Revue de presse des « Aventures de Rabbi Jacob » (Gérard Oury, 1973)

Véronique Doduik - 20 avril 2020

Deux ans après La Folie des grandeurs sort le nouvel opus du champion du box-office comique, Gérard Oury : Les Aventures de Rabbi Jacob, une fable sur l'amitié entre Juifs et Arabes, dont Louis de Funès est de nouveau l'homme-orchestre. Malgré le contexte international très tendu – la Guerre du Kippour vient juste d'éclater –, le réalisateur maintient la date de sortie fixée au 18 octobre 1973. Une décision qui donnera lieu à un fait divers aussi tragique qu'inattendu : le 18 octobre 1973, Danielle Cravenne, l'épouse du journaliste et producteur Georges Cravenne, chargé de la promotion du film, détourne un vol Paris-Nice. Tenant des propos confus et se déclarant pro-Palestine, elle réclame l'interdiction du film qu'elle juge ouvertement pro-sioniste. L'affaire connaîtra un dénouement tragique, avec le décès de Danielle Cravenne sous les balles d'un groupe d'intervention de la police. Cet évènement dramatique, largement oublié, n'empêchera pas Les Aventures de Rabbi Jacob de devenir un immense succès critique et public, qui réalisera plus de 7 millions d'entrées.

Les Aventures de Rabbi Jacob (Gérard Oury, 1973)

Du Labiche au cinéma

Voici donc les tribulations d'un homme d'affaires irascible et xénophobe, contraint de se déguiser en rabbin orthodoxe et de faire cause commune avec un leader arabe. « Gérard Oury connaît ses classiques. Il sait qu'une substitution de personnages provoque d'autant plus le rire que les personnages substitués sont plus différents l'un de l'autre par le caractère ou la condition sociale », explique Le Monde. Et pour Politique hebdo, « Gérard Oury réussit très bien le mélange de rigueur et de folie douce où excellent les grands vaudevillistes et les maîtres de la comédie américaine. Après tout, Labiche, prononcé avec l'accent yiddish, cela peut donner Lubitsch ».

Une mécanique de précision

La Croix apprécie avant tout le rythme du film, « tendu, musclé, sans graisse, qui court sur sa trajectoire, sans répit, mis en scène par un horloger de précision qui peaufine la mécanique de ses films, sertissant chaque gag, huilant le mouvement ». Le Monde applaudit : « Plus encore que dans ses films précédents, Gérard Oury se moque de la vraisemblance. Ce qu'il veut avant tout, c'est divertir. Sa tactique est celle de l'artilleur qui pilonne la position à prendre. De la première à la dernière image, il organise un feu roulant de gags. De tout calibre et de toute nature, les uns percutants, les autres à retardement ou à répétition, mais tous chargés de cet irrésistible explosif qu'est le génie comique de de Funès. Il est à la fois la raison d'être, le centre de gravité, et le moteur du film ».

Louis de Funès au sommet

« Chapeau rond, robe noire, barbe fleuve, voici, après l'uniforme vert-de-gris et la fraise espagnole, le dernier épisode du carnaval de Funès », relève Politique hebdo. Pour Robert Chazal dans France-Soir, « Louis de Funès, c'est la puissance comique élevée à la hauteur de l'art. Son personnage de PDG tyrannique et raciste se place dans la galerie des grands caractères du théâtre et du cinéma ». Si Valeurs actuelles, appelant à la rescousse Jacques Tati, Pierre Etaix ou Pierre Richard, déclare que « le cinéma comique français a des talents moins démagogiques », les critiques saluent majoritairement la performance de l'acteur, sa puissance comique et la finesse de sa composition. « Le génie de de Funès, écrit Henry Chapier dans Combat, c'est d'incarner avec autant de naturel à la fois le raciste peu sympathique du début et le tolérant honnête homme qu'il devient peu à peu ».

Une fraternité nécessaire

Car au-delà de la virtuosité du film et de l'ébouriffante performance de son principal interprète, une émotion nouvelle se profile. « Certains gags sont énormes », note La Croix, « d'autres, plus légers et plus fins, surgissent au fil d'un plan, prenant le spectateur à contre-pied. Et puis, viennent ces moments où le cœur tend l'oreille. Moments-flashes, jamais insistants, mais qui brouillent le rire sans le figer : le regard de de Funès qui s'étonne, une pause soudaine dans l'agitation ». René Barjavel, du Journal du dimanche, a pour sa part vu « une œuvre fraternelle, qui ne prêche pas la fraternité, mais en montre la nécessité évidente, au milieu de la sottise et de la violence ».

Un rire qui fait réfléchir

Cet appel à la fraternité n'est jamais pesant. « Les Aventures de Rabbi Jacob est le contraire d'un film à message, mais le sourire y naît aussi, plus fin et plus digne », souligne Les Échos. Pour Combat, « la plus grande réussite de Gérard Oury, c'est d'avoir su à la fois se moquer du chauvinisme français en mettant les rieurs de son côté, montrer le « folklore juif » sans tomber dans la complaisance, et pasticher gentiment un enlèvement à la Ben Barka sans risquer le mauvais goût ». Car selon La Croix, « Ce film ne fait pas rire, puis réfléchir, il fait rire en réfléchissant ». Pour une part des critiques, Les Aventures de Rabbi Jacob un miroir tendu à chacun d'entre nous pour une introspection plus intime. À travers le personnage de Victor Pivert, « blanc et catholique comme tout le monde », Gérard Oury, « muni d'un radar subtil, détecte l'intolérance dans le quotidien, dans la banalité des attitudes et des gestes » (Combat). Le Journal du dimanche en convient : « le film, subtilement, nous invite à un discret examen de conscience ». « Odieux, arrogant devant les faibles, aplati devant les forts, combinard, lâche, intolérant, porté, cet homme emporté par ses humeurs et ses préjugés, c'est lui, c'est vous, c'est moi », conclut Claude Sarraute dans Le Monde.

Humanisme étriqué et modèles caricaturaux

Tous ces éloges ne sauraient occulter qu'une partie de la presse reçoit le film avec beaucoup plus de circonspection, voire d'hostilité. Télérama raille « la noble mais peu convaincante conversion d'un Gérard Oury qui se croit obligé de sacrifier au discours humanitaire », tandis que Libération ironise : « On la voit venir de loin, la " leçon " du film : il suffit de se déguiser en " l'Autre " pour que s'effacent les préjugés. C'est gentil, mais peu satisfaisant, dans le contexte actuel ». Les Nouvelles littéraires tourne le film en ridicule : « c'est l'histoire d'Hitler qui rencontre Ben Barka, lui sauve la vie sans le vouloir, se déguise avec lui en rabbin, et finit par réconcilier juifs, arabes et racistes ». Et conclut : « c'est le gros rire franc et massif assuré dans les salles populaire. C'est le rire français. C'est navrant ».

Ainsi, Gérard Oury aurait cédé à la caricature facile. L'Humanité dimanche dénonce « un film xénophobe où les Juifs sont montrés comme des gens sympathiques mais un peu niais, liés à des traditions bizarres ». Libération s'indigne : « les méchants sont des Arabes montrés comme des individus violents et sournois, qui font constamment le geste d'égorger. Le seul Arabe sympathique est le leader révolutionnaire en fuite (joué d'ailleurs par un acteur français) ».

Un film à 60 personnages

Restent les comédiens. Les critiques saluent le talent de Gérard Oury qui a su « mener de front trois histoires différentes, avec douze personnages principaux, sans qu'on ne perde jamais le fil, ni qu'on reprenne son souffle » (La Croix). « Il y a soixante rôles dans le film, tous distribués avec beaucoup de minutie, et Gérard Oury dirige les acteurs secondaires avec la même rigueur que les premiers rôles » (France Soir). La Croix se réjouit du retour de Suzy Delair, que l'on n'avait pas vue à l'écran depuis dix ans, dans le rôle de la femme explosive et jalouse de de Funès, mais apprécie aussi « Marcel Dalio, rabbin débordé et attendrissant, et Claude Giraud en Slimane de belle allure, qui a su se dégager de l'ombre de son célèbre partenaire pour imposer sa propre personnalité ». Mais tous s'accordent pour dire que la révélation des Aventures de Rabbi Jacob, c'est le comédien Henri Guybet, « Salomon narquois et gentil, qui, en Maître Jacques de l'aventure, déploie autant d'humour que de sensibilité » (La Croix). « Il a donné à son personnage, chargé de porter le lien entre les trois mondes, juif, chrétien et musulman, une belle dimension », conclut France Soir.


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.