Providence, Alain Resnais : les voies de la création

Rachel Guyon - 29 septembre 2021

Bien qu'il s'en défende, et déclare que son film est un divertissement, Alain Resnais nous livre, dans Providence, « un récit imaginaire, qui surgit dans l'esprit d'un écrivain, sous la forme d'un torrent, balayant en une seule nuit d'insomnie, les personnages, les péripéties et les rêves de toute une vie, au moment même où la mort attend dans l'ombre, et commence (par le biais des misères physiques), à nous jouer ses premiers tours. » (Henry Chapier).


Providence
nous plonge dans le cerveau d'un romancier, et en restitue les flux intérieurs, les poussées de l'imagination et de la création.

La Providence à l'œuvre

Tout au long d'une longue nuit d'insomnie, probablement atteint d'un cancer du rectum, Clive, un vieil écrivain qui se refuse à mourir, boit, rêve, cauchemarde et imagine son dernier roman. Entre douleurs et ébriété s'entrelacent des scènes qu'il a créées, tour à tour récits d'épouvante et vaudeville. Ses personnages sont empruntés à la réalité : son fils légitime avec sa maîtresse, son fils illégitime, sa belle-fille, sa femme décédée, se croisent, se confrontent. L'esprit de Clive orchestre un règlement de compte familial sur fond de récit fantastique, dans lequel des hommes-loups sont pourchassés et tués, où un état totalitaire parque les personnes âgées dans des stades, où des bombes sautent dans une guérilla urbaine... Dans un long soliloque en voice over, le vieillard se moque, s'esclaffe, se fâche, crache son venin ou ses bons mots. À l'heure des bilans, persuadé que ses proches lui en veulent de ne pas être mort encore et complotent contre lui, mêlant souvenirs du passé et fiction qu'il élabore, Clive s'érige en juge et redresseur de torts, caricature les uns et simplifie les autres, passe en revue toutes les hypocrisies et les non-dits qui ont jalonné son existence.

Face à l'écran, le spectateur assiste à un flot ininterrompu de saynètes commencées, recommencées et rectifiées par leur créateur, démiurge bavard qui ne cesse de commenter son œuvre, interpelle ses créatures pour les invectiver ou les encourager. Mais, et là réside toute la finesse du film d'Alain Resnais, véritable réflexion sur la création artistique, les personnages de Clive n'obéissent pas toujours aux caprices de sa fantaisie, il en perd le contrôle.

Le créateur et son inconscient

Résultat de son ivresse, du demi-sommeil, du rêve, ou bien l'essence même de l'acte de création, tandis que Clive imagine des scènes pour son futur et dernier roman, son inconscient fait effraction dans son histoire et bouscule ce qui avait été décidé. Les personnages prononcent des répliques qui ne sont pas les leurs, Sonia, sa belle-fille, se met à parler avec la voix de son créateur, ses deux fils prennent à tour de rôle la place du père, la maîtresse de son fils légitime emprunte les traits d'une épouse décédée... Comme le remarque Robert Benayoun, « tous les personnages de Providence ne cessent de s'informer mutuellement sur eux-mêmes, exigent d'être examinés jusqu'aux tréfonds et se psychanalysent les uns les autres dans une auto-analyse démiurgique du créateur suprême Clive Langham. » Aux prises avec lui-même et avec ses créatures, Clive n'est donc pas tout à fait le meneur de jeu. Alain Resnais le décrit comme « le spectateur de ce qui se passe dans sa tête, il n'en est pas vraiment l'organisateur. On peut imaginer qu'il frappe une phrase à la machine, qu'il la relit et qu'il s'étonne de son propre texte. »


Parfois même, alors qu'il a planté le décor d'une scène, une pensée parasite et soudaine l'en détourne. Cela peut venir de l'ivresse, de l'inconscient ou des élancements douloureux de sa maladie, mais brusquement le cours de ses « ruminations-créations » est déstructuré. C'est le cas de cette séance d'autopsie d'un vieillard loup-garou, qui s'impose alors que Clive est occupé à imaginer une séquence dans un restaurant, ou encore la brusque apparition de son épouse décédée dans l'un des camps concentrationnaires de son récit, ce qui le surprend et le révulse. Il y a aussi ce footballeur qui fait irruption inopinément dans certaines scènes, jouant avec son ballon, et qui se retrouve dans une chambre d'hôtel dans laquelle il n'a rien à faire ou sur une terrasse où personne ne l'attendait...

Il y a parfois un décalage dans le jeu, le personnage interprète ce que pense Clive au moment de la création, ce qui n'est pas toujours concordant avec le plan en cours. La scène la plus frappante est celle où l'un de ses fils reconnaît avoir une érection mais déclare que ce n'est pas la sienne. On comprend que c'est celle de Clive.

Montrer l'acte de création

Mettre en scène un écrivain en pleine création relève d'un défi gigantesque : comment rendre à l'image ces poussées de l'esprit ? Il ne suffit pas seulement d'organiser des suites de scènes vécues par les personnages qui peuplent le roman de Clive. Il faut encore que le spectateur perçoive la création en devenir. Jean Reggazzi, dans sa monographie consacrée au film, relève un ensemble d'éléments qui illustrent ce travail en cours.

Il y a en premier lieu le milieu dans lequel évoluent les personnages de Clive, assemblage composite, fait en partie d'imagination et certainement de souvenirs de l'écrivain, fruits de son expérience vécue mais aussi de sa culture (livres, films, peinture...). Certains lieux semblent ébauchés, comme cette salle de tribunal brossée à grands coups de pinceaux, premiers jalons d'une description, mais avec des souvenirs un peu vagues. On peut imaginer que « s'il poursuit son roman, il ira se documenter, mais pour l'instant il doit se contenter des images qui lui viennent et dont certains détails sont inexacts, irrationnels ». L'incohérence des espaces, qui passent sans transition d'un certain classicisme à une modernité totale, peut également relever de ce chantier créateur. Au fil de sa pensée et des scènes qu'il veut y voir se dérouler, il imagine, pour la même résidence, trois terrasses différentes ; une scène jouée dans une chambre d'hôtel est interrompue puis reprise dans une toute autre chambre... On a le sentiment que ceci est temporaire, qu'il affinera les choses, mais que pour l'instant il lui faut simplement un décor où peuvent évoluer ses personnages.

Des personnages secondaires paraissent, tout comme les décors, esquissés, leur comportement restant à définir plus tard, leur personnalité encore imprécise.

La création par étape à laquelle procède Clive est très visible. Dans une scène au restaurant, on distingue d'abord un personnage posé là dans ce décor nouveau, puis après une courte phrase, un deuxième personnage qui lui fait face, et enfin, le reste du restaurant avec ses autres clients.

Une scène est très saisissante, qui illustre les cheminements de la pensée au moment même où elle crée : trois personnages échangent, la caméra fait plusieurs arrêts en gros plan sur un téléphone muet, comme une idée qui peine à émerger du cerveau de Clive, puis finit par atteindre sa conscience, jusqu'à ce que Clive décide de faire sonner ce téléphone dans sa fiction.

Au-delà de cette démonstration des mécanismes de la création, le film use de bien d'autres moyens, purement cinématographiques, pour donner au spectateur la vision des images mentales produites par le vieil écrivain.

Traduire en image les différents niveaux de réalité

Il y a donc plusieurs niveaux de réalité. La réalité matérielle du vieil écrivain, puis son travail de création littéraire, ses cauchemars éveillés, et enfin, le final du film qui réunit Clive et ses enfants dans la vraie vie, autour d'un déjeuner de famille. Il fallait que cela soit perceptible à l'écran, quand bien même la frontière entre ces différents niveaux était singulièrement poreuse.

Il est entendu que tous les procédés décrits plus haut, qui permettent de mettre en place les mécanismes de la pensée, de son imaginaire et de son inconscient, dépendent en partie du montage : longs travellings cauchemardesques, fragmentation de la narration en saynètes coupées brusquement, allées et venues dans le temps et l'espace, etc. Ainsi, la ville que Resnais donne à voir est en réalité un montage d'images filmées à Anvers, Louvain, Providence, Albany, Bruxelles... Resnais évoque une « ville hésitante », fruit de l'indécision de Clive pour son futur roman.

Les décors du roman en devenir sont stylisés, volontairement peints en trompe-l'œil. Certains extérieurs sont des toiles de fond ou découvertes qui ressemblent beaucoup à des toiles peintes de théâtre. Resnais voulait qu'elles se confondent avec des cartes postales qu'aurait reçues le vieil écrivain et qui se seraient alors « invitées » dans son esprit. En accord avec le décorateur Jacques Saulnier, des erreurs et des improbabilités jalonnent les cadres dans lesquels évoluent les personnages (escaliers présents puis absents de la chambre d'hôtel, niveaux absurdement différents dans la maison de Claude). Le but est que le spectateur ressente les incohérences, sans pour autant les identifier.

L'univers qu'imagine Clive n'a quasiment pas de couleurs : décoration, marbres, costumes, accessoires sont privés de couleurs franches, le gris domine. A cet égard, le travail du chef opérateur Ricardo Aronovich est déterminant. Il invente une « matière et une texture de l'image » adaptées à chaque situation. Pour les scènes du roman, il explique : "il ne fallait pas provoquer le fantastique par l'emploi d'un éclairage fantastique. Mon rêve c'était de concilier des contraires, c'est-à-dire d'avoir une image très réelle, mais qui soit tout le temps décalée par la lumière et la mise en place des comédiens ». Alors il use de filtres et d'optiques diverses, exagère certaines brillances. Il éclaire les personnages de façon distincte, jusqu'à créer un split-screen photographique, ce qui donne l'impression qu'ils ne sont pas dans le même espace. Les lumières froides caractérisent l'imaginaire et les labyrinthes mentaux. D'autres, très chaudes, la réalité : dorées pour la réalité d'un déjeuner de famille, lie-de-vin et pourpres pour les scènes où l'on voit l'écrivain pendant sa longue et douloureuse nuit d'insomnie et de délires.


Enfin, il y a l'omniprésence de la musique de Miklos Rozsa, dont l'importance a été souvent soulignée par la critique. Le monteur Albert Jurgenson déclarait : « la respiration de la musique et le rythme intérieur des images sont absolument identiques ». Chaque personnage du roman est accompagné par son propre thème musical, qui lui donne une incarnation très singulière. L'orchestre de quatre-vingt-deux cordes permet à l'angoisse, à la bizarrerie, au rêve et aux réalités de s'épanouir sous nos yeux, à chaque instant.

« J'espère toujours demeurer fidèle à André Breton qui se refusait à considérer que la vie imaginaire ne fait pas partie de la vie réelle ». Alain Resnais


Ressources disponibles à la Bibliothèque

Aronovich, Ricardo, Exposer une histoire, La photographie cinématographique, Paris, Dujarric, 2003
Benayoun, Robert, « Un rêve de la morale », Positif, n°190, février 1977
Benayoun, Robert, Alain Resnais arpenteur de l'imaginaire. De Hiroshima à Mélo, Paris, Stock, 1980
Benayoun, Robert, « Un divertissement macabre, entretien avec Alain Resnais », Positif, n°190, février 1977
Benayoun, Robert, « Entretien avec David Mercer », Positif, n°190, 1977
Berthomé, Jean-Pierre, « Sentir l'odeur des lieux, entretien avec Jacques Saulnier », Positif, n° 329-330, 1988
Collectif, Le Cinématographe, Institut Français de Florence, 5-20 mai 1986
Jacques Belmans, « Entretien avec Alain Resnais », Études cinématographiques, n° 64-68, 1968
Maillet, Dominique, Biscioni, Sylvie, En lumière, Les directeurs de la photographie, Paris, Dujarric, 2001
Reggazzi, Jean, Le roman dans le cinéma d'Alain Resnais : Retour à Providence, Paris, L'Harmattan, 2010
Thomas, François, L'atelier d'Alain Resnais, Paris, Flammarion, 1989


Crédit extraits : Jupiter Film, Alain Resnais.


Rachel Guyon est médiathécaire à la Cinémathèque française.