Les dessins d'Aloïse, images de la folie dans un monde d'Art brut

Blandine Etienne - 26 mai 2020

La Cinémathèque française conserve dans ses collections un ensemble de quatre pièces illustrées de six dessins d'Aloïse Corbaz. Plus connue sous son seul prénom, l'artiste suisse, internée en hôpital psychiatrique à la fin de la Première Guerre mondiale, est devenue une figure emblématique et prolifique de l'Art brut. Retour sur le destin fou d'Aloïse, auteur d'une œuvre remarquable et exubérante, à travers l'histoire d'une série de dessins exposés à Sainte-Anne en 1950, et présentés dans Images de la folie, court métrage tourné pour l'occasion.

Le destin fou d'Aloïse Corbaz

Sa vie

Aloïse Corbaz est née à Lausanne en 1886 dans un milieu modeste. Orpheline de mère à onze ans, bonne élève, elle apprend la musique et le chant avant d'être formée à la couture. Follement éprise d'un prêtre défroqué, Aloïse est envoyée par sa famille en Allemagne en 1911, pour éviter le scandale. Elle est placée comme gouvernante d'enfants chez des nobles de Leipzig et Berlin, puis auprès des filles du chapelain de Guillaume II, troisième et dernier empereur allemand dont elle tombe folle amoureuse. Un nouvel amour impossible à la cour du château de Sans-Souci à Postdam, où elle nourrit aussi le rêve de devenir cantatrice. Sa santé physique et mentale déclinant, Aloïse est contrainte de rentrer en Suisse peu avant que la guerre éclate. La déraison et les pressions morales l'emportent : animée d'effusions pacifistes et religieuses alors que la grande guerre gronde, Aloïse est finalement internée par sa famille à l'hôpital psychiatrique de Cery en 1918. Deux ans plus tard, elle est transférée à l'asile de la Rosière, toujours en Suisse. Admise pour démence précoce avant d'être diagnostiquée schizophrène, elle n'en sor­tira plus, jusqu'à la fin de ses jours, en 1964.

Aloïse rapporte cette existence faite de désillusions dans les écrits qu'elle ne tarde pas à produire en secret, lors de son internement. Écrits à la forme graphique développée qui témoigne déjà de son sens pictural. Elle continue de coucher ses souvenirs sur papier, réminiscences de sa vie d'avant qu'elle évoque comme « le monde naturel ancien d'autrefois », en passant au dessin. Une nouvelle passion compulsive toujours exécutée en cachette et une activité créatrice en forme de renaissance pour une recluse écartée de la société.

Son œuvre

Aloïse compose ses images intérieures d'abord sur des revues et autres papiers d'emballages récupérés, comme Georges Méliès en France. Adepte du recto verso par souci d'économie, elle remédie parfois à la contrainte technique du petit format en cousant plusieurs feuilles ensemble. 1924 marque un tournant dans la production de l'artiste qui abandonne le crayon noir pour adopter crayons de couleur, craies grasses, pastels ou gouaches fournis par des soignants encourageants. Aloïse se plaît aussi à user de matériaux plus saugrenus appliqués au doigt : jus de géraniums, dentifrice, poudre de mines de crayons et salive. À partir de 1937, elle travaille à la lingerie de l'asile le matin et passe l'après-midi à dessiner assise à la table de repassage.

Cardinal Rompallo (verso de l'œuvre double face Char de lumière de toutes les Russies), c. 1941, mine de graphite, pastel et aquarelle sur papier, 44,8 x 30 cm © Aloïse

Son œuvre singulière, exubérante et prolifique (près d'un millier de dessins) est constituée de plantureuses femmes, couples enlacés, princesses ou reines, tsars et autres personnalités historiques comme le pape Luther. Souvenirs éblouis du faste de la cour de Guillaume II qui marque décisivement son œuvre, entre rêve et réalité. Dieux, déesses et grandes figures de la mythologie comptent aussi parmi les personnages récurrents de son univers, également nourri de théâtre, de danse et d'opéra dont elle est toquée. Plus tard, elle rend hommage au cinéma, avec une évocation décalée d'Hiroshima mon amour ou le portrait d'une vedette. Richesse des détails et dynamisme donnent à ses dessins une dimension narrative. Son œuvre la plus monumentale reste son Cloisonné de théâtre de 14 mètres, constitué de feuilles de kraft cousues entre elles à la manière d'un storyboard mis bout à bout. Une œuvre plastique surabondante, naïve et joyeuse, composée pendant plus de quatre décennies autour des mêmes lubies hautes en couleurs, sans cesse renouvelée.

Ses premières œuvres sont d'abord détruites par le personnel avant d'attirer l'attention du psychiatre Hans Steck, qui repère son talent au début des années 20. Ses travaux sont partiellement conservés par plusieurs médecins et soignants, qui l'encouragent à dessiner. Mais il faudra attendre Jacqueline Porret-Forel, médecin généraliste élève de Steck, qui rencontre Aloïse en 1941, pour que l'ensemble de ses créations soit scrupuleusement préservé. La praticienne noue une relation très affective avec sa patiente et montre sa production à Jean Dubuffet en 1947. À l'origine de la notion d'Art Brut, Dubuffet cherche depuis 1945 des artistes marginaux autodidactes et se penche sur les collections asilaires. Une rencontre déterminante dans l'histoire de l'Art Brut qui inscrit Aloïse comme pionnière du genre, pourvoyeuse essentielle de sa collection. Dubuffet l'expose à Paris en 1948 dans le sous-sol de la galerie René Drouin, et la visitera régulièrement jusqu'à la fin de ses jours pour suivre sa production. Dommages collatéraux de cette nouvelle notoriété : au début des années 60, les pouvoirs publics, dans l'optique de tirer profit de son art, mettent Aloïse dans les griffes d'une ergothérapeute. Une emprise qui dénature une œuvre sur le point de s'achever, avec la mort Aloïse, quelques mois plus tard.

Sa cruelle et folle destinée de femme et d'artiste sera librement adaptée à l'écran en 1975 avec Aloïse de Liliane de Kermadec, dont André Téchiné cosigne le scénario. Dans le rôle titre, deux actrices – Isabelle Huppert incarnant Aloïse jeune adulte et Delphine Seyrig, Aloïse plus mûre.

Les dessins fous d'Aloïse, de Sainte-Anne à la Cinémathèque

Images de la folie à Sainte-Anne

Retour en 1950. Plusieurs dessins d'Aloïse sont exposés à l'hôpital Sainte-Anne où s'inaugure le premier Congrès mondial de psychiatrie. Certains sont également présentés dans le film Images de la folie, réalisé par Enrico Fulchignoni dans le cadre de l' « Exposition Internationale d'Art Psychopathologique » qui s'y tient pour l'occasion. L'hôpital psychiatrique parisien – déjà organisateur d'une première exposition, « Œuvres de malades mentaux », en 1946 – rassemble exceptionnellement « les tableaux les plus significatifs en provenance du monde entier ». Le spectateur est prévenu en préambule : « Ce film n'a pas pour but d'examiner et d'interpréter ces tableaux pris dans leur individualité : ses images et sa musique font un voyage à travers ce monde de la folie pour tenter de pénétrer son intimité naïve, son paradis perdu, ses angoisses, ses cauchemars, ses obsessions, ses martyrs... »

Filmée en 16 mm, une succession de dessins et de peintures que la caméra scrute, explorant parfois les détails ou jouant avec les éclairages qui semblent faire vivre les regards. Quinze et quelques minutes au cœur de ces œuvres d'internés, assorties d'un commentaire surréaliste moqué par les Cahiers du cinéma qui consacre un court article à Images de la folie, distribué en salle fin décembre 1955 seulement. Titré « Aux fous », le papier de Fereydoun Hoveyda reproche au cinéaste, également psychiatre, d'avoir caché l'origine du commentaire off, en réalité constitué des mentions portées aux dos des œuvres par les patients anonymes, secret professionnel oblige. Une version muette du film existe, louée par Sight and Sound.

Aloïse dans les Images de la folie

Les dessins d'Aloïse s'y démarquent par leur vivacité joviale, entre une série d'illustrations en noir et blanc – version en négatif de ses opulentes femmes colorées – et un Nosferatu digne de celui de Murnau. Et pourtant, la pellicule délavée du film n'a pas gardé l'éclat original des couleurs des dessins. Son Ô Bacchus Ô Cérès qui a rejoint les collections de la Cinémathèque n'a aujourd'hui rien perdu de la densité de ses couleurs d'origine. Réalisé à la mine de graphite et au pastel, c'est le seul document de la série de la Cinémathèque qui apparaît dans Images de la folie au milieu d'autres dessins d'Aloïse.

Ô Bacchus Ô Cérès, c. 1941, mine de graphite et pastel sur papier, 29,7 x 22,5 cm © Aloïse

Bouches en cœur, paupières closes et colorées, iris démesurés ou yeux exempts de pupilles comme ceux des statues de la Grèce antique, cils particulièrement longs, seins jail­lissant des robes et tétons apparents sont autant d'éléments typiques du style d'Aloïse, qu'on retrouve dans les autres dessins de l'artiste figurant dans le film – proches déclinaisons de ceux conservés à la Cinémathèque où la noblesse des sujets tranche avec la simplicité des matériaux utilisés et la patte enfantine.

Aloïse à la Cinémathèque

Six dessins d'Aloïse ont été redécouverts en 2004 dans les inventaires de nos trésors restants à traiter, exécutés sur quatre supports dont un composé de deux duos de dessins réalisés en recto verso. Des trésors conservés avec un cinquième dessin, dont l'auteur reste à ce jour non identifié, dans une chemise estampillée « Dessin de fous pour le film de d'E. Fulchignoni ». Un travail d'identification et d'expertise a été mené par Françoise Lemerige en charge de la collection des dessins et des œuvres plastiques, notamment auprès du Docteur Jacqueline Porret-Forel, devenue Présidente de la Fondation Aloïse, qui les date de la fin de la seconde période de l'artiste. La période qu'elle estime la plus intéressante de son œuvre, et qu'elle situe entre 1921 et 1941, année de sa rencontre avec Aloïse, à laquelle elle consacre sa thèse de médecine en 1953, Aloïse ou la peinture magique d'une schizophrène.

Char de lumière de toutes les Russies – Reine Victoria et Tsar de toutes les Russies (recto de l'œuvre double face), c. 1941, mine de graphite, pastel et crayon de couleur sur papier, 44,8 x 30 cm © Aloïse

Henri Langlois programme Images de la folie plusieurs fois à la Cinémathèque au début de l'année 1950, 5 ans avant sa distribution en salles, et le présente avec un autre court métrage documentaire : Histoire d'une fresque, Giotto dans la chapelle Scrovegni de Padoue (Luciano Emmer et Enrico Gras, 1939). Enrico Fulchignoni, homme de culture et de science, futur responsable de l'audiovisuel à l'UNESCO, est proche d'Henri Langlois. Amateurs de films sur l'art, tous deux créeront en 1953 aux côtés de Jean Rouch, Marcel Griaule, Claude Lévi-Strauss et André Leroi-Gourhan, le Comité du film ethnographique. On peut raisonnablement supposer que Fulchignoni, médecin de formation, metteur en scène de théâtre, scénariste et réalisateur, est à l'origine de l'acquisition de ces dessins par la Cinémathèque française.

La mention « Drame de la folie », inscrite au dos de certains d'entre eux, pourrait-elle être un titre de travail des Images de la folie d'Enrico Fulchignoni, voire d'un autre projet de film du réalisateur qui n'aurait pas été tourné ? Hormis le Bacchus, les dessins de la Cinémathèque finalement absents d'Images de la folie ont-ils pu être confondus avec ceux du film à l'issue du tournage et de l'exposition à Sainte-Anne ? Plusieurs pièces dans les ensembles du film et de la Cinémathèque sont en tous cas inspirés du temps de la cour de Guilllaume II. Difficile de dire aussi si les dessins de la Cinémathèque qui ne figurent pas dans le film ont pu être coupés au montage et s'ils ont tous été exposés en 1950 à Sainte-Anne. Aucun document de travail lié au film ou liste d'œuvre conservée à l'hôpital n'ont pu être retrouvés pour percer le mystère de l'origine de ces dessins collectés par Henri Langlois.

 


Plusieurs des dessins d'Aloïse conservés à la Cinémathèque ont été présenté dans l'exposition « Le Musée imaginaire d'Henri Langlois » en 2014 et dans l'exposition « Aloïse Corbaz en constellation » au LaM, Musée d'Art moderne de Lille, en 2015.

Références

  • Fereydoun Hoveyda, « Aux fous », in Cahiers du cinéma n°53, décembre 1955.
  • Françoise Lemerige, « Dessins de fous pour le film d'E. Fulchignoni », in Catalogue de l'exposition « Aloïse Corbaz en constellation », LaM, Musée d'Art moderne de Lille, 2015

Blandine Etienne est chargée de production web à la Cinémathèque française.