Smoking / No Smoking est un véritable tour de force ! Un projet, deux films, autant d'acteurs, Sabine Azéma et Pierre Arditi, incarnant au total dix personnages, dans un récit gigogne qui comporte douze fins, se situant dans des décors uniquement en extérieurs, mais totalement recréés en studio, signés par le chef décorateur Jacques Saulnier.
Affiches de Floc'h © ADAGP, Paris, 2020 - Collection Cinémathèque française
Maître d'œuvre
Jacques Saulnier débute sa carrière comme assistant décorateur d'Alexandre Trauner, maître du décor au cinéma, avec lequel il œuvre sur des films de Jean Renoir, Luis Buñuel. Il travaille pour Louis Malle, Claude Chabrol, Henri-Georges Clouzot, mais c'est avec Alain Resnais qu'il va former un duo durable, pendant plus de cinquante années, qui couvrent la quasi-totalité de l'œuvre du cinéaste. Les collections de la Cinémathèque française détiennent le fonds d'archives Jacques Saulnier d'une grande richesse, cédé par le décorateur. On y trouve des photos de repérages, des croquis, des maquettes en volume, ainsi que des plans achevés de décors prêts à fabriquer. L'ensemble fournit une mine d'or pour explorer et comprendre le métier de chef décorateur, en plus d'accompagner le processus créatif du cinéaste.
Un projet singulier
Toujours en quête de projets singuliers, Resnais a fait de chacun de ses films un moyen d'explorer les possibilités du cinéma, cherchant d'abord à se surprendre et s'amuser. Smoking / No Smoking est sans conteste une de ses œuvres les plus folles, profonde et légère, où la notion de jeu est poussée à son paroxysme. Resnais souhaite adapter Intimate Exchanges du dramaturge Alan Ayckbourn, qui, lorsqu'il rencontre le cinéaste afin d'évoquer le projet, rit et lui rétorque : « Alain, vous êtes encore plus fou que moi ! » Il s'agit d'une série de huit pièces, dont le point de départ est sensiblement le même (fumer ou ne pas fumer), et qui durant son développement narratif se modifie à plusieurs reprises, l'ensemble se concluant par de multiples fins. Ainsi, le visuel ci-dessous décrit l'arborescence narrative détaillée des films. Ces pièces, qui n'ont jamais été jouées dans leur totalité, sont pratiquement impossibles à monter. Resnais sait la difficulté, elle est l'une des raisons qui le pousse à en faire un film. Il tâtonne, réfléchit à diverses possibilités, comme proposer six films. Finalement, il « contracte » l'ensemble sur deux longs métrages, supprime deux extensions narratives, un épisode durant un match de cricket, l'autre autour d'une représentation d'une pièce pseudo-médiévale d'un auteur local joué en vieil anglais, considérées comme trop typiquement british, et maintient en revanche les douze fins différentes.
Cette arborescence, réalisée par Floch', détaille les différents embranchements narratifs.
© ADAGP, Paris, 2020 - Collection Cinémathèque française
Le procédé narratif est le suivant : les films s'ouvrent sur une séquence similaire, où Celia s'occupe de son jardin, décide de fumer une cigarette dans Smoking, et s'en abstient dans No Smoking. Dès lors, la narration se fractionne, choisir de fumer ou non entraînant des conséquences différentes. Dans le premier, Célia rencontre l'homme à tout faire du coin, dont l'arrogance n'a d'égale que l'incompétence, et qui lui propose de s'occuper de son jardin ; dans l'autre, elle rencontre le meilleur ami de son mari, éperdument amoureux d'elle mais qui n'ose lui avouer sa flamme, et qui va s'enfermer dans le cabanon du jardin pour ne plus en sortir. Un saut dans la narration nous précipite cinq jours plus tard. Après avoir suivi l'évolution des protagonistes, on les retrouve ensuite cinq semaines plus tard, et enfin cinq ans plus tard, dans une séquence conclusive au cimetière local. Avant de revenir plus avant dans le récit, où un nouvel embranchement narratif développe un autre champ des possibles, questionnant la notion de hasard, de destinée, sur un ton à la fois ironique et tendre.
Expérimentation et repérage
Quand il travaille avec Alain Resnais, Jacques Saulnier se sent libre de proposer des idées, d'essayer, d'expérimenter. Resnais ne sait pas toujours où le projet va le mener. Le style naît du sujet, il n'est pas le préalable, mais l'aboutissement du processus créatif du cinéaste.
Par ailleurs, selon Resnais, la théâtralité de l'écriture des pièces rend impossible leur mise en scène dans un décor « naturel ». Il ne croit pas à une option exclusivement réaliste. Pour lui, la question du réalisme ne se pose pas. Il préfère s'en éloigner, pour obtenir un « effet dramatique », beaucoup plus intéressant sur le plan artistique. Le cinéaste envisage même que le spectateur puisse voir les acteurs se démaquiller et se préparer à changer de rôle d'une scène à l'autre, en rendant visibles les coulisses.
Couverture d'un guide touristique, ruines du château de Scarborough.
Fonds Jacques Saulnier - Collection Cinémathèque française
Jacques Saulnier a neuf mois pour travailler sur les décors. Resnais demande qu'ils se situent « visiblement en Angleterre », et souhaite qu'ils aient un faux air de Scarborough, ville balnéaire où réside l'auteur de la pièce. Dans le film, le village s'appelle Hutton Buscel. Saulnier se rend donc dans le Yorkshire, pour s'imprégner des « petits pavillons, falaises, golfs... » qu'on trouve dans « ce genre de villes ». Il en profite également pour voyager aux alentours afin d'y trouver des éléments d'inspiration. Il chine des meubles anglais, va trouver quantité de détails architecturaux qui habilleront les décors : « une sculpture d'église, une forme de bow window, une pancarte de terrain de sport ou du cimetière, les colonnes bleues de l'hôtel balnéaire (dans le film), des pierres tombales... » Il y trouve un élément qui deviendra récurrent, le château en ruine de Scarborough. C'est là-bas, en partie, que Resnais fait répéter son duo d'acteurs, et le château devient « le troisième personnage du film. » Pierre Arditi explique comment, sur le tournage, les décors ont déclenché en lui une mémoire des lieux, qui l'a aidé dans son jeu.
Plan d'ensemble du décor du jardin de Célia par Jacques Saulnier, fonds Jacques Saulnier
© Jacques Saulnier - Collection Cinémathèque française
Au départ, Resnais imagine pour le décor des plateaux tournants, comme on peut en trouver au théâtre, pour se mouvoir d'un lieu à l'autre pendant le tournage. Néanmoins, ce décor à l'unité est plus petit, réduisant la profondeur de champ de la perspective à laquelle Resnais tient beaucoup, contrairement à un décor modulable et transformable à loisir. Resnais opte donc pour des décors construits, l'idée d'une simple toile peinte dans le fond ne lui suffisant pas. Resnais et Saulnier imaginent alors tourner sur un seul plateau de 4000 mètres carrés (au studio de La Ferté-Alais) afin de réunir les six décors en un seul. Le coût est énorme, et l'idée vite abandonnée.
Maquette du jardin de Célia de Jacques Saulnier, photographie de Stéphane Dabrowski
© Stéphane Dabrowski - Collection Cinémathèque française
Saulnier, comme toujours, fabrique les maquettes des décors. Resnais en raffole, cela lui permet de préparer sa mise en scène, la composition du cadre, définir les positions des projecteurs, et pour chaque éclairage travailler une ambiance unique. Le cinéaste positionne des figurines dans les maquettes pour imaginer les déplacements de ses personnages et les mouvements de caméra qui les accompagnent. Il souhaite une caméra mobile, et des plans relativement longs, pour maintenir le jeu des acteurs sur la durée. Resnais propose à Saulnier de s'inspirer des croquis scénographiques prévus pour les pièces d'origine, mais le décorateur refuse tout net. Cependant, ils gardent l'idée des entrées et sorties de champ des personnages, les acteurs allant et venant comme au théâtre. Cette préparation, très en amont, offre la possibilité de garder du temps pour le tournage et permettre des essais ultérieurs.
C'est finalement les studios d'Arpajon, anciens dépôts agricoles, qui sont choisis, trois plateaux à 360 degrés qui permettent à Resnais de filmer en toute liberté. Le premier plateau occupe 1300 mètres carrés, le deuxième 900, et le troisième 1100.
Resnais et Saulnier décident de fabriquer six décors principaux modulables. Les décors où le ciel occupe beaucoup d'espace sont tournés sur le grand plateau, pourvu d'une bonne hauteur de plafond, c'est-à-dire le terrain de golf, le refuge sur la falaise, et la terrasse d'hôtel.
Les plateaux plus petits sont utilisés pour les décors du cimetière, le jardin des Teasdale (de Célia), le jardin du presbytère (comprenant aussi les séquences de la tente et du pilori).
Carnet de tournage de Sylvette Baudrot, Jardin de Célia.
Fonds Sylvette Baudrot-Guilbaud © Sylvette Baudrot - Collection Cinémathèque française
Tournage et création collaborative
Le travail se fait en collaboration étroite avec le chef opérateur Renato Berta, qui, à l'occasion, fait modifier quelques éléments, comme surélever une toiture sur les décors pour permettre une plus grande souplesse d'installation des projecteurs durant le tournage. On trouve même l'exemple d'une poutre barrant un décor, que l'on a repeinte aux couleurs du ciel.
Malgré les dimensions réduites des décors, le cinéaste veut créer l'impression de profondeur, ce qui nécessite une ouverture de diaphragme très réduite pour la caméra et d'énormes sources lumineuses qui occasionnent parfois des températures allant jusqu'à 60 degrés dans les hauteurs du plateau ! « Les réflecteurs de certains projecteurs fondaient sur l'ampoule » se souvient Berta.
Vidéogramme, Smoking, 5 jours plus tard, Un jardinier amoureux (jardin de Célia) - 1993 © Pathé
Dans la mesure où tous les décors sont extérieurs, le travail sur la photo est d'abord d'ordre « atmosphérique ». Du fait des six décors et multiples temporalités, il faut trouver une atmosphère particulière pour chacune des séquences, pour bien les différencier les unes des autres. Le jardin de Célia, point de départ des deux films, est l'un des décors les plus récurrents. Il faut aussi respecter la chronologie des évènements. La première séquence, dans les deux films, se déroule en juin, puis celle d'après en juillet (5 semaines plus tard), mais à chaque fois à différentes heures de la journée. De même, les douze fins se déroulent toutes dans le cimetière (5 ans après), mais jamais au même moment, ce peut être au printemps ou au cœur de l'hiver. Chaque décor et séquence correspondent à une « identité visuelle », reflet de l'état d'âme des personnages.
Par exemple, Resnais et Berta décident de neutraliser plus ou moins la lumière dans le jardin de Célia. Pour Berta, elle « devait être anonyme, peu dramatisée », quitte à suggérer des éléments de décors qui n'existent pas. « Il nous fallait un soleil de fin de matinée printanière et j'avais un peu peur du soleil sur les visages. J'ai donc proposé à Alain d'avoir des taches de lumière sur l'aire de jeu : la terrasse et le jardin seraient à l'ombre comme s'ils étaient recouverts d'arbres gigantesques, ce qui n'était pas le cas. J'ai fait percer des trous dans de grandes toiles blanches, nous les avons pendues à l'horizontale dans les hauteurs du plateau et, pendant les prises, des ventilateurs les faisaient trembler. C'était un effet discret, mais totalement irrationnel : on ne sait pas d'où viennent ces taches de lumière. » Cette approche d'un impressionnisme discret joue pour beaucoup dans la réussite de l'ensemble.
Vidéogramme, No Smoking - 5 jours plus tard - Un dîner sur la terrasse (jardin de Célia) - 1993 © Pathé
Les répétitions se tiennent durant une soixantaine de jours dans les sous-sols de la Bastille. À cela s'ajoutent vingt-deux jours de répétition en décors finis, qui permettent d'ajuster la mise en scène, et quatre-vingt-quatre jours de tournage. Saulnier explique que tourner en extérieurs aurait probablement nécessité cent cinquante à deux cents jours de tournage.
Plan de travail, tournage Smoking/ No Smoking.
Fonds Jacques Saulnier © Jacques Saulnier - Collection Cinémathèque française
Il adapte le montage et le démontage des décors en fonction des jours de tournage : tandis que les prises de vue s'effectuent sur un plateau, il en reconstruit un autre au même moment.
Au centre de chaque décor se tient « l'aire de jeu », c'est-à-dire l'espace dévolu aux acteurs et aux déplacements de caméra. Saulnier travaille sur les perspectives, le fonds du ciel, les arrières plans figurés par des maquettes et toiles peintes ou photographiées, avec un souci du détail géographique : l'église doit donner l'impression d'être à 3 km du jardin de Célia, mais est située en fait à 20 mètres de distance. Presque la moitié du plateau est utilisée pour la découverte. Détail subtil, le château en ruines de Scarborough apparaît à plusieurs reprises dans différents décors, fournissant un discret point de repère entre les différents lieux. Resnais appelle cela des « rimes ». Il a conscience que certains spectateurs ne le verront pas, mais il aime laisser des pistes d'interprétation.
Tout cela contribue à rendre poreuses les notions d'artifice et de réalisme des décors, ce qui donne aux films un cachet totalement singulier, qui peut déboussoler le spectateur. Mais c'est la volonté de Resnais de jouer délibérément des artifices, certains éléments de décors étant ouvertement artificiels et d'autres hyperréalistes, à tel point que certains spectateurs ont voulu savoir dans quelle partie de l'Angleterre les films avaient été tournés.
Les préparations et finitions autour des décors dureront bien neuf mois, pour un coût final de 950 000 euros environ.
Le travail en duo d'Alain Resnais et Jacques Saulnier sur ce projet est une de leurs grandes réussites. Par la suite, ils radicaliseront la notion d'artifice des décors. Et sur les derniers films de Resnais, ils iront quasiment jusqu'à les éliminer, pour arriver à une épure si minimaliste, comme dans Aimer, boire et chanter (2014), tourné parfois en longs plans séquences, et si délibérément artificielle, qu'elle déconcerte plus d'un spectateur.
Tout au long de sa carrière, avec l'aide de ses collaborateurs, Alain Resnais a su proposer avec audace un cinéma radical et profondément ludique, dont les mots d'ordre semblent être créer, expérimenter et s'amuser.
Bibliographie sélective :
- Douin, Jean-Luc, Alain Resnais, Paris, La Martinière, 2013 (Cote : 51 RESNA DOU)
- Thomas, François, Alain Resnais, les coulisses de la création : entretiens avec ses proches collaborateurs, Malakoff, Armand Colin, 2016 (Cote : 51 RESNA THO)
- Walker-Morrison Deborah, Le style cinématographique d'Alain Resnais, de Hiroshima mon amour (1959) aux Herbes folles (2009), Avant-propos en anglais de François Thomas, Lewiston, The Edwin Mellen Press, 2012 (Cote : 51 RESNA WAL)
Fonds d'archives :
Site internet :