La recette du chef
Connu pour sa gourmandise légendaire, le Maître nous livre sa recette pour un bon scénario :
– Faire tenir le film sur une feuille de papier, donc n’en retenir que les éléments essentiels
– Permettre au spectateur de raconter le film tel qu’il est décrit sur cette feuille
– Prendre les idées essentielles et les adapter au médium film
– Pour les écrivains scénaristes, se mettre au travail pendant deux mois environ, le projet devant être absolument compris
– Dès qu’il est écrit, montrer le premier plan au dialoguiste pour qu’il comprenne bien le ton requis
– Procéder au découpage en plans individuels : « Alors j’ai un plan d’action précis et je peux commencer à le transférer sur le celluloïd. »2
Lors d’un entretien avec François Truffaut, Hitchcock précise : « Je fais toujours les films sur papier. Je ne me fie pas au scénariste, en fait je n’ai jamais tourné le scénario d’un autre, jamais. J’amène le scénariste, je l’assois là, je m’assois ici, le film se fait ainsi du début à la fin. Le scénariste m’aide beaucoup, il rédige le dialogue et peut même suggérer une idée. Et quand je commence à tourner le film, pour moi il est fini. Si bien fini que je souhaiterais ne pas avoir à le tourner. Je l’ai entièrement vu dans ma tête : sujet, tempo, cadrage, dialogue, tout. »3
On se demande alors où était assise Alma Reville, l’épouse d’Hitchcock, qui a collaboré à La Main au collet, ainsi que le scénariste John Michael Hayes.
Alma n’avait pas prévu d’intervenir sur ce film comme sur les précédents. On lui doit pourtant une des séquences les plus emblématiques, celle de la course-poursuite en voiture le long de la Grande Corniche de la Riviera, séquence que le scénariste s’attribua ensuite, à la grande colère d’Hitchcock. Mais leur collaboration n’en avait pas moins été fructueuse.
Scénario de tournage de Roland Lesaffre
Si La Main au collet n’est pas considéré comme le plus grand film d’Hitchcock, on y retrouve tout l’humour caractéristique du cinéaste et bien des éléments typiquement hitchcockiens, tels que le faux coupable, la blonde glacée qui dissimule un tempérament ardent, ou encore la mère envahissante. L’ensemble constitue une comédie romantico-policière extrêmement plaisante qui remporta un vif succès populaire, l’Oscar de la meilleure photographie et fut nommé à L’Oscar pour les meilleurs costumes et pour les meilleurs décors.
C’est en décembre 1953 que John Michael Hayes démarre le travail d’écriture, avant même que la Paramount ne signe le contrat de production en mars 1954. Il est rejoint par Hitchcock assez rapidement et les deux hommes travailleront tous les jours jusqu’au printemps sur une première version du scénario. À partir des deux cent douze pages écrites par Hayes, Hitchcock brode d’innombrables scènes et le scénario atteint bientôt six cents cinquante et une pages.
Un scénario qui traverse l’Atlantique
La Main au collet est l’adaptation d’une nouvelle de David Dodge, dont le récit se déroule sur la Riviera française, région qu’appréciaient énormément les Hitchcock. Le scénario est donc très précis en ce qui concerne les décors, ceci d’autant plus qu’Hitchcock a envoyé le ménage Hayes sur place avant le travail d’écriture, pour que le scénariste s’imprègne de l’atmosphère des lieux. En revanche, cette première version du scénario écrit outre-Atlantique sera modifiée à de nombreuses reprises et pour différentes raisons.
Si les lieux et le point de départ de la nouvelle se retrouvent bien dans le film, le déroulement de l’intrigue suit l’inspiration d’Hitchcock. Et Hitchcock a envie de s’amuser… L’intrigue policière est bien menée, mais le cœur vibrant du film se resserre autour des relations entre les deux héros, incarnés par Cary Grant et Grace Kelly. Le film est chargé de tensions érotiques à peine voilées que relayent images ambigües et dialogues fourmillant de sous-entendus.
Photographie de plateau
Mais l’amusement a un prix. La Production Code Administration chargée de faire respecter le Code Hays, autrement dit la censure, demanda à Hitchcock, coutumier du fait et habitué à déjouer les règles, de revoir sa copie. Il le fera en France. La troisième semaine du mois de mai 1954, l’équipe de tournage séjourne au Carlton de Cannes et Hayes continue d’écrire. Au-delà de la censure, le scénario va subir des modifications pratiquement jusqu’à la fin du tournage en France : météo capricieuse, problèmes techniques liés à la Vistavision – imposée à Hitchcock par la Paramount pour concurrencer le Cinémascope de la Warner-, désirs des uns et des autres…
Différents scénarios de tournage sont consultables à la bibliothèque de la Cinémathèque, celui de la scripte Sylvette Baudrot, celui de l’acteur français Roland Lesaffre et enfin un scénario qualifié de « définitif ». Tous sont datés du 28 mai 1954, soit une semaine après l’arrivée de l’équipe à Cannes.
Scénario de tournage de Sylvette Baudrot, dédicacé par Cary Grant et Alfred Hitchcock
L’histoire est celle d’un ancien et célèbre cambrioleur, Robie, surnommé « le chat ». À la retraite, il est accusé par la police, suite à une série de vols de bijoux, d’avoir repris son activité. Il lui faut se disculper et pour cela confondre le véritable coupable qui, par ailleurs, lui fait savoir que s’il persiste dans son enquête, il se mettra en danger. Sur son chemin, il rencontre la ravissante américaine Francie et sa richissime mère. Un jeu étrange se met en place entre Robie et Francie, mélange de soupçons et de séduction, qui aboutira à une relation amoureuse.
Deux des scénarios proposent la même version du final : une fois l’affaire du « chat » résolue, Robie et le détective Hughson font leurs adieux à Francie et à sa mère. La séquence se déroule devant l’hôtel Carlton, les deux femmes attendent que leurs bagages soient rangés dans le coffre de la voiture qui doit les emmener à l’aéroport pour rentrer aux États-Unis, puis la voiture quitte la scène. Hughson demande alors à Robie s’il compte vraiment laisser partir cette femme merveilleuse, ce à quoi Robie répond que ce n’est que pour six mois. Rendez-vous pris au Carlton, le temps pour Francie de divorcer d’un mari qu’elle souhaitait justement oublier sur la Riviera.
Scénario de tournage de Roland Lesaffre
Le scénario présenté comme la version définitive propose une autre fin, identique au film tourné, moins une réplique, mais c’est une réplique clef sur laquelle nous reviendrons. Malgré leurs dates identiques, les trois scénarios finissent différemment. On sait par ailleurs que le 31 mai, l’équipe travaille sur des séquences se déroulant à la villa de Robie, et qu’à ce moment-là, seules cinquante-quatre pages du scénario ont été révisées par Hayes.
Scénario de tournage présenté comme version finale
Contrairement à la « recette du chef », le film n’est pas tout à fait fini lorsque résonne le premier clap de tournage.
Une fin heureuse ?
Hayes remet la totalité du scénario remanié le 10 juin suivant. Le scénariste, évoquant ses souvenirs, témoigne que tout le monde avait envie de participer à l’écriture, notamment Cary Grant, qui venait souvent faire des suggestions à Hitchcock4. Celui-ci temporisait, lui demandait d’en parler à Hayes, qui lui disait qu’il y penserait… Cary Grant faisait alors parfois exprès de très mal jouer certaines scènes qu’il voyait différemment. Pour contrecarrer son attitude, l’équipe avait pris l’habitude de l’applaudir quand il interprétait la scène prévue par le réalisateur et le scénariste.
Néanmoins, jusqu’aux dernières prises de vue, certaines scènes seront supprimées, et les dialogues modifiés sur place.
Quant à John Michael Hayes, il propose une douzaine de fins à Hitchcock, l’une d’elle provoquant la seule vraie dispute entre les deux hommes. Hitchcock est mécontent car Hayes a présenté cette version à Grace Kelly et Cary Grant et emporté leur adhésion, empiétant de ce fait sur les prérogatives d’un réalisateur en principe seul maître à bord. La proposition était la suivante : les deux amants, s’embrassant dans la décapotable garée au bord d’un précipice de la Grande Corniche, ne percevaient pas que la voiture s’était mise à rouler doucement vers le ravin… Francie glissait à Robie qu’elle avait une demande à lui faire, et en réponse à sa question sur la nature de ladite demande, elle lui recommandait de mettre un pied sur le frein.
Hitchcock préfèrera à cette fin un happy end façon… Hitchcock. Happy end car les deux amants se retrouvent devant la maison de Robie : la blonde Francie fait mine de partir, Robie la rattrape et l’embrasse passionnément. Et en lieu et place du traditionnel « ils se marièrent etc… », Francie, jetant un regard alentours, déclare : « Donc c’est ici que vous vivez. Maman va se plaire ici ! » C’est la fameuse réplique qui manque dans le scénario dit « définitif » conservé à la Cinémathèque. Hitchcock confiait à François Truffaut qu’en effet, il souhaitait une fin heureuse mêlée d’un peu de cynisme ou d’amertume. Objectif atteint.
Dans les scénarios de Sylvette Baudrot et de Roland Lesaffre, Francie n’était pas venue chercher un mari mais oublier le sien. Si Hitchcock choisit de dépeindre tout au long du film une femme libre, voire entreprenante sexuellement, son héroïne est peut-être finalement moins indépendante que prévu, et semble bien être venue chercher un époux et… un gendre pour sa mère.
Photographie de plateau
La vision des femmes par Hitchcock constitue un sujet en soi, qui sera abondamment commenté par les critiques, historiens du cinéma et cinéphiles. Certains considèrent d’ailleurs La Main au collet comme un élément capital de cette réflexion.
Ressources disponibles à la Bibliothèque du film :
Ouvrages et périodiques
1 BAZIN, André, Cahiers du cinéma, n° 39, octobre 1954
2 HITCHCOCK, Alfred, Hitchcock par Hitchcock, Paris, Flammarion, 2012
3 - 5 TRUFFAUT, François, Hitchcock/Truffaut, Paris, Ramsay, 1985
4 DEROSA, Steven, Writing with Hitchcock: the collaboration of Alfred Hitchcock and John Michael Hayes, New York, Faber and Faber, 2001
MC GILLIGAN, Patrick, Alfred Hitchcock, une vie d’ombres et de lumière, Arles, Actes Sud, 2011
COLLECTIF, Hitchcock, la totale : les 57 films et 20 épisodes TV expliqués, Vanves, EPA, 2019
Fonds d’archives
Fonds Sylvette Baudrot : BAUDROT 192 – B62 / BAUDROT 193 – B63
Fonds Dominique Davray : DAVRAY 1 – B1
Fonds Carné – Lesaffre : CARLES 558 – B134
Fonds François Truffaut : TRUFFAUT 384 – 191
Fonds Yves Kovacs : KOVACS 101 – B22
Fonds des scénarios : CJ 1460 – B190
Fonds Georges Sadoul : SADOUL 227 – B20