Dès les premières décennies du cinéma se succèdent les superproductions, dont les décors, mobilisant des artisans aux métiers très variés, constituent un poste de dépense capital, véritable économie pour les studios les plus réputés. C’est bien sûr le cas des studios de la Victorine à Nice, fondés en 1919 par les producteurs Serge Sandberg et Louis Nalpas, avec l’ambition d’en faire le « Hollywood français », et qui vont connaître d’emblée une intense activité.
L’une des plus grandioses réalisations de cette époque de la fin du cinéma muet est Shéhérazade, mis en scène par le cinéaste d’origine russe Alexandre Volkoff, assisté d’Anatole Litvak. Son premier titre français, Mystères d’Orient, traduction fidèle du titre original Geheimnisse des Orients, n’est finalement pas retenu. Pour la grande société de production allemande UFA (Universum-Film AG), associée à la société franco-russe Ciné-Alliance, « cette fabuleuse féerie », au budget colossal d’1,2 millions de Reichsmarks, est le film de l’année. La presse de l’époque en soulignera le caractère particulièrement luxueux.
Plaquette promotionnelle éditée par la UFA pour la sortie de Shéhérazade d'Alexandre Volkoff
Inspiré du Livre des mille et une nuits, qui projette le spectateur dans un Orient fantasmé, Shéhérazade mobilise les techniques de pointe en matière de trucages, de création de costumes et de construction de décors. L’interprète du rôle principal (le savetier Ali) est l’acteur russe Nicolas Koline. Alexandre Volkoff fait appel à la fantaisie du très réputé décorateur Ivan Lochakoff (parfois crédité Alexandre Lochakoff), assisté de Vladimir Meinhardt et Nicolas Wilcke, pour imaginer les décors somptueux du film, et confie la réalisation des costumes à Boris Bilinsky. Entouré des mêmes collaborateurs, le cinéaste avait tourné l’année précédente Casanova, avec le grand Ivan Mosjoukine. Comme la majorité des membres de l’équipe technique et artistique de Shéhérazade, Ivan Lochakoff est un émigré russe. Comme eux, il a fui son pays après la Révolution de 1917 et la nationalisation de la production cinématographique. Réfugiés en France, ces Russes blancs créeront la Société des Films Albatros (ex-société Ermolieff-Films fondée par Joseph Ermolieff et Alexandre Kamenka en 1920), qui produira au cours des années 1920 et 1930 des films très novateurs, accompagnant l’avant-garde du cinéma français avec des cinéastes comme Marcel L’Herbier ou René Clair.
Un projet démesuré
Depuis le début des années 1920, la UFA pratique une politique d’expansion tous azimuts en Europe pour contrer la concurrence des États-Unis. Malgré la construction de gigantesques studios à Neubabelsberg, près de Berlin, la firme multiplie les lieux de tournage hors d’Allemagne et passe de nombreux accords avec des sociétés de productions étrangères, comme Ciné-Alliance.
Le tournage de Shéhérazade débute en novembre 1927 et dure jusqu’en avril 1928. D’après les photographies de plateau et de tournage conservées à la Cinémathèque, il semble qu’il se tient essentiellement à Berlin, dans les grands studios de Babelsberg pour les décors intérieurs, et à la Victorine pour les extérieurs, en raison de la luminosité particulière de la région. Pour ce projet démesuré, la UFA engage 15 000 figurants, pour la plupart des émigrés russes. Ivan Lochakoff édifie dans les immenses halles de l’UFA-Atelier à Berlin les intérieurs prodigieux du palais du sultan Schariah, l’un des décors principaux du film. Les travaux préparatifs de construction de ces décors durent cinq mois.
Photographies de plateau de Shéhérazade d'Alexandre Volkoff
Pour les prises de vues en extérieur, l’équipe se déplace en Afrique, à Gabès et Kairouan en Tunisie, ou dans le désert de Lybie où sont coordonnées des scènes avec des centaines de chameaux, et sur la Côte d’Azur, dans les environs de Nice, à Villefranche-sur-Mer et dans les jardins du Cap-Ferrat.
En cette fin des années 1920, les studios de la Victorine connaissent une période faste, qui se poursuivra avec l’avènement du cinéma parlant. Des metteurs en scène célèbres, comme Jean Grémillon ou Georg Wilhelm Pabst, viennent y tourner, et les plus grands décorateurs investissent les plateaux. La Victorine accueille ainsi l’un des décors les plus grandioses de Shéhérazade. Ivan Lochakoff conçoit et édifie les décors d’une ville entière, la mythique « cité de cuivre jaune » (Madînat an-Nuhâs), avec ses rues tortueuses, ses bazars, ses mosquées aux minarets élancés et aux coupoles élégantes, ses palais merveilleux, et sa grande place où évolueront des milliers de figurants, des éléphants et des chameaux.
Construction des décors de la « cité de cuivre jaune » à la Victorine - Photographie de tournage
Shéhérazade met en scène les aventures extraordinaires d’un modeste savetier égyptien, Ali, qui échappe à sa pauvre échoppe et à sa femme acariâtre grâce à un sifflet magique. Il voyage à travers des pays fabuleux, est accueilli avec faste par le sultan Schariah, tombe amoureux de sa fille et délivre le prince Ahmed, séquestré dans une tour. Mais tout cela n’est qu’un songe, et Ali se réveille aussi misérable qu’avant.
Le ton est donné. Shéhérazade est un rêve éveillé, pour lequel toutes les exubérances sont permises. Ivan Lochakoff n’en est pas à sa première création dans le registre des décors orientaux extravagants : il a déjà conçu ceux des Contes des mille et une nuits (Viatcheslav (Victor) Tourjansky, 1921) et du Lion des Mogols (Jean Epstein, 1924). Formé à Moscou auprès du peintre et décorateur russe Alexandre Benois (décorateur des Ballets russes de Serge de Diaghilev), Lochakoff, à ses débuts vers 1918, peint des toiles pour le théâtre. Il commence à travailler pour le cinéma avec Vladimir Balliouzek, le décorateur fétiche du cinéaste Iakov Protazanov. Son passage du théâtre au septième art est tout naturel : aux premiers temps du cinéma, les décors sont peints sur des toiles fixées sur un châssis au fond du studio. Les premiers décorateurs de cinéma sont ainsi des artistes peintres qui ont fait leurs classes dans le décor de théâtre et en utilisent les techniques spécifiques. Après l’instauration du régime bolchévique, Lochakoff émigre en France avec la troupe du producteur Ermolieff.
Inventer une ville fabuleuse
Pour Shéhérazade, Ivan Lochakoff et Nicolas Wilcke (son principal assistant, également crédité au générique comme « coordinateur des effets spéciaux » avec un certain Paul Minine), réalisent de nombreux dessins préparatoires, dont plusieurs sont conservés dans les collections de la Cinémathèque française. Parmi eux, les esquisses de la fameuse « cité de cuivre jaune ».
Ces dessins, au caractère très pictural, monochromes ou polychromes, ressemblent davantage à des tableaux qu’à des maquettes directement exploitables pour la construction du décor. Comme une projection imaginaire du décor final, ils servent à définir l’ambiance du film (les ombres et les lumières y sont d’ailleurs découpés comme si le chef-opérateur avait déjà placé ses projecteurs).
Avec ses arabesques et ses boursoufflures, le décor construit est fidèle au dessin initial. Cette conception « illusionniste » du décor (c’est-à-dire dont la fonction est d’illusionner au sens propre le spectateur), est caractéristique du style d’Ivan Lochakoff, de sa profusion décorative, de sa maîtrise dans l’invention d’un Orient imaginaire, tout en séductions exotiques, et qui, manifestement, stimule sa fantaisie.
Dessin de décor (mine de graphite sur papier) © Ivan Lochakoff
Les critiques de l’époque évoquent la « somptuosité féérique » de Shéhérazade et la « monstrueuse efflorescence du décor », relevant les compositions extravagantes d’un film à la fois influencé par le mémorable Voleur de Bagdad de Raoul Walsh (1924), et revu à travers le prisme coloré des Ballets Russes de Diaghilev. Le style hybride des décors de Lochakoff, fascinant mélange d’orientalisme et de fantastique, proche de l’Art nouveau, s’oppose aux tendances modernistes de l’époque, que l’on retrouve par exemple dans les décors sobres et structurés imaginés par Robert Mallet-Stevens pour Marcel L’Herbier (L’Inhumaine,1923).
L'équipe du film devant le décor d'un palais. Au centre, Alexandre Volkoff en costume et coiffé d'un petit chapeau blanc
Innovations pratiques
À l’époque du tournage de Shéhérazade, les techniques du décor de studio sont en pleine évolution. Avec ses décors complexes et variés, requérant une grande maîtrise technique, le film en est un parfait témoignage. Les verrières transparentes des premiers studios de cinéma par lesquelles entrait la lumière naturelle, alors seule source d’éclairage des plateaux, disparaissent. Le studio devient un lieu obscur où le chef-opérateur peut disposer ses lumières à sa guise. Les toiles peintes n’ont plus l’exclusivité et laissent place à des constructions en dur ou semi dur, façonnées avec des matériaux comme le stuc ou le staff qui donneront, à l’écran, une impression de réalité (faux marbre, faux carrelage en carton-pâte…). Selon le décorateur Léon Barsacq (Le décor de film : 1895-1969, Paris, H. Veyrier, 1985), Boris Bilinsky, chef décorateur et affichiste d’origine russe (et créateur des costumes de Shéhérazade), a grandement contribué à introduire ces nouvelles techniques du décor construit, du staff, des maquettes en volume, permettant un certain faste décoratif, jusque-là inconnu des studios français, mais courant à la UFA.
Tournage de Shéhérazade à la Victorine. Alexandre Volkoff, à droite avec son chapeau blanc, donne des indications au directeur de la photographie, Curt Courant (derrière la caméra) entouré de ses deux cadreurs, Nicolas Toporkoff et Fédor Bourgassoff. Au second plan, des pièces de décor recouvertes de staff
L’envers des décors
Chefs décorateurs et techniciens déploient tout leur savoir-faire pour la peinture des façades, le rendu des ombres, la construction de décors en miniature ou celle d’éléments comme les arbres ou les fragments d’architecture – les décors n’étant presque jamais construits intégralement.
Dès les débuts du cinéma, les décorateurs ont appris à tromper l’œil du spectateur. Pour donner à voir un espace censé se situer au-delà du décor, ils utilisent le procédé de la « découverte », c’est-à-dire une représentation en perspective de l’espace extérieur, vu à travers une fenêtre, un balcon, une porte…, et qui permet d’ouvrir l’espace à l’arrière-plan. C’est une surface plane, dessinée et peinte, qui peut figurer sur un calicot de grande largeur, et éclairée par transparence. Le site choisi est exécuté en perspective à une échelle donnée. Pour Shéhérazade, certaines découvertes sont inspirées de la toute proche baie des Anges de Nice, visible depuis les environs des studios.
Tournage de Shéhérazade à la Victorine. Alexandre Volkoff et son équipe s'apprêtent à tourner une scène avec l'acteur Dimitrieff (le sultan Schariah), assis sur son trône
Trucages et illusions
Pour concevoir les décors de Shéhérazade, Ivan Lochakoff s’entoure des assistants avec lesquels il a déjà travaillé sur d’autres films d’Alexandre Volkoff (La Maison du mystère en 1922 ou Les Ombres qui passent en 1924) : Nicolas Wilcke et Vladimir Meinhardt. Wilcke assure également la coordination des effets spéciaux, cette fonction étant à l’époque généralement remplie par l’assistant décorateur, qui réalise la plupart des trucages visuels au moment du tournage.
Un certain nombre d’artifices sont utilisés pour illusionner les spectateurs. Des éléments de décor, construits en volume à différentes échelles, peuvent être disposés à l’intérieur ou à côté du décor principal. Ainsi, grâce aux jeux de perspective, on peut relier visuellement des objets « réels » exécutés en carton en donnant l’illusion d’un décor continu. Dans le souci d’économiser la construction d’un décor complet, on utilise aussi un ingénieux système de miroirs. Dans le champ de la caméra installée face au vrai décor, on place un miroir incliné reflétant un décor peint sur une plaque, non construit, et placé à une distance précise de la caméra en tenant compte de la perspective. Ce procédé permet de raccorder à l’image décor peint et décor réel.
L’ingéniosité des techniciens responsables des trucages et des effets spéciaux s’exerce aussi dans le domaine des accessoires et des éléments mobiles du décor. Pour Shéhérazade, on a construit en rade de Villefranche, près de Nice, un navire en bois, pourvu de ses voiles, pour tourner la scène de l’arrivée du héros. Selon le scénario, le navire doit être détruit par un incendie. Des effets de pyrotechnie sont donc mis en œuvre pour simuler cette destruction, mais les feux d’artifice, dont les tirs sont plus ou moins bien maîtrisés, laissent des souvenirs cuisants aux figurants, certains devant s’échapper du navire en feu in extremis, en sautant dans la mer.
De nombreuses séquences de Shéhérazade montrent des animaux. Même si ce sont le plus souvent des chevaux, des chameaux ou des éléphants vivants, certains sont des robots, animés à distance par des câbles. Parfois même, des mécanismes internes permettent de leur donner une apparence de vie. Ainsi, lorsqu’Ali débarque du bateau incendié à dos d’hippopotame pour rejoindre la berge, il s’agit d’un faux animal truqué, avec un moteur d’hydroplane lui permettant de se déplacer.
Alexandre Volkoff, assis sur la trompe d'un éléphant en carton-pâte lors du tournage de Shéhérazade
Des décors sur catalogue
Aux côtés du décorateur attitré du film, de nombreux ouvriers travaillent dans les ateliers de menuiserie, de moulage ou de staff, qui sont installés dans les studios. Ce sont des salariés du studio, et leurs paies sont imputées sur le budget de la production, qui ne les engage pas directement. Un personnel permanent spécialisé est au service des metteurs en scène et mis à disposition du décorateur. Une brochure de 1929 signale qu’à la Victorine, plus de 300 ouvriers sont parfois employés pour l’élévation d’un décor. Mais, selon les catalogues du studio, la création du département des costumes, qui pourtant revêtent une importance capitale dans les films muets, est plus tardive que celle du département des décors et des meubles.
Vue aérienne des Studios de la Victorine vers 1930
Le budget colossal de Shéhérazade permet à la production de créer de somptueux décors, ce qui constitue une exception : habituellement, et, jusque vers 1925, de façon systématique, les studios proposaient leur « répertoire de décors », dans lequel les productions venaient piocher en fonction de leurs besoins. Lorsqu’un film était tourné, ses décors étaient rarement détruits, et rangés dans une réserve, catalogués sous une nomenclature spécifique : on pouvait ainsi trouver des « tours moyenâgeuses », des « rues pittoresques », « un patio espagnol »… Les paysages artificiels étaient laissés sur place et les décors, entiers ou partiels, utilisés pour plusieurs tournages, après les quelques adaptations nécessaires imposées par de nouveaux scénarios. Les décors de Shéhérazade ont ainsi été conservés. Ils sont mentionnés dans la brochure de 1929 de la Victorine, dans laquelle figurent les décors de « dunes de sable », de minarets et de mosquées utilisés pour le tournage. À partir du début des années 1930, les décors seront spécialement créés pour les scénarios et détruits plus systématiquement après chaque tournage.
Fragments de décors conservés en extérieur dans les Studios de la Victorine vers 1930.
Des numéros associent les décors aux films : en n° 5, on peut voir les vestiges des décors de Shéhérazade
Un statut pour le décorateur
Jusqu’à la fin des années 1910, le décorateur, si talentueux soit-il, n’est pas encore véritablement reconnu comme un auteur à part entière occupant une fonction artistique essentielle. Entre 1920 et 1930 apparaissent de nouveaux métiers, comme celui d’ensemblier, en charge de l’ameublement. Le décorateur se retrouve à la tête d’une équipe de plus en plus importante. Son statut change, au même titre que celui du chef opérateur, et sa responsabilité artistique est enfin reconnue à sa juste valeur. Il devient « architecte-décorateur », et coordonne une équipe étoffée de constructeurs et d’assistants-décorateurs.
Shéhérazade ne répondra pas aux attentes de ses producteurs. Malgré son coût de production exorbitant, la promotion soignée qui accompagne sa sortie, ce « beau rêve tout étincelant de perles, de lumières, de richesses » (selon la presse de l’époque) ne connaît qu’un succès public mitigé. Peut-être aura-t-il manqué à ce film splendide et excessif des vedettes du calibre de Pola Negri ou Douglas Fairbanks.