j'avais lu qu'il avait monté le Roi Lear en suédois. Et puis surtout Orson Welles qui avait toujours eu ce projet — du reste, on a donné de l'argent à Orson Welles, mais hélas ! il est mort trois mois après. Et le premier projet c'était de faire simplement un entretien avec Orson Welles pendant deux ou trois jours, dans une espèce de garage de voitures d'occasion à Los Angeles, qui serait tenu par trois filles. Et de le faire parler du Roi Lear et de le filmer en train de faire ce qu'il voulait. Comme il avait toujours besoin d'argent, il était prêt à ça.
On a même demandé à Richard Nixon de jouer le rôle. On lui offrait 500 000 dollars pour un jour de tournage. Il a hésité.

Ce sera finalement Burgess Meredith qui héritera du rôle-titre. L'acteur, qui n'est pas seulement le Mickey de Rocky, apporte avec lui tout un pan du cinéma classique, de Frank Borzage à Jean Renoir, et, surtout, Otto Preminger.

Jean-Luc Godard : Burgess a une tradition disons... théâtrale. Il a une belle voix aussi ! J'étais content d'avoir cette voix-là.

Le metteur en scène de théâtre Peter Sellars joue Shakespeare Junior. Cette fois, l'entente est parfaite.

Jean Luc Godard et Peter Sellars dans King Lear

Jean-Luc Godard :
Sellars a beaucoup aidé, dans la traduction, les idées, et aussi par sa très grande ingéniosité.

Autre curiosité : la présence de Woody Allen. Le réalisateur, qui vient de terminer Hannah et ses sœurs, joue un monteur de films nommé Alien, couturier vaillant qui tente de ressusciter la pellicule avec des épingles à nourrice. Une brève apparition, après le générique, qui lui a laissé des souvenirs mitigés.

Woody Allen : Godard était très évasif sur le sujet du film. D'abord, il a dit qu'il s'agirait d'un avion qui s'écrase sur une île. Puis il a dit qu'il voulait interviewer tous ceux qui avaient fait un Roi Lear, de Kurosawa au Royal Shakespeare.
Il a dit que je pouvais dire tout ce que je voulais dire. Il joue très bien l'intellectuel français, avec sa barbe naissante et une certaine ambiguïté.

Woody Allen dans King Lear

Jean-Luc Godard : Woody Allen, je lui ai demandé une fois, il a accepté. Il m'a dit : « Pour vous et pour Bergman, j'accepte. » Il a donné un jour. Dix mille dollars : en échange, on ne mettrait pas son nom... et il est venu à l'heure ! Très régulier ! Absolument parfait, comme les Américains. Moi, je croyais qu'on avait jusqu'à dix heures du soir, et lui avait compris jusqu'à cinq heures. Je pense qu'on s'est mal compris. Et quand il est parti, je lui ai dit : « Ah, bon, on n'aura pas le temps de finir ! Comment on va faire ? Peut-être que je vais essayer de supprimer quelques plans ». Et il m'a dit : « Oh ! Yes ! It would be nice if you can cut a few things ! ». Et il est parti à cinq heures ! Tout à fait correct.

Woody Allen : Quand je suis arrivé pour le tournage, il portait un pyjama – haut et bas –, un peignoir et des pantoufles et il fumait un gros cigare. J'avais l'impression étrange d'être dirigé par Rufus T. Firefly, le personnage que joue Groucho Marx dans La Soupe au canard, vous savez, quand Groucho est censé être un grand génie et que personne n'ose le remettre en question.

Menahem Golan : Godard a filmé Woody une journée à New York, il n'en a pas fait grand-chose. Après, Woody était furieux contre moi !

Woody Allen : Ce fut l'une des expériences les plus stupides que j'aie jamais vécues. Je serais étonné d'avoir été autre chose qu'insipide.

La distribution, internationale, compte aussi Molly Ringwald – alors célèbre pour ses rôles d'adolescente chez John Hughes –, mais aussi les tout jeunes Julie Delpy et Leos Carax, ainsi que la productrice Michèle Halberstadt dans une brève apparition. Pour eux, par contre, tourner devant la caméra de JLG est synonyme de bonheur.

Molly Ringwald et Burgess Meredith dans King Lear

Molly Ringwald :
Grâce à la façon dont Godard a éclairé le film, à son sens de l'humour, et à son approche minimaliste du maquillage, je pense que je suis plus belle dans ce film que dans d'autres films, probablement pour cette raison. Et quand je lui ai demandé pourquoi il m'avait choisie pour le rôle, il m'a répondu que c'était « parce que Cordelia était une princesse et que j'étais la plus proche à l'époque de ce qu'est une princesse en Amérique, c'est-à-dire une actrice, une actrice adolescente ».

Julie Delpy : J'avais déjà vu beaucoup de films de Godard. Mon père m'a emmenée voir ses films quand j'avais neuf ans. J'étais très impressionnée de travailler avec lui. Godard est quelqu'un de très positif. Et de très encourageant.

Julie Delpy, Peter Sellars et Leos Carax (tournage de King Lear)

Julie Delpy :
Il est très drôle. Il est coriace. Pas avec les jeunes acteurs. Il est dur avec les gens qui ont une certaine attitude. Par exemple, c'est difficile pour lui de travailler avec des stars – ce que je comprends parfaitement. Si les gens commencent à se croire supérieurs, il va les briser. Il peut être vraiment dur. Avec moi, c'était la personne la plus gentille qu'on puisse imaginer. Si doux, si protecteur – j'étais une jeune fille totalement perdue et apparemment pas prétentieuse. Il est donc adorable avec les gens simples. Le plus gentil qui soit.

Michèle Halberstadt : J'avais fait la connaissance de Godard à Cannes, où nous avions eu un échange un peu houleux lors d'une conférence de presse très médiatisée, à la suite de quoi il m'avait offert un petit rôle dans King Lear. J'avais ainsi passé une nuit assez incroyable sur le tournage, dans la petite salle de cinéma de Rolle, aux côtés de Julie Delpy, Leos Carax et Burgess Meredith. Ma scène consistait à incarner la rédactrice en chef du New York Times et à deviser, assise dans la salle, avec Freddy Buache, le directeur de la Cinémathèque de Lausanne et Godard lui-même.

Jean Luc Godard, Michèle Halberstadt et Freddy Buache dans King Lear

En voix off, enfin, Godard se fait chef d'orchestre, démiurge freudien, quand il n'interprète pas un certain professeur Pluggy, excentrique à cigare, dans une mise en abîme joyeusement foutraque. Dès la projection des premiers rushes, les producteurs sont déroutés. Et pourtant, Godard s'applique, travaille la photo, les plans de nature, parle en creux de cinéma.

Menahem Golan : Vous savez quel était le vrai rôle principal ? Un cheval blanc ! Godard avait fait du cheval la star du film. Un désastre ! Après deux semaines de tournage dans son jardin, on a dû reprendre le casting à zéro.

Jean-Luc Godard : mon film s'est construit au montage, au moment où le réalisateur travaille physiquement le présent, le passé et l'avenir.

Et puis, il a aussi et surtout les questions d'argent.

Menahem Golan : Chaque semaine, Godard prenait le Concorde pour venir chercher l'argent à Los Angeles et repartait tourner en Suisse.

Jean-Luc Godard : Pendant un an, Cannon a continué à m'envoyer quelques chèques. Mais ils étaient sans provision... C'était le début de l'histoire du Crédit Lyonnais.

Cannon Films

Pour Golan et la Cannon, King Lear est un flop retentissant. Première catastrophique à Cannes en 1987. Vague sortie dans quelques salles Art & essai aux États-Unis. Critique cinglante et impitoyable. Et le public qui boude le film.

Menahem Golan : À la projection cannoise, la salle était pleine au début, vide à la fin ! Moi, j'étais complètement disposé à produire un film de Godard, un film d'avant-garde, tout ce que vous voulez, du moment que j'avais au bout un FILM ! King Lear n'est pas un film, c'est un « mishmash », des bouts de pellicule assemblés n'importe comment. J'étais très déçu du résultat.

Les producteurs bloquent le film, menacent de porter plainte. Sous prétexte, notamment, que Godard a utilisé des conversations où les deux parties évoquent l'avancement du tournage. Mais la société Cannon fait faillite, ce qui coupera court aux démêlés juridiques.

Menahem Golan : Quand j'ai découvert le film, j'ai été scandalisé de voir que Godard avait utilisé nos conversations téléphoniques privées. On nous entend parler de la situation financière du film, tout cela à mon insu. Il était trop tard pour faire marche arrière, le film devait être montré à Cannes, je ne pouvais plus rien y faire.

Jean Luc Godard et Menahem Golan à Cannes (1987)

Yoram Globus :
Godard est un génie. Et comme tout génie, il fait des bons et des moins bons films. Malheureusement, on a eu droit à la seconde catégorie.

Menahem Golan : Les seules personnes qui peuvent accorder du crédit ou de la valeur à King Lear sont les critiques avant-gardistes. À part ça, je suis persuadé que le film est mauvais.

Au cours des années suivantes, au fil des entretiens, Golan soufflera le chaud...

Menahem Golan : Godard et moi ne sommes pas ennemis et je suis fier que mon listing de films sur Internet comprenne un Godard. Je retiens l'aspect positif de cet épisode de ma carrière et de ma vie : j'ai produit un film de Godard.

... et le froid.

Menahem Golan : Excusez-moi, mais c'est un enfoiré. Il n'a jamais tourné ce film sur King Lear. Il a filmé un cheval, et je ne sais plus quoi d'autre, il a filmé son jardin en Suisse. Mais il est venu chaque semaine, en Concorde, à Los Angeles, réclamer de l'argent pour le film. C'est incroyable. Qu'a-t-il fait de cet argent ?

Le cheval blanc de King Lear

King Lear est peu à peu enterré, projeté de-ci, de-là, à travers le monde, par la seule volonté de quelques institutions, ciné-clubs ou universités.

Menahem Golan : Nous n'avons jamais pu faire distribuer le film normalement parce qu'à chaque fois que nous le montrions aux distributeurs, ils le détestaient et n'en voulaient plus. King Lear a seulement été projeté dans quelques cinémathèques à travers le monde parce que le nom de Godard demeure prestigieux. Nous avons bien sûr perdu beaucoup d'argent, mais à l'époque on s'en fichait, la Cannon se portait bien.

Michèle Halberstadt : Le film n'était jamais sorti en France parce que Golan et Globus avaient fait faillite. Il a ensuite été projeté dans quelques universités américaines.

Jean-Luc Godard : Après, le film a appartenu à la MGM, je crois, un moment aussi au Crédit Lyonnais. J'avais à l'époque écrit au directeur du Crédit Lyonnais pour lui demander, sinon les droits du film, du moins l'autorisation de l'exploiter, de le montrer, pour qu'il soit vu ; mais je n'ai pas eu de nouvelles.

En 2002, Bodega Films, une petite société dirigée par Jean-Louis Gardelli, parvient à racheter les droits du film, qui dormait en réalité tranquillement sur les étagères de la MGM.

Jean-Louis Gardelli : Ils m'ont fait une projection, puis nous avons négocié les droits, normalement, comme pour n'importe quel film de répertoire. Pas plus compliqué que ça. Le tarif était tout à fait normal : pour eux, King Lear est un film qui traînait dans leurs archives comme des centaines d'autres. À la limite, c'est un poids pour eux, ce sont des boîtes qui encombrent des stocks.Je n'avais jamais vu King Lear et je n'en savais pas plus sur ce film. Mais étant admirateur de Godard, l'idée même qu'un de ses films soit inédit me titillait forcément. Ce film, pris dans la faillite de Cannon, lui a échappé, et il y a sans doute du ressentiment de sa part. Nous trouvions qu'il était absurde qu'il ne soit pas vu, et le principal, c'est qu'il le soit.

Jean Luc Godard dans King Lear

C'est l'histoire d'un film maudit, au tournage chaotique, et, finalement, profondément godardien.

Jean-Luc Godard : Ce n'est ni une parodie de Shakespeare, ni une parodie de mon œuvre. C'était le but de ça : approcher et désirer recevoir ! Et entendre des sons d'une langue qui n'est pas la mienne mais qui dit la même chose que la mienne, d'une autre manière. S'approcher et recevoir, et puis redonner. Ensuite, chacun s'y reconnaît. Si le travail est bien fait, qu'il y a une bonne opératrice, de la bonne pellicule, un vrai désir... ça suffit pour le film !


SOURCES :
Le Nouvel Observateur (mars 2002 et mai 2014), The New Yorker (août 2009), Far Out Magazine (octobre 2020), Film Threat (novembre 2012), Believer Mag (mars 2009), AV Club (août 2007), New Wave Film, les Inrockuptibles (avril 2002), Le Monde (avril 1987), extraits de la conférence de presse à Cannes, retranscription du débat au ciné-club de l'Étoile, le 24 novembre 1987, entre JLG et les spectateurs, Vous avez vu le King Lear de Godard ? (Blow up, ARTE) et The Go-Go Boys : The Inside Story of Cannon Films (Hilla Medalia, 2014).


Hélène Lacolomberie est rédactrice à la Cinémathèque française.