Une cinémathèque imaginaire de Gilles Jacob (1999)

14 juin 2010

Les films que je vais vous citer ne vieillissent pas. Ce sont des films que je revois à peu près une fois par an. Ce qui est important dans mon métier, où l'on voit en priorité des films nouveaux, des films que les spectateurs découvriront six mois plus tard, c'est de définir et de maintenir le diapason, le « la » qui donne la note et auquel il faudra se tenir. Le meilleur moyen, c'est justement d'avoir en repère des classiques éternels. Et aujourd'hui, dans l'état d'esprit qui est le mien au lendemain d'un Festival de Cannes au final agité [1999], mon envie est forte de retrouver la sérénité des grands classiques.


Madame de... (Max Ophuls, 1953)

Madame de

Si l'on parle du film d'amour, puisque nous avons présenté cette année à Cannes une programmation sur ce thème, je choisis le chef-d'œuvre Madame de... Ophuls est un artiste qui s'intéresse à la femme, aux élans, aux sentiments et dont la mise en scène, extrêmement enveloppante, proche des gens, sinueuse, élégante, correspond dans ce film à ce que la passion a de plus fort, de plus beau, de plus intense. Ophuls, c'est le miracle de la perfection. Quand on dit perfection, on pense souvent classicisme. Ici, Ophuls est un romantique. Et chez Ophuls, ce mélange de perfection et de romantisme atteint son point de fusion. Avec lui, le jeu des comédiens est d'une maîtrise confondante. Danielle Darrieux n'a jamais été plus subtile, Charles Boyer et Vittorio De Sica ne sont pas, l'un le mari et l'autre l'amant, ils sont tous les deux interchangeables et expriment, dans ce jeu de rôle, les deux figures masculines. On en arrive à une telle finesse d'expression que l'on a parfois les larmes aux yeux. Dans une scène célèbre, Danielle Darrieux essaye de repousser Vittorio De Sica qui est amoureux d'elle et qu'elle aime secrètement. Elle le met à la porte en répétant : « Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas... » et tout le monde comprend que c'est la plus belle des déclarations d'amour. Toute cette délicatesse portée par un tel niveau de mise en scène mène à un film qui est, pour moi, la définition même du film parfait, comme on le dit d'un crime.


La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939)

La Règle du jeu

J'aimerais ensuite citer La Règle du jeu, qui est lié directement à ma vie. Je l'ai découvert en 1946, un moment fort de la période des ciné-clubs qui ont fait beaucoup pour ce film maudit, très mal reçu à sa sortie. Ce film est devenu culte en deux ou trois générations. Il ne faut pas que les jeunes spectateurs qui découvrent le film de Renoir aujourd'hui s'imaginent qu'il a toujours été considéré comme un classique du cinéma français. Dès sa sortie, les critiques l'ont rejeté et il a été accusé de défaitisme, au même titre que les œuvres de Carné, comme Quai des brumes par exemple. Pour moi, La Règle du jeu, c'est Jean Renoir à son meilleur (j'aurais pu aussi choisir Le Carrosse d'or). C'est le brio de la mise en scène, la virtuosité, le mélange, très nouveau pour l'époque, des couches sociales. Les maîtres se mêlent aux domestiques, qui ont autant d'importance qu'eux ; ils se croisent dans les salons, dans les couloirs, dans le parc du château ou dans les cuisines. Tout ce monde là vit sa vie chacun de son côté mais toutes les histoires s'entrecroisent, chacun étant tour à tour confident de l'autre, maîtres et domestiques, comme chez Marivaux. Et l'on s'aperçoit qu'un garde-chasse est amoureux d'une soubrette avec les mêmes fureurs, les mêmes mouvements passionnels brusques, voire même brutaux, que les nobles qui s'affrontent. Des scènes célèbres, comme la partie de chasse ou la danse macabre, restent dans les mémoires, du fait de la classe folle de la réalisation, de l'élégance, même lorsque les acteurs sont mauvais. Et dans La Règle du jeu, plusieurs comédiens sont mauvais. Par exemple, Nora Grégor, qui ne devait pas jouer le rôle, n'est pas une bonne actrice. Ou encore, Jean Renoir, le confident, qui convient bien dans ce rôle de la peau d'ours, est un type qui se dandine, irrémédiablement lourdaud. Tandis que Dalio, Carette, Gaston Modot, sont magnifiques.

Le talent de Renoir est d'avoir été en avance sur son temps. Il a deviné, dès La Grande Illusion, que cette collusion entre classes sociales – puisque qu'on ne sympathise pas dans ce film parce qu'on est du même pays mais quand on est de la même classe sociale –, préfigure ce qui va arriver après-guerre avec le début des grands mouvements sociaux. Renoir annonce ce complet brassage qui mènera à notre société d'aujourd'hui.

J'ai aussi une grande tendresse pour ce film parce que j'adore Saint-Saëns, utilisé pour la séquence de la danse macabre. Or, le générique sonore du Festival de Cannes est tiré du Carnaval des animaux. Saint-Saëns est de plus un musicien juif et Renoir peint admirablement un personnage juif dans la société noble de l'époque, ce qui n'était pas évident. Enfin, ce film de Renoir est le sujet de mon premier texte dans le numéro 1 de Raccords, en 1950. Étudiant en lettres, j'avais décidé avec quelques amis de créer une revue de cinéma. Nous étions à l'aube d'une nouvelle époque : La Revue du cinéma n'existait plus et Les Cahiers n'existaient pas encore. Mais parallèlement au phénomène des ciné-clubs, le mouvement des revues prenait son essor : Saint-cinéma des prés, les débuts de Positif, L'Âge du cinéma, Ciné-club et donc Raccords.

Encore aujourd'hui, à chaque fois que je regarde La Règle du jeu, je découvre quelque chose de nouveau, soit dans le dialogue, soit dans un jeu d'acteur, soit dans un mouvement d'appareil ou le cadrage. Par exemple, quand Carette, poursuivi par le garde-chasse, fait un grand mouvement circulaire dans le château, traverse les couloirs et finit dans le salon, où la bonne société est rassemblée pour une partie de bridge. Il se réfugie alors derrière Odette Talazac, la grosse dame dont l'embonpoint constitue le meilleur écran entre lui et le type armé d'un revolver (Gaston Modot). Et l'humour est aussi très présent dans le film. Témoin le personnage du cuisinier, interprété par Léon Larive, qui annonce : « Madame Labruyère mangera comme tout le monde. J'admets les régimes mais pas les manies. » Voilà là aussi toute la modernité de Renoir : la tendresse pour ses personnages, la compassion, l'attention aux détails de la vie quotidienne. Là où d'autres n'expriment que la réflexion guindée, Renoir montre la vibration, le caractère impalpable de la vie à l'écran.


Citizen Kane (Orson Welles, 1941)

Citizen Kane (Welles)

Autre objet de mon idolâtrie : Citizen Kane. Comment le contourner ? Nous avons affaire à quelqu'un qui ne connaît pas le cinéma : il s'est fait projeter des films, il s'est fait expliquer comment fonctionne ce train électrique, ce jouet fabuleux, et ayant décidé de tourner, s'entourant des plus grands techniciens de l'époque, Gregg Toland à la caméra, Robert Wise au montage, va révolutionner le cinéma. Pourquoi ? D'abord à cause du récit. Citizen Kane, c'est la biographie d'un homme célèbre qui se retrouve nu au moment de sa mort. Le personnage est un mélange de différents puissants de l'époque, mais il est inspiré principalement de William Randoph Hearst, un magnat de la presse qui avait accumulé des trésors. Orson Welles a construit pour la première fois au cinéma une biographie totalement éclatée. Le mode de récit n'est absolument pas chronologique, mais il est fondé sur des moments forts ou tout à fait anecdotiques de ce qui constitue la vie de cet homme : les amis, les amours, les ennuis et l'ennui, l'ascension, la défaite, la volonté de faire d'une femme sans talent une grande chanteuse d'opéra... Et ce mode de récit va devenir un modèle pour des quantités de cinéastes après lui. Ce style sera copié mais jamais véritablement égalé, car ici le talent est énorme.

On peut ainsi citer la séquence du petit déjeuner entre les deux jeunes mariés où le défilement du temps, et son action sur les relations du couple, vont être exprimés grâce aux modifications légères de la disposition des objets sur la table, au lent écartement physique entre les deux personnages, à la lecture par l'un et l'autre de deux titres de périodiques concurrents... Et la chronologie devient évidente, la lassitude du couple est montrée avec une efficacité spécifiquement cinématographique et là est la modernité. On la découvre aussi dans une façon nouvelle d'utiliser la profondeur de champ. Welles ne l'a pas inventée, on en trouve des utilisations fameuses bien avant (pensons simplement aux scènes d'appartement dans Boudu sauvé des eaux), mais elle correspond chez lui, au même titre que la narration, à la seule manière de traiter un sujet donné. Et on retrouve cette cohérence, cette précision, cette invention dans tous ses films.


Mouchette (Robert Bresson, 1967)

Mouchette (Robert Bresson)

Et comment oublierais-je Bresson ? Je pourrais parler de tous ses films mais, cette fois, je choisis Mouchette. Là, Bresson est au sommet. Plus personne ne lui cherche noise sur cette question du modèle, tellement d'actualité puisque lors du dernier palmarès de Cannes, il y a eu une contestation sur les acteurs primés par le jury. Deux de ces acteurs étaient effectivement des « modèles » et ne seront peut-être plus jamais acteurs de leur vie. Bresson a toujours expliqué que les acteurs étaient des créatures dans les mains de l'auteur et qu'il voulait casser la diction, les empêcher de jouer comme au théâtre et en faire des créatures cinématographiques à lui. On a toujours daubé sur la manière dont Bresson a toujours fait parler ses acteurs recto tono, mais en fait c'est sa manière à lui de diriger ses créatures, fondée sur le montage, sur une précision apportée aux relations entre une image et celle qui précède ou qui suit, sur l'interactivité quasi-musicale de tous ces moments de cinéma. Lorsque ce dispositif donne Mouchette, c'est l'art à son apogée. Qu'est-ce donc que Mouchette ? Une jeune paysanne faussement délurée, dont le père est contrebandier et la mère tuberculeuse. Rejetée par tous, elle bât la campagne, comme Perette, avec son petit pot à lait, elle finira violée par un braconnier et se suicidera. À raconter ainsi l'argument, on s'imagine face à un mélodrame paysan. Or, Bresson transforme l'anecdote en tragédie racinienne, et crée une émotion intense. Peu à peu, il nous fait sentir que Mouchette ne peut pas s'en sortir. Elle est encerclée. Le cercle est d'ailleurs la figure majeure du film, de la circonférence du pot à lait aux roulades qu'elle recommence plusieurs fois avant de se laisser glisser dans l'étang. Le film s'achève sur les ronds dans l'eau que fait naître son corps tandis que s'élève la musique de Monteverdi. Avec les moyens les plus simples, l'émotion atteint son comble.


Van Gogh (Maurice Pialat, 1991)

Van Gogh

Il faut dire quelques mots de Pialat et parler de Van Gogh. C'est là aussi l'art d'un artiste à son apogée. Dans tous ses films, Pialat arrive à capter l'impalpable, la vie. Chez les autres, l'art est en point de mire, chez Pialat, ce n'est pas l'art qui l'intéresse, c'est la vie. Comment la saisir ? Par la mise en scène, le travail sur l'acteur, l'état dans lequel il les met par différents moyens, y compris la mauvaise foi... jusqu'à ce qu'ils lâchent tout à coup une parcelle de vie. Toute la fin de Van Gogh est symbolique de ce phénomène. Lorsque le peintre meurt, il se retourne vers le mur, tout se calme (je cite de mémoire), le frère arrive, s'occupe de la toilette, descend, rencontre les gens du café et tout d'un coup, la trappe de la cave s'ouvre et tombe sur le pied de quelqu'un : un cri de douleur et la vie repart. De même pour la séquence de la marche, inspirée de John Ford, où tout ce qui se passe au bord de l'eau ou dans les jardins exprime non pas le temps de la narration, qui ne compte plus, mais le souffle et la circulation de la vie. C'est rarissime. 

J'ai énormément d'admiration pour Pialat à cause de ce souffle. Je ne vois pas d'autre artiste français vivant qui ait cette capacité. Je pense également à la scène de Loulou, quand Depardieu monte sur Isabelle Huppert, nue sur son lit. Comme Depardieu est assez... imposant, le lit s'écroule. Un fou rire, qui se calme, puis Isabelle Huppert regarde Depardieu avec un petit soupir et dit : « Pfff ! T'es lourd... » En tournant le dos à l'art, Pialat arrive au comble de l'art.


Haute pègre (Ernst Lubitsch, 1932)

Haute pègre (Ernst Lubitsch)

J'aime aussi beaucoup la comédie américaine sophistiquée et j'ai envie de parler de Haute pègre de Lubitsch. C'est une comédie vénitienne de carton-pâte, presque loufoque. Au début du film, un gondolier charge les poubelles sur son embarcation en chantant O Sole Mio. Lubitsch, c'est l'exact contraire de Pialat. La sophistication recrée la vie par l'art. Les deux personnages principaux, interprétés par Miriam Hopkins et Herbert Marshall, sont deux cambrioleurs de haut vol, qui se séduisent et commettent des larcins ensembles. L'une des scènes les plus célèbres est celle où après un repas galant, elle tend ses lèvres, lui la prend dans ses bras et... la secoue comme un prunier pour faire tomber la montre qu'elle vient de lui subtiliser. Ce niveau de style et de drôlerie est assez rarement atteint de nos jours. À la fin d'un tel film, on est séduit, admiratif, avec des fourmis dans les jambes, c'est-à-dire que l'on est joyeux. Le cinéma, c'est aussi cela : donner du bonheur. Lorsque l'on a pris du plaisir à un film, on ne sera pas long à retourner au cinéma. On a souvent taxé Lubitsch d'une certaine lourdeur germano-autrichienne, or, en Amérique en tout cas, ses films sont l'exemple même du style le plus aérien, le plus enlevé, le plus magique qui soit. Là encore, l'adéquation de la forme au fond est parfaite.


Amarcord (Federico Fellini, 1973)

Amarcord

Je ne peux pas contourner Fellini. C'était quelqu'un que j'aimais beaucoup et que je connaissais bien. Un homme d'une modestie incroyable dans la vie et un artiste immense. Il n'aimait pas que l'on dise du bien de ses films. Devant les compliments, il était physiquement gêné, gauche, embarrassé, changeant de sujet. J'aime par dessus tout Amarcord car ce film exprime de façon universelle la nostalgie que nous avons de l'enfance. Pour Fellini, c'était Rimini, l'enfance, l'adolescence, tout l'éveil de la sensualité et de la sexualité. C'est devenu un homme très concupiscent : il aimait les femmes aux formes généreuses, les Vénus callipyges, les fesses des cyclistes, les seins de ces créatures mi-rêvées, mi-réelles... Le film recèle des scènes célèbres comme les fantasmes du petit écolier dans son collège religieux ou encore l'apparition dans la nuit du paquebot Rex, tous feux allumés, la grande parade fasciste devenue, à travers les yeux de l'adolescent Federico, une sorte de fête débonnaire n'ayant pas grand-chose de menaçant comme l'était pourtant la montée du fascisme. Je me souviens de la musique de Nino Rota, des ménines, ces petits flocons légers, impalpables, qui s'échappent des arbres au printemps, un peu comme de la neige, du passage des saisons, de la population de Rimini, les boutiquiers, la famille attablée autour du repas, les bordels... La magie joue ici à plein, car tout est entièrement recréé en studio, y compris la mer. J'ai assisté à Cinecittà au tournage de E la nave va et la mer était là aussi totalement faite de papier, agité par en-dessous par des machinistes. Et la mer recréée devient chez Fellini plus authentique que la vraie !

On a là l'un des deux courants du cinéma, celui de Méliès, c'est-à-dire la magie de la recréation, de la prestidigitation, du mensonge exprimant la réalité. L'autre courant est bien sûr celui de Lumière, le courant plus documentaire, plus vériste, c'est le néoréalisme italien, c'est Pialat. Ces deux courants vivent leur vie chacun de leur côté, avec parfois des incartades de l'un chez l'autre. Et moi, je n'arrive pas à choisir celui que je préfère.

Quand je vois un film de Rossellini, je me dis que je préfère le courant Lumière. Quand je vois un film d'Orson Welles, je m'amourache du courant Méliès. Je navigue constamment d'un bord à l'autre. Et voici qu'au moment où j'évoque Amarcord, je me demande si E la nave va n'est pas encore plus génial. Au lieu de se concentrer sur la nature humaine – « voglio una donna », hurle sur son arbre un demeuré qui nous ressemble comme un frère –, l'auteur y révèle à l'avance plus d'un soubresaut contemporain. Ici, ce sont les Serbes qui sont les victimes, fuyards devant l'avancée des troupes austro-hongroises. Mais restons au cinéma pour participer à l'étrange rite funèbre de l'immersion en mer des cendres d'une cantatrice célèbre. Et prenons de l'altitude avec le duel des chanteurs d'opéra sur la passerelle de la chambre des machines. Scène sublime où Fellini s'écarte de Renoir : l'affrontement vocal intervient à l'intérieur de la même classe sociale, sous les bravi des soutiers...


L'Atalante (Jean Vigo, 1934)

L'Atalante

Passons à un plus petit navire : L'Atalante de Jean Vigo. Vigo est mort très jeune et son œuvre tient dans le creux de la main puisque il n'a produit que trois heures d'images en tout et en quatre films : À propos de Nice, Jean Taris, Zéro de conduite et L'Atalante. Je choisis de parler de son seul long métrage mais je pourrais tout autant parler de Zéro de conduite, et de son proviseur nain qui glisse ses pieds glacés sous la table dans un manchon. L'Atalante, c'est l'histoire d'une jeune mariée vivant sur une péniche et qui rêve de voir la ville, tentée par les histoires du père Jules, vieux marin d'eau douce. La venue d'un camelot, interprété par Gilles Margaritis, lui fait tourner la tête... et les talons... Elle s'enfuit et découvre enfin la ville, dans une sorte de féerie picaresque. Les images poétiques sont très modernes, dont deux qui m'imprègnent fortement : celle de la femme qui marche en robe de mariée dans la campagne et celle de Jean Dasté plongeant les yeux ouverts dans le fleuve pour retrouver l'image féerique de la femme. Vigo, c'est la poésie à l'état pur. Son film fut mutilé dès sa sortie et il ne fut reconstitué que récemment.


Viridiana (Luis Buñuel, 1961)

Viridiana

Pour terminer, j'aimerais parler de Viridiana de Buñuel. Il n'est pas facile pour moi de choisir parmi les films de Buñuel. J'adore par exemple L'Ange exterminateur ou encore Tristana. Mais avec Viridiana, l'art de Buñuel éclate, en pleine période franquiste : une jeune sainte-nitouche qui a perdu sa famille se livre à une orgie avec des mendiants. Baigné de la musique de Haendel et de Mozart, c'est un film impie, dirigé contre la religion. Il mélange la cour des miracles et la Cène, montre des fantasmes inadmissibles pour une certaine partie de la société corsetée espagnole de l'époque. Le film obtint d'ailleurs la Palme d'or à Cannes. On est là au sommet de l'art fantastique et fantasmatique de Buñuel. Le mélange du réalisme et du rêve est total. Là encore, l'ampleur de l'œuvre est à la hauteur de la modestie de l'artiste. Buñuel ne parlait jamais de ses films, qu'il exécutait en bon artisan, sans paraître leur accorder d'importance. Cette modestie se retrouve chez un Almodóvar.

Car nous avons célébré ici des artisans. Ce cinéma d'auteur est un artisanat, qui doit se transmettre de génération en génération, comme le prêchait Rossellini, sous peine de précipiter sa décadence. Et il ne se transmettra que par la cinéphilie. Nous, jeunes cinéphiles d'après-guerre, nous avons eu une chance : le cinéma n'avait que soixante ans et il n'existait pas toutes les tentations de spectacles, de sorties qu'il y a aujourd'hui. Les hauts lieux de la cinéphilie existaient mais n'étaient pas si concurrencés. Si l'on aimait le cinéma, on pouvait aller voir les classiques plusieurs fois par semaine. Petit à petit, on bouchait des trous et on se fabriquait une culture. On ne pouvait pas ne pas avoir vu tôt ou tard L'Aurore de Murnau. Dès que L'Aurore passait quelque part, on s'y précipitait. Certains, comme Tavernier, allaient jusqu'à Bruxelles pour voir un film. De nos jours, après cent ans de cinéma, comment un jeune cinéphile peut-il combler ses lacunes ? Il ne peut que faire des impasses, mais ces impasses sont souvent trop sévères.
Certains ne connaissent pas de film antérieur aux années soixante-dix. La curiosité s'est émoussée, remplacée par d'autres urgences. Ce n'est pas grave de ne pas avoir vu tout Eisenstein. Mais si l'on n'a pas vu au moins un film d'Eisenstein ou de Griffith, on ne peut pas prétendre entrer en cinéma. Ceux qui s'intéressent au cinéma, soit pour réaliser des films, soit tout simplement pour l'aimer, doivent s'astreindre à voir au moins un film des grands metteurs en scène. Il est impossible par exemple de faire l'impasse sur tout le noir et blanc, que les artistes ont mis si longtemps à domestiquer. Il faut donc voir des classiques, se créer ces références, dont je parlais en introduction, non pour se faire une culture, mais pour se faire une « teinture », au sens d'être dans le bain.


Propos recueillis par Cécile Blanc en juin 1999.