Entretien avec Anna Karina (2001)

16 décembre 2019

En juillet 2001, nous avions rencontré Anna Karina. Sa jeunesse et son arrivée en France, ses débuts au cinéma comme simple figurante puis la rencontre avec Jean-Luc Godard. La danse, la chanson, le regard de la caméra et celui de Godard. Mais aussi Deville, Raoul Coutard, Visconti et Cukor... Anna Karina, ou comment vivre sa vie, pleinement.

Anna Karina © Thierry Nectoux/La Cinémathèque française
En revoyant les films que vous avez tournés avec Jean-Luc Godard, on a l’impression de voir des comédies musicales, tant le chant et la danse sont importants dans chacun d’entre eux.

Vous avez raison, mais comment l’expliquer ? J’avais quatorze ans quand j’ai fait mon tout premier film, c’était un court métrage : La Fille avec ses chaussures. Le metteur en scène m’avait vue dans la rue. J’ai fait des essais, j’ai demandé à ma maman, car j’étais mineure quand même ! Elle a accepté, et j’ai été choisie. Elle a dû demander « pourquoi elle, et pas une autre ? » Il avait fait des essais avec cinquante ou cent filles ! Le réalisateur a répondu qu’il m’avait choisie car quand je marchais, il avait l’impression que je dansais. C’est vrai que depuis toute petite, j’ai toujours dansé, toujours chanté. Quand on me demandait ce que je voulais faire plus tard, je répondais « aventurière » ! C’était naïf, j’avais quatre-cinq ans ! Je ne sais pas où j’avais entendu ça. Aventurière pour moi, c’était chanter et danser, et jouer sur les places publiques, un peu comme Molière ! C’était complètement naïf de ma part, mais en même temps j’étais dans le vrai puisque c’est un peu ce que j’ai fait par la suite.

Est-ce que vous avez eu un déclic, étant enfant, un film ou un spectacle qui vous a marquée ?
J’adorais tout ce qui était chant. Il paraît que déjà quand j’avais un an et demi je chantais Lili Marleen, c’était quelque chose qui était en moi. J’adorais aussi le sport, j’avais un grand-père très sportif d’ailleurs. Ma mère créait des costumes pour le théâtre.

Elle a fait les costumes de Gertrud de Dreyer ?
Absolument. Ma mère a fait les costumes pour Nina Pens qui joue le rôle principal de Gertrud. Ce n’est pas comme ça que j’ai connu Dreyer, je l’ai connu par son fils, parce que quand je suis arrivée à 17 ans à Paris, il était correspondant politique pour un grand journal de Copenhague. On m’a demandé d’écrire des articles pour ce journal afin de gagner un peu d’argent. À l’époque, je n’avais pas d’argent et j’étais fâchée avec ma mère. Mais moi, j’ai quitté l’école à 14 ans, donc sans être analphabète, tout en sachant écrire et lire, je faisais beaucoup de fautes d’orthographes. Erich Dreyer était censé alors corriger mes fautes d’orthographe.

Après, vous avez commencé à faire des photos, à être modèle…
C’est pour gagner de l’argent que j’ai fait cela, parce que je parlais très mal le français. Dès que j’avais trois sous, j’allais au cinéma, cela coûtait dix francs à l’époque, et on pouvait rester non-stop dans la salle. Si on voulait, on arrivait à midi, on sortait à minuit. Je voyais le même film quatre ou six fois, selon sa longueur. J’adorais aller voir les films avec Jean Gabin et avec Gérard Philipe, parce que quand Gérard Philipe disait « Bonsoir, Madame ! » et que Gabin disait « Salut, ma vieille ! », je comprenais que cela voulait dire la même chose ! J’arrivais ainsi à parler à peu près bien le français et l’argot en même temps ! Quand j’ai eu un peu plus d’argent, j’ai étudié avec un professeur.

Finalement, c’est aussi en chantant des chansons que vous avez appris à parler le français !
Je chantais tout le temps. Piaf, Charles Trenet, etc. On m’a demandé assez vite de faire du cinéma, mais le film s’est cassé la figure. Cela s’appelait Nulle part ailleurs. Une amie de Claude Makovski, le producteur de ce film, m’enseignait le Français. J’apprenais toutes les vieilles chansons de Marie Dubas, Fréhel, je les connaissais par cœur. J’ai travaillé ensuite avec une autre femme, Madame Guyot, qui habitait avec plein de chats rue de Rivoli, et enseignait la politique. Elle était très fière quand j’ai joué La Religieuse de Jacques Rivette au théâtre, avenue Montaigne, au Studio des Champs-Elysées. J’avais 21 ans. Elle était très fière parce que c’était un texte classique de Diderot. Quand j’ai quitté l’école au Danemark, j’avais 14 ans. J’avais juste mon certificat d’études.

Qu’est-ce qui vous a fait quitter le Danemark ?
J’avais des problèmes à la maison, avec ma mère et mes beaux-pères. Le meilleur ami de mon premier beau-père était devenu l’amant de ma mère. Je ne connais pas mon vrai père, il est mort de toute façon. Je fuguais quand j’étais toute petite. En classe, je n’étais pas plus bête qu’une autre, mais avec tous ces problèmes familiaux, je n’avais pas envie de rester à l’école. Dans ma tête, je voulais être comédienne ! Et je me disais que ce n’est pas à l’école que j’allais le devenir ! Je préférais aller me promener et regarder ce qui se passait dans la rue. Après avoir quitté l’école, j’ai fait plein de petits boulots. Puis on m’a proposé ce film dont je vous ai parlé : La Fille avec ses chaussures. C’était tout ce que j’aimais ! Mais après, personne ne s’est intéressé à moi, c’était un court métrage, je n’avais que quatorze ans et demi. Il fallait que je continue à travailler et gagner de l’argent. J’avais un petit talent pour le dessin, j’ai envoyé une aquarelle représentant un clown et j’ai été engagée chez un peintre comme élève d’illustration. On gagnait très peu d’argent, avec deux autres élèves, on mettait les bases et le peintre faisait les finitions. Comme on faisait cela d’après photo, il m’a dit : puisque tu es comédienne, tu peux aussi poser pour des photos ! Il m’a alors mise en contact avec des professionnels du cinéma pour faire de la figuration. Une société de production danoise, Asa, m’a engagée comme figurante après un petit essai. Figurants A, c’était ceux qui pouvaient parler un peu, chanter, danser, éventuellement dire un petit texte. B, c’était les moins bien, et C, c’était juste être assis et boire un verre. J’ai fait de la figuration dans de nombreux films danois, je gagnais cent couronnes par jour.

Ça représentait combien ?
Chez le peintre, je gagnais 50 couronnes par mois. Ce n’était pas beaucoup parce que même avec 50 couronnes, je ne pouvais pas prendre le bus pour aller dans le centre de Copenhague. Je circulais à bicyclette, par n’importe quel temps. Et là, je gagnais 100 couronnes par jour ! Alors que je gagnais la moitié en un mois chez le peintre ! Même si on nous donnait aussi à manger le midi. Un jour, je suis partie. À cette époque-là, je ne pouvais pas m’inscrire dans un cours d’art dramatique avant la majorité ! Et de 14 ans, l’âge que j’avais, à 21 ans, il y a sept ans ! Un tiers de ma vie déjà vécu, pour attendre. Alors, j’ai dit « salut, je me casse ! ». J’étais complètement naïve, j’y allais au culot, c’était fou de faire ça. C’était aussi parce que je me disputais avec ma mère, on ne s’entendait pas, etc. Donc, je suis partie à Paris.

Vous avez pris votre destin en main…
Oui, complètement. Mais cela aurait pu être très dangereux à l’époque.

C’était très courageux.
Oui, c’était comme ça.

Paris, c’était pour l’art ?
C’était aussi parce que j’ai des arrière-grands-parents qui sont Français. Il y a aussi des Italiens dans ma famille, mais la France était plus proche que l’Italie. En même temps, j’étais fan d’Édith Piaf, de Charles Trenet, de la culture française, de cette poésie française. Évidemment, je n’avais pas encore beaucoup lu, c’est Jean-Luc Godard qui m’a donné ensuite le goût de lire, d’écrire, de s’intéresser aux choses, à la peinture, c’est lui qui m’a formée. Il est devenu mon pygmalion. J’ai commencé par Mouchette de Bernanos, puis il m’a petit à petit fait lire Céline : il trouvait qu’il ne fallait pas commencer toujours par ce qu’il y a de plus violent et de plus difficile, même si c’est ce qu’il y a de plus beau.

Vous alliez à la Cinémathèque ?
Ah mais oui ! C’est là que j’ai découvert les plus grands films, ceux de Dreyer par exemple ! On ne pouvait pas les voir à l’époque à Copenhague. Ils n’étaient pas projetés. J’ai découvert Ordet, La Passion de Jeanne d’Arc… Quand j’ai connu Jean-Luc, j’avais 18 ans, j’étais encore très jeune… J’étais enthousiaste, j’avais envie d’apprendre, surtout avec les gens beaucoup plus âgés que moi, qui savaient beaucoup de choses que je ne savais pas. J’écoutais, j’apprenais. On allait dans les musées, dans des endroits sympathiques, chez Roger La Frite, boulevard Montparnasse, qui n’existe plus maintenant… Il m’emmenait à Londres voir Carmen Jones de Preminger, qui était alors interdit à Paris. À l’époque, je n’arrêtais pas de tourner, au moins trois ou quatre films par an ! Quand je ne tournais pas avec Jean-Luc, je tournais avec d’autres. Je n’avais même pas le temps de respirer !

Au départ, vous deviez jouer dans À bout de souffle...
Un tout petit rôle. Celui que joue finalement Liliane David. J’ai refusé.

Et il vous a rappelée plus tard pour Le Petit Soldat !
Oui. Et je me dis toujours que c’est bien fait. Parce que je suis sûre qu’il ne m’aurait jamais rappelée après si j’avais accepté ce premier rôle.

Vous aimiez À bout de souffle ?
Quand je l’ai vu après, je l’ai trouvé génial, mais je ne le savais pas encore à l’époque, il m’a juste convoquée comme ça, il m’a dit « C’est pour jouer dans mon film, il y a Jean Seberg, Jean-Paul Belmondo ». Tous les deux étaient inconnus. Il a dit que c’était pour un petit rôle, qu’il fallait se déshabiller : j’ai refusé ! Et puis trois mois plus tard il m’a fait revenir, alors que le film n’était pas encore sorti. Il me convoquait cette fois-ci pour le rôle principal. J’ai demandé ce que c’était. Il m’a répondu que c’était pour un film politique. Je lui ai répondu que je ne pourrais jamais jouer dans un film politique ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Comme j’étais encore mineure, il a fallu que je demande à ma mère de venir du Danemark signer le contrat ! Il fallait avoir 21 ans à l’époque pour signer les contrats ! Par la suite, c’est Jean-Luc qui a signé mes contrats. Quand on s’est mariés, j’étais encore mineure.

Vous êtes tombée amoureuse petit à petit de Jean-Luc Godard sur le tournage du Petit Soldat ?
Il est tombé amoureux de moi aussi, sinon ça ne se serait pas fait ! Nous sommes tombés amoureux mutuellement ! On s’est tournés très longtemps autour l’un de l’autre.

Et un jour, il vous a donné rendez-vous, à minuit…
Oui, après un dîner… Je vivais avec un peintre à l’époque. Et Jean-Luc m’a écrit un petit mot « je vous aime, je vous attends au café à minuit, à Genève… ». On était à Lausanne. Je suis partie comme une somnambule, il n’y avait même pas une hésitation possible. C’était magnétique. Mais on se regardait tous les jours depuis trois mois. Et quand ce soir-là, Jean-Luc m’a donné ce petit mot, j’ai pris ma petite valise en carton et je suis partie…

Dans Le Petit Soldat, est-ce que Jean-Luc Godard vous donnait la réplique dans les champs-contrechamps ?
Parfois, il aimait bien le faire. Parce qu’il aime bien faire le comédien, Jean-Luc.

Il est très drôle dans le petit film réalisé pour Cléo de 5 à 7...
Complètement. Il était magnifique sans ses lunettes. Il était d’une beauté ! Très sportif ! Il skiait comme un Dieu, descendait un escalier en marchant sur les mains. Il nous reprochait de ne pas être assez sportifs et de ne pas travailler assez. Il disait qu’un comédien doit travailler au moins trois heures devant sa glace, tous les jours, et doit faire du sport. « Pourquoi un comédien ne travaillerait-il pas huit heures par jour comme n’importe qui, le reste du temps, quand il ne joue pas ? » Il pariait qu’aucun de nous n’était capable de lire à haute voix la première page de France-Soir - et il ajoutait « le journal le plus simple de France », sans se tromper au moins dix fois. Mais quand même, il nous adorait, voyait qu’on était adroits, qu’on pouvait tout faire en même temps. À cette époque-là, les acteurs, c’était une autre école. La plupart du temps, un acteur avait des choses à dire, s’arrêtait, parlait à l’autre, le champ-contrechamp, etc. Jean-Luc nous demandait de marcher dans la pièce, de parler et de fumer une cigarette en même temps, de refléter à l’écran ce qu’on faisait dans la vie.

La caméra devait s’adapter à l’acteur et non le contraire…
Oui. En même temps, il y avait beaucoup de répétitions parce qu’il n’y avait pas de caméras comme maintenant ! Il y avait la Mitchell, une très grosse caméra, même s’il y avait des Caméflex, Arriflex plus légères, à la main. Les cadrages dans les films de Jean-Luc sont toujours magnifiques, ce ne sont pas des cadres tremblés, avec un va-et-vient impossible. Il fallait donc quand même répéter, même si on avait le texte au dernier moment. Il fallait que ça fonctionne comme un ballet. Godard avait ce talent d’écrire des dialogues si naturels que les gens pensaient qu’on improvisait, qu’on disait n’importe quoi, ce qui était complètement faux. Si on inventait une bonne phrase au tournage, elle pouvait être utilisée, sinon c’était du mot à mot.

Vous apportiez quand même des éléments personnels ?
Ah, quand même, on joue, on n’est pas des nuls. Godard choisissait d’abord avec qui il voulait tourner : il ne pouvait pas tourner non plus avec un acteur un peu « raide ».

Vous tourniez toujours en son direct ?
Toujours.

Toutes les chansons dans Une femme est une femme, Pierrot le Fou, aussi…
On entend bien que les chansons n’ont pas été enregistrées en studio à Hollywood ! Ça l’amusait aussi de ne pas me faire chanter sur plusieurs tonalités… Je râlais, parfois, parce que j’aurais voulu que ce soit un peu plus comédie musicale !

Et dans Une femme est une femme, il a gardé la prise où vous vous trompez !
Oui ! La seule prise où je me suis trompée, il l’a gardée ! À mon grand chagrin ! J’étais vexée, à l’époque !

Et maintenant, cela ne vous dérange plus ?
Non, parce que finalement, c’est très bien. Il avait toujours raison.

Est-ce que Godard s’inspirait de scènes vécues au quotidien avec vous ? Par exemple, la scène où vous vous disputez à coup de titres de livres…
Non, non, c’était son idée, même si on l’a fait un peu pour rire dans la vie, mais là c’était son choix par rapport aux livres…

Et le fameux « Qu’est-ce que j'peux faire, j’sais pas quoi faire » de Pierrot le Fou ?
Je l’ai dit un peu comme ça, par hasard, avant de tourner. C’était une scène où le personnage s’ennuie sur la plage alors que Pierrot est en train d’écrire, il est avec son perroquet. Et Jean-Luc m’a demandé de le répéter pendant la scène.

Et la dernière réplique de Une femme est une femme : « Tu es infâme ! – non je suis une femme ! » ?
Elle a été écrite par lui. Il profitait en plus de mon accent. Je n’étais pas dupe, mais c’est tellement mignon ! C’est une phrase superbe !

Et lorsque Godard fait dire à Michel Subor dans Le Petit Soldat « Véronika avait la bouche de Leslie Caron, elle aurait pu sortir d’une pièce de Giraudoux… » Il vous l’avait dit dans la vie ?
Pas encore, puisqu’on ne se connaissait pas…

Mais il le pensait…
Il le pensait forcément puisqu’il l’a écrit.

Cela ne vous a pas trop frustrée de voir que Le Petit Soldat ne sortait pas tout de suite en salles à cause de la censure ?
On s’est installés ensemble après le tournage, d’abord à l’hôtel, rue Chateaubriand (l’Athala). Il faisait alors le montage du film. Ensuite, nous avons habité derrière la Madeleine, rue Pasquier, puis 13 rue Nicolo, dans une petite maison. On a eu alors des menaces de bombes à cause de la guerre d’Algérie.

Le public ne vous avait pas encore découverte, puisque le film n’était pas sorti…
Non ! C’est Michel Deville qui, voyant le film en projection de presse, m’a proposé un rôle pour son premier long métrage Ce soir ou jamais. Jean-Luc était très jaloux, il me disait que je n’arriverais jamais à faire ce rôle, à dire ces dialogues…

Comment travaillait Michel Deville ?
Le film a été tourné en studio, tout était précis, plan par plan. Il n’y avait qu’un seul décor. Il y avait beaucoup de personnages dans un seul décor. Jean-Luc préparait Une femme est une femme, il voyait toutes les comédiennes de la place de Paris, et après la projection privée de Ce soir ou jamais, je me souviens qu’on roulait tous les deux en voiture sur les Champs-Elysées, et comme d’habitude, je chantais, car il ne parlait pas beaucoup. Et d’un seul coup, il m’a demandé si je voulais jouer dans Une femme est une femme. Je n’avais toujours pas 21 ans. Ce film m’a valu un prix d’interprétation à Berlin.

Est-ce que Godard était directif quant à votre façon de vous habiller ou de vous maquiller sur le tournage ? Il laissait faire ?
Non. Pour Une femme est une femme, c’était la mode des faux-cils, tout le monde s’en mettait, ça se voyait ou non. Alors Jean-Luc est venu me toucher les cils, il voulait me les arracher alors que je n’en avais même pas ! Il croyait que j’en avais, et il n’en voulait pas. Tout était calculé de A à Z. C’était pareil pour le décor. On a tourné aux studios de Saint-Maurice, qui ont disparu depuis. Il avait d’abord visité un appartement qui lui plaisait beaucoup rue Saint-Denis, mais il était occupé par deux personnes âgées qui craignaient d’aller quelques jours à l’hôtel pendant qu’on aurait tourné à l’intérieur. Ils ont eu peur. Le décorateur est finalement venu mesurer leur appartement pour le reconstruire en studio. Et Godard a tourné dans ce studio comme s’il tournait en décors naturels, avec interdiction d’enlever un mur pour avoir plus de facilités. Il fermait le studio tous les soirs et l’ouvrait en personne tous les matins. Personne ne touchait à quoi que ce soit. En même temps, on tournait rue Saint-Denis, à la Boule Noire, etc.

Et dans le choix des vêtements ?
Il me demandait de mettre tel pull rouge sur ce mur blanc. À l’époque, il était interdit de filmer des murs trop blancs, ils étaient toujours un peu beiges pour éviter que cela claque à l’image. Les rouges ne devaient pas non plus être trop vifs. Raoul Coutard s’est arraché les cheveux au départ quand Godard lui a demandé au contraire de garder le blanc ou le rouge vif, puis il a constaté que cela donnait un résultat sublime.

Est-ce qu’il y avait une chorégraphie pour les numéros dansés et chantés ?
Tout en étant très sportif, Godard n’était pas un danseur né. Godard laissait faire : regardez la manière dont bouge Jean-Paul Belmondo dans ses films, Jean-Luc était totalement preneur ! Si j’avais envie de faire une pirouette, il me laissait plutôt faire aussi, bien que pour le numéro dansé de Bande à part, on a quand même répété trois semaines le Madison dans une boîte de nuit. Mais il y avait un danseur pour nous montrer. Comme il y a eu Dirk Sanders, un grand chorégraphe pour les numéros de Pierrot le Fou, et notamment Ma ligne de chance, dans la forêt de pins.

Plus tard, dans les films que vous avez faits avec Godard, il y a Vivre sa vie. C’était Louise Brooks, la référence initiale pour le film ?
Il ne m’en a jamais parlé. Peut-être. Mais je ne suis pas dans sa tête ! On est parti de l’idée d’un personnage aux cheveux très longs et on lui a coupé au fur et à mesure… Tout d’un coup, il a dit « c’est ça ! » Il aurait très bien pu aussi me filmer chauve, ça aurait été très drôle ! Il était très présent pour les costumes, le maquillage, la coiffure.

Quand il avait l’idée d’un film et d’un personnage pour vous, il commençait à vous en parler précisément ?
Ces idées, c’était dans son cœur et dans sa tête pendant très longtemps ou peut-être de manière éclair. Au départ, il n’y avait rien d’écrit, sauf un petit synopsis ou une simple idée. Après, il nous parlait vaguement des personnages, puis écrivait au fur et à mesure. Mais on sentait assez bien ce qu’il voulait faire et dire, peut-être beaucoup plus que lorsqu’il y a un synopsis ou un scénario très écrit, et qu’on ne sait jamais ce que ça peut donner. On était entraînés, manipulés par sa pensée. On le sentait aussi dans nos corps. Il y avait bien sûr des choses qui se faisaient au dernier moment, mais en même temps on avait le temps de répéter. Alors qu’avec d’autres metteurs en scène, on a souvent le scénario trois mois à l’avance, et on ne répète jamais, par manque de temps. Quand on a travaillé avec Jean-Luc, c’est plus facile de travailler avec les autres, mais en même temps on n’est pas sûr d’obtenir un aussi bon résultat qu’avec lui. Il y a une forte communication, peut-être parfois inconsciente, mais qui est évidente parce qu’il faut être comme ça et pas autrement : on ne proteste pas parce qu’on n’est jamais dans une mauvaise place et dans un endroit où on ne le sent pas. Cela peut être difficile de dire « je t’aime » à quelqu’un dans un lieu où on n’est pas à l’aise. Ce qu’il faisait allait toujours avec le reste. Comme un beau roman, comme quelqu’un qui descend à ski à cent à l’heure et qui gagne, ou qui nage comme un poisson, comme Jean-Luc d’ailleurs.

Vous ne vous êtes jamais sentie mal à l’aise quand vous tourniez les films de Godard ?
Cela arrive aux comédiens de se tromper en jouant leur texte. Dans Made in USA, il a été un peu cruel. C’était vers la fin, il y avait une scène dans un bar, avec Marianne Faithfull, Remo Forlani, et beaucoup d’acteurs de théâtre qui connaissaient le texte par cœur parce qu’ils l’avaient joué depuis deux mois. On m’a donné le texte cinq minutes avant le tournage. J’étais au milieu de tous ces acteurs qui connaissaient parfaitement le texte, et j’ai craqué. Jean-Luc ne m’avait pas donné le temps de l’apprendre, et il m’a engueulée. J’ai senti qu’il se vengeait un peu parce que ça n’allait plus entre nous. Il s’est quand même excusé ensuite, et même Raoul Coutard avait pris parti pour moi. Il y avait aussi la scène difficile où je parle en même temps que László Szabó. Quand on dit quelque chose de très précis, que chacun raconte une histoire, et que l’un d’entre nous doit parler plus fort que l’autre… En même temps, ce n’est pas payant, car personne ne se rend compte que c’est difficile.

Est-ce que les regards-caméra vous dérangeaient ?
Pas du tout ! La caméra, c’est une amie, c’est le regard du metteur en scène, c’est le miroir, il faut se faire aimer par la caméra. Et quand la caméra vous aime aussi, cela donne des choses sublimes. Faire un clin d’œil à un metteur en scène, c’est magnifique. S’il vous le demande, cela prouve qu’il vous aime. Cela peut déconcerter certains acteurs, mais je crois qu’on ne peut pas faire du cinéma si la caméra vous gêne. Jacques Rivette, par exemple, est rarement derrière la caméra, il est souvent sur le côté ou ailleurs. Mais moi je me suis toujours dit que c’était lui la caméra. Alors peu importe qu’il soit ou non derrière la caméra, c’est son problème, et ce qu’il voit de côté n’est pas la même chose que ce que voit la caméra. Et il ne verra pas la même chose aux rushes que pendant le tournage. Et puis c’est toujours la surprise la caméra, on n’est jamais sûr de rien. Il peut toujours y avoir quelque chose qui échappe.

Quand vous alliez à la projection des rushes, est-ce qu’il vous arrivait d’être surprise ?
Il y a toujours des surprises.

Des bonnes ?
Ah, c’est une bonne question. Pas avec tous les metteurs en scène. Parfois, il y a des mauvaises surprises. Mais on le sent un peu à l’avance, quand on a un peu d’habitude. Il faut toujours avoir une surprise même avec une histoire magnifique. Je n’ai tourné qu’un film avec George Cukor, mais nous sommes restés amis jusqu’à sa mort. Il me racontait des histoires extraordinaires quand on se voyait au Plaza Athénée, avenue Montaigne, chaque fois qu’il venait à Paris, et notamment celle sur Gary Cooper, qui n’était pas encore connu et faisait des essais pour éventuellement remplacer un acteur qui faisait défaut. Tout le monde disait que cela ne donnait rien. Puis ils sont allés aux rushes, ont regardé l’image, et tout d’un coup, tout ce qu’ils n’avaient pas vu à l’œil nu s’est révélé sur l’écran. C’est ainsi que naît une star. Il y a des secrets, c’est ça qui est beau. Une fille magnifiquement belle dans la vie peut ne pas bien passer à l’écran, comme une fille moins belle peut devenir magnifique.

Est-ce qu’il vous est arrivé de ne pas être contente de vous au tournage et de vous aimer aux rushes ?
Je ne me suis jamais mêlée de ce que voulait le metteur en scène. Même si on peut être malheureux de ne pas bien être filmé. Car vous pouvez très bien rendre moche un nouveau-né au cinéma. Il n’y a qu’un patron sur un plateau, qui fait des choix et qui peut se tromper.

Les chefs-opérateurs sont aussi très importants…
Oui, regardez Raoul Coutard, il avait la réputation d’être dur, mais regardez les belles photos qu’il a toujours faites. Il est complètement dans le sens de ce que voulait Jean-Luc. Ce qui est magnifique, c’est d’avoir fait une photo différente à chaque fois.

Godard est un peintre, d’une certaine manière…
Il adore la peinture. Et il met d’ailleurs de la peinture dans tous ses films. Il y a toujours un clin d’œil, il parle toujours de peinture.

Il agit lui-même en peintre.
Oui, mais ça ne veut rien dire, car je ne l’ai jamais vu dessiner.

C’est surtout pour son rapport à la lumière.
Oui. Il dessine avec son cœur, sa tête et sa pensée. C’est aussi une façon de dessiner. La preuve… cinématographique !

Vous aviez déjà interprété La Religieuse, dans une mise en scène de Jacques Rivette au théâtre, avant que cela ne devienne un film…
Oui, j’avais 20 ans. Il ne pensait même pas faire le film à l’époque, il ne l’a fait que quatre ans plus tard. Et la pièce n’a pas fait scandale. Les gens pleuraient, étaient contents, trouvaient cela formidable.

Cette réception différente entre le théâtre et le cinéma est très curieuse…
Ce n’est pas si curieux que cela, puisque le livre de Diderot avait déjà été interdit pendant 150 ans.

Oui, mais personne n’avait rien dit quand vous aviez joué la pièce.
Il n’y avait pas autant d’information que maintenant, les gens ne se rendaient pas compte, ils voyaient cette pièce et la trouvaient belle. C’est vrai qu’au cinéma, cela a plus d’impact, et c’est davantage le thème de l’homosexualité qui a fait scandale. C’est pareil pour le livre. L’Église n’acceptait pas ces choses-là. Or il y a des homosexuels dans l’Église comme partout ailleurs. Ce qui était beau dans ce sujet, c’est qu’elle ne voulait pas être religieuse mais qu’elle était très croyante. Elle ne voulait pas être enfermée.

Y avait-il pour vous une grande différence de mise en scène entre Godard et Rivette ?
Avec Jacques, il y avait d’abord le scénario, je le connaissais d’autant plus par cœur que je l’avais joué au théâtre. Il était perfectionniste : au théâtre, au bout de deux semaines, on était toujours en train de répéter la première scène, on n’avançait pas et tout d’un coup la première de la pièce arrivait trois semaines plus tard et il fallait bien répéter jusqu’au bout ! On aurait pu rester six ans à répéter la première scène !!

Pourquoi Jacques Demy ne vous a t-il jamais fait tourner ? Ce sont les hasards de la vie ?
Chacun avait sa petite famille, à l’époque. C’est comme Truffaut. Cela ne veut pas dire qu’on ne s’aimait pas. J’ai revu récemment Agnès Varda car je viens de tourner dans un film de Jonathan Demme où je chante un tango, et je joue mon propre rôle, comme Agnès Varda joue Agnès Varda, Aznavour joue Aznavour. C’est un remake de Charade de Stanley Donen et ça s’appelle The Truth About Charlie. Jonathan Demme m’a demandé si je voulais chanter un tango dans son film. Une femme m’a donné la musique et j’ai écrit les paroles.

Vous avez aussi tourné avec Luchino Visconti, L’Étranger
Oui. Visconti était très protecteur. J’étais encore très jeune. C’est un tournage qui a duré très longtemps, il était à la fois très maestro, très sérieux, très profond, très mauvais acteur par contre, quand il se prenait à me donner la réplique dans le film en contre-champ. Il lisait le texte en français et c’était un peu minable ! L’acteur qui était censé jouer le procureur et devait me donner la réplique était en train de préparer un poulet au champagne, et Visconti était très pressé de le déguster. Mais au bout de cinq minutes, je lui ai demandé d’arrêter de me donner la réplique, parce que ça n’allais pas du tout ! On était en Algérie, il faisait très froid, et il fallait que je me baigne dans le port d’Alger. À ma sortie de l’eau, personne ne m’a accueillie avec des serviettes de bain pour me sécher, et Visconti a piqué une crise. Très prince, royal, très protecteur.

Et Cukor, Justine ?
C’est un autre cinéaste qui avait commencé le tournage en Tunisie. Au bout de huit semaines de tournage là-bas, pour les extérieurs, on est revenus à Hollywood pour tourner les intérieurs. Zanuck s’est aperçu que ce qu’il avait tourné n’était pas très bon. Tout a été interrompu, on est resté à Hollywood, avec voitures, piscines, villas, la grande vie ! Tout le monde était en stand-by. Et puis un jour, au bout de trois mois, on nous a informés que le nouveau metteur en scène serait George Cukor. Je trouvais cela formidable, je connaissais tous ses films par cœur ! Et je suis devenue très amie avec lui. À chacun de mes anniversaires, il m’envoyait un télégramme, on se revoyait à Paris quand il venait.

Vous n’avez pas tourné d’autres films à Hollywood ?
Si, j’en ai tourné d’autres. Ce n’étaient pas des rôles extraordinaires. À cette époque-là, ce n’était pas des films très intéressants.

À quel moment avez-vous décidé de faire votre propre film, Vivre ensemble ?
J’en avais envie tout simplement. J’ai écrit un petit scénario, je voulais faire ça pour pas trop cher, j’ai coproduit le film avec mon propre argent et un distributeur. Il y a eu à peine cinq semaines de tournage. Mon chef-opérateur, Claude Agostini, était très bricoleur, très adroit, il avait fait un studio à l’intérieur de mon appartement. Le film se passe dans mon ancien appartement du Panthéon, qui était très grand.

Et vous en avez écrit un deuxième, que vous n’avez pas réussi à monter…
Oui. Mais vous savez, je ne suis pas une femme d’affaires. Je sais très bien vendre les autres mais pas moi-même. C’est ça le problème. À l’époque, quand même, je suis restée un an et demi sans travailler parce que j’étais raide fauchée après cette histoire. Il fallait que je tourne, que je fasse quelque chose.

Finalement, le fait de devenir comédienne vous a permis de vivre une enfance supplémentaire ?
C’est vrai. Tout ce que je n’ai pas pu vivre dans mon enfance, je l’ai vécu dans le cinéma. Par rapport à tout. Jean-Luc Godard a été ma famille, c’était tout ce que j’avais. À cette époque-là, par rapport à mon imagination aussi… j’ai pu m’exprimer. Est-ce que j’ai fait tout ce que j’avais envie de faire ? En gros, oui. Je pense que j’ai plutôt été gâtée. J’ai eu de la chance. J’ai pu voyager, j’ai appris beaucoup de choses, par rapport au cinéma et aux gens que j’ai pu rencontrer. Le cinéma a été une école. J’ai eu cette chance de connaître « l’élite », les gens les plus forts, les plus merveilleux, et je ne parle pas seulement de Jean-Luc, même s’il vient en premier, mais il y a eu aussi Visconti, Cukor, Fassbinder, Rivette, Tony Richardson, tellement de gens qui m’ont à chaque fois appris des choses extraordinaires.

Propos recueillis le 23 juillet 2001 par Bernard Payen, responsable de programmation à la Cinémathèque