Regard caméra
« Il faut avoir vu Monika rien que pour ces extraordinaires minutes où Harriet Andersson, avant de recoucher avec un type qu’elle avait plaqué, regarde fixement la caméra, ses yeux rieurs embués de désarroi, prenant le spectateur à témoin du mépris qu’elle a d’elle-même d’opter involontairement pour l’enfer contre le ciel. C’est le plan le plus triste de l’histoire du cinéma ». Profondément marqué par le film d’Ingmar Bergman et par ce geste de liberté affichée de Monika, Godard se saisit du regard caméra pour en faire l’un de ses effets fétiches, que ce soit avec Jean Seberg, qui vient de trahir son amant, défiant le spectateur de son jugement moral dans À bout de souffle, Marina Vlady présentée face caméra dans son « chandail bleu nuit avec deux raies jaunes » dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, ou Belmondo se tournant vers la caméra pour parler « aux spectateurs » dans Pierrot le fou. Dans Une femme est une femme, les personnages mutins, pensifs ou boudeurs, font des clins d’œil à la caméra. Mais c’est surtout avec les yeux immenses d’Anna Karina que Godard fixe sur la pellicule ses plus beaux regards caméras. Angela, Veronica, Nana… Devant l’objectif, la muse-comédienne livre son âme, telle le modèle, selon Bresson, dont « l’étincelle attrapée dans sa prunelle donne signification à toute sa personne. »
Baignoire
C’est dans une baignoire remplie de mousse que Godard découvre Anna Karina. Elle vient de tourner une publicité pour le savon Palmolive. Il veut lui confier un petit rôle dans À bout de souffle, lui demande de tourner nue, elle refuse. Envoûté par la jeune actrice, Godard la rappelle pour lui proposer le premier rôle dans son film suivant, Le Petit Soldat. On est en pleine guerre d’Algérie, le film marque les esprits avec sa scène de torture dans la baignoire. Adieu au langage, 50 ans plus tard, gros plan sur la bonde d’une baignoire où s’écoule une eau mêlée de sang. Mais chez Godard, la salle de bains est avant tout le refuge des femmes (Une femme mariée, Prénom Carmen, Je vous salue Marie). Elle est aussi ce « que n’ont pas 70% des Français » dans Deux ou trois choses que je sais d’elle. Symbole d’aisance sociale pour Mireille Darc dans Week-end ou Brigitte Bardot dans Le Mépris, elle trouble le héros des Carabiniers, spectateur naïf devant la projection du Bain de la femme du monde. C’est encore autour de la baignoire qu’on voit les couples se défaire dans Détective ou Le Mépris. Dans son bain, Piccoli fume le cigare et porte le chapeau « pour faire comme Dean Martin dans Some Came Running de Vincente Minnelli ». Bardot y lit un essai sur Fritz Lang, tandis que Belmondo y récite L’Histoire de l’art d’Élie Faure dans Pierrot le fou. Des baignoires un peu partout, pour le pire et le meilleur.
Livre
On ne lit pas seulement dans la baignoire, chez Godard. On lit aussi à table, au café, allongé dans son lit ou sur un balcon, en voiture, dans un champ ou une forêt. Les livres traînent partout, sur une table de chevet, une étagère, et se retrouvent par terre ou entre les mains des personnages. Les Palmiers sauvages de William Faulkner dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, La Condition humaine d’André Malraux dans Le Petit Soldat, Capitale de la douleur de Paul Éluard dans Alphaville, les Œuvres complètes d’Edgar Poe dans Vivre sa vie. Mais aussi un ouvrage sur Nicolas de Staël dans Adieu au langage, des poèmes de Raymond Queneau dans Made in USA, Les Pieds-Nickelés dans Pierrot le fou. Bandes-dessinées, poésie, romans de La Série Noire, livres d’art, œuvres politiques… Dans les films de Godard, on lit à voix haute, on cite, on récite. Des allusions littéraires à profusion. Des textes lus, des mots déclamés, comme autant de réflexions, affirmations, réactions, fausses pistes, réinterprétations. Dans Une femme est une femme, on s’insulte lors d’une scène de ménage en se montrant des titres de couvertures de romans. Dans Pierrot le fou, on s’invective à coup de classiques de la littérature : « - Tu t’grouilles Paul ! » « – Ta gueule Virginie ! » D’ailleurs, pour Ferdinand, on doit acheter « un disque tous les 50 livres, la musique après la littérature ! » Et lui les choisit dans une librairie appelée « Le meilleur des mondes ».
Typographie
« Mais oui, j’aime bien utiliser les mots. Prenez un mot, n’importe quel mot. Parfois vous le regardez et il perd sa signification et vous le voyez comme un objet dessiné. J’aime bien avoir les deux en même temps. » Au-delà de sa passion pour l’objet « livre », Godard place l’écriture au centre de son œuvre. Et c’est en typographe-cinéaste qu’il fait de la mise en page dans ses films. Textes fragmentés, lettres alignées, colorées, détournées. Mots cadrés, déplacés, découpés, pour mieux en jouer et leur donner un autre sens. Les choix typographiques deviennent même un mode de représentation de la pensée de Godard. Police de caractères on ne peut plus française, renforcée par l’emploi des trois couleurs bleu-blanc-rouge, l’Antique Olive remplit les génériques et les intertitres de Pierrot le fou, La Chinoise ou Week-end. Créée au début des années 60 par Roger Excoffon, elle est graphiquement novatrice, dans l’air du temps, utilisée pour les logos d’Air France, de Michelin ou le jeu des Mille Bornes. Puis Godard, entre autres Futura, Univers ou Garamond, opte pour l’Helvetica, la typo suisse par excellence. Déjà vue dans Alphaville, elle devient quasi constante dans ses œuvres des années 80, jusqu’à Film socialisme en 2010. Neutre, lisse, consensuelle, elle peut tout incarner, du logo d’une multinationale à l’enseigne d’un lavomatique, d’une affiche publicitaire à la signalisation urbaine. Autant d’éléments de décors qui composent les films du cinéaste franco-suisse.
Station-service
Esso, Total, Azur. Arrêt sur l’un des espaces urbains les plus fréquentés par le héros godardien : la station-service. Lieu de braquage des deux amants de Pierrot le fou, c’est là que le héros du Petit Soldat dit à Veronika qu’il veut coucher avec elle. Là aussi qu’il se fait prendre avant d’être torturé. Morceau de paysage des grands ensembles de la banlieue parisienne dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, symbole d’une société contemporaine qui carbure au capitalisme, la station-service devient, dans Film socialisme, un lieu de réflexion politique où se défendent les idées de liberté, d’égalité et de fraternité. Jacques Villeret y mange des yaourts dans Prénom Carmen, tandis que l’archange Gabriel rend visite à Marie, la fille du pompiste, dans Je vous salue Marie. À la station Total, Ferdinand demande à ce qu’on mette un tigre dans le moteur de sa Peugeot 404, avant de « quitter ce monde dégueulasse et pourri » et de prendre la route. Une route qui traverse toute l’œuvre de Godard, remplie de belles bagnoles qu’il affectionne. DS, Alfa Romeo, Simca Sport, Cadillac Eldorado, De Soto décapotable filent à pleins gaz sur la Nationale, bientôt jonchée de carcasses ensanglantées. Vitesse, as du volant, essence ou accident, au jeu des Mille Bornes, Godard pioche toutes les cartes.