«  Je suis ému. Comme Oscar Ekdahl un soir de Noël. »

Arnaud Desplechin - 29 août 2019

Ouverture de la rétrospective Arnaud Desplechin

Je ne serai pas long. Mais enfin, une rétrospective de mes films dans un tel lieu, ce n’est pas rien ! C’est même tout pour moi, un but dont je n’avais pas su rêver jusqu’à aujourd’hui. Et je dois remercier Frédéric Bonnaud qui m’offrait un tel honneur un matin au Select – je fus sidéré par son invitation, et je le suis encore. Tout simplement, je n’en reviens pas.

J’écoute ma voix devant vous : et je sonne affreusement sentencieux, ou formel. C’est parce que je suis ému. Comme Oscar Ekdahl un soir de Noël.

Provincial, je n’ai pas eu la chance d’être un enfant de la Cinémathèque. D’où un sentiment d’illégitimité qui m’habitera toujours – j’ai tellement montré de films, les miens et ceux des autres, dans tellement de salles en France, au Japon, aux États Unis, à Londres… Mais chaque fois que je suis venu dans cette salle, le Saint des saints, que ce soit pour montrer Ragtime ou The Age of Innocence, ma voix tremblait comme elle tremble aujourd’hui.

Mon premier film comme réalisateur date de 1991. Cela fait donc 28 ans que je fabrique des films.

J’ai un vif souvenir d’une soirée à la Cinémathèque Chaillot. J’avais 19 ans, j’étais assis au premier rang du balcon aux côtés d’Éric Rochant, Pascale Ferran n’était pas loin. Était-ce Langlois qui nous présentait Orson Welles, en personne ? La salle était bondée, et nous buvions les paroles du géant. À un moment de la conférence, Welles demanda au public qui voulait réaliser des films dans cette salle. Près de 300 mains peut-être se sont levées d’un même mouvement ! Puis Welles nous demanda qui parmi nous voulait faire de l’entertainment. Hypnotisés par le maître et pleins d’enthousiasme, Rochant et moi avons immédiatement levé nos deux mains bien haut. Et nous nous sommes rendu compte, penauds, que nous étions les deux seuls !

Voilà donc 28 ans que je fais de l’entertainment, que j’essaie de vous divertir. Avec des motifs parfois obscurs, ou savants ou populaires. C’est toute ma vie.

Autodidacte, le cinéma m’a tout enseigné, je lui dois tout. C’est la seule chose que je sais dire ce soir : cette gratitude, qui est une fierté.

Je vois réunis dans cette salle certains des acteurs que j’ai eu la chance de filmer. Je pense à vous, aux autres qui ne peuvent pas être avec nous ce soir. Je me souviens du final de Deconstructing Harry où Woody Allen, qui joue le rôle d’un écrivain, se voit mort mais entouré de tous les personnages de ses romans. Et c’est une scène qui m’émeut aux larmes.

Je vous regarde, et je songe que la merveille, c’est que je ne suis pas un écrivain : je ne vous ai pas inventés. Pas du tout. C’est vous qui m’avez inventé, pour le meilleur : Mathieu, Emmanuelle et Emmanuel, Marianne, Jeanne, Chiara, Catherine et Jean-Paul, Nathalie et Olivier, Roschdy, Léa, Sara, Anne, Summer, Ian, Fabrice, Bruno, Melvil, Noémie, Mélodie, Lazlo, Hippolyte, Joaquim, Francis, Gilles, Sami, Samir, Rachid, Louise, Quentin et tous les autres…

Avec tous les techniciens, et le mot est impropre, nous n’avons cessé d’essayer de rendre hommage à votre art. L’art de l’acteur.

Nous autres techniciens, nous restons cachés derrière nos outils : une caméra ou une table de montage, où nous excellons, chère Laurence, ou mille autres gestes techniques, chère Marion.

Ce soir, pensant à tous ces films qui seront réunis ici, je voudrais dire uniquement ceci : que sur chaque film, j’ai essayé de ne me cacher jamais, mais de me donner entièrement, nu, ridicule ou glorieux, indécent. Je n’ai eu qu’une éthique, qui fut celle de l’indécence. L’admirable indécence de l’acteur. Comme vous, j’ai essayé d’être à moi-même mon propre outil.

Deux derniers mots :

J’avais invité Gilles Jacob qui n’a pas pu venir à cette ouverture ce soir. Je lui ai écrit un jour une lettre secrète que je veux aujourd’hui rendre publique. Je lui avais écrit, reprenant les mots d’Esther-Devos à Paul Dédalus : « Gilles, vous avez fait de ma vie un enchantement ». Gilles lui aussi m’a inventé.

Enfin, je vois là-bas le visage de Pascal Caucheteux avec qui j’ai fait la plupart de ces treize films. Un jour, il y a longtemps, aux États-Unis, et c’était juste après Comment… qui était projeté au Lincoln Center, je disais à un ami commun à propos de Pascal : « This man saved my life ». C’était sûrement très mal pensé, et exprimé avec tant de maladresse. Je n’en finis pas d’en faire le compte. Mais cela suffira pour ce soir à dire mon amitié.

Merci à vous tous.


Arnaud Desplechin est cinéaste. Il a notamment réalisé le court métrage La Vie des morts (1991) et, entre autres, les longs métrages La Sentinelle (1992), Trois souvenirs de ma jeunesse (2015), Les Fantômes d'Ismaël (2017). Frère et sœur (2022) est son dernier film en date.