Parabole et métaphore
Tous n’ont pas vu dans Shining le même sujet. Si Kubrick traite de la peur, elle se décline en « parabole sur la faillite de la figure paternelle » pour Le Matin, alors que L’Humanité préfère voir une métaphore sur l’impuissance créatrice : « la création romanesque peut être assimilée à une terreur absolue. Stanley Kubrick y consacre dans Shining toute sa jubilation de créateur cinématographique ». Pour Libération, c’est davantage une « magistrale parabole de la terreur absolue, dont le thème central, une fois encore, est le temps, le temps circulaire du retour éternel ». Le Point préfère réfléchir sur le destin d’un « intellectuel trop ambitieux qui s’abandonne à l’inhumain », et Les Nouvelles Littéraires retient l’aspect psychologique du scénario, évoquant « la confrontation d’un être avec ses fantasmes et ses pulsions, les plus inavouables de préférence ».
Un film de genre
En s’attaquant à l’Épouvante, Kubrick se retrouve confronté aux exigences des experts du genre. Il a cette fois choisi d’adapter Stephen King et s’empare littéralement du roman, mais se l’approprie d’une façon qui parfois laisse sceptique : « le roman était terrifiant, le scénario l’est déjà un peu moins » estime L’Aurore. Le Matin n’a pas retrouvé l’essence même de l’intrigue, et juge que Kubrick « ne semble pas avoir saisi toute la qualité poétique de l’événement majeur imaginé par Stephen King, à savoir la rencontre du lecteur et du livre ». Stanley Kubrick a voulu renouveler le genre. C’est « à demi raté » pour La Croix, « on se sent frustré, ajoute Les Échos, un film bien ficelé ce n’est pas suffisant quand on s’appelle Kubrick ». Les Nouvelles Littéraires va jusqu’à taxer le réalisateur de mégalomanie dans sa volonté d’ « écraser tous les films d’épouvante précédents comme il avait admirablement anéanti les films de science-fiction avec 2001 ». Pour certains, Shining pêche par une utilisation excessive des poncifs du genre. « Kubrick recourt aux procédés les plus éprouvés du fantastique » déplore Le Nouvel Observateur, il accumule les clichés et « accommode les vieux restes de l’épouvante » sans réelle innovation pour La Nouvelle République. Minute se pose en habitué déçu : « il y a belle lurette que toutes ces effroyables facéties ne nous terrifient plus ». Enfin, François Chalais dans Le Figaro Magazine regrette de distinguer toutes les coutures de l’intrigue, « plus que le sujet du tableau, nous apercevons les pinceaux et la palette » écrit-il, désappointé.
Les mécanismes de la peur
À ces reproches s’oppose l’analyse de ceux qui ont marché, qui ont tremblé et qui ont aimé ça. « Kubrick s’efforce, plan par plan, de refroidir les clichés du genre » contre L’Express. En passionnés, les critiques essaient d’analyser les différents mécanismes de la peur utilisés par le cinéaste. « Ce qui a fasciné Kubrick, et nous à travers lui, c’est l’inquiétante étrangeté de certains lieux qui possèdent la vertu d’emmagasiner le temps, les événements dont ils ont été le cadre, ainsi que les fantômes des humains qui y vécurent » avance encore L’Express. Le réalisateur détaille le procédé dans Le Point : « nous avons construit les décors pour provoquer cette impression de vertige. Leur taille démesurée crée un sens de l’isolement, ingrédient nécessaire dans ce type d’histoire ». L’Express préfère évoquer la touche d’humour que Kubrick introduit pour mieux renforcer l’angoisse qui sourd, Le Canard Enchaîné se réfère à la bande son « qui amplifie la musique lancinante et les bruitages équivoques ». Kubrick joue aussi sur la montée de l’épouvante : « toute la première partie du film distille savamment une inquiétude pondérée, une angoisse diffuse. Un pervers dispositif logique nous enfermera, en seconde partie, dans un crescendo fascinant d’horreur » savoure Libération. « Un crescendo de la peur qui ne doit rien à l’hémoglobine ou à l’attirail habituel » renchérit Le Quotidien de Paris. L’atmosphère que le réalisateur a réussi à mettre en place est capitale, et la presse ne s’y trompe pas, qui essaie là encore d’en comprendre les rouages. Pour L’Avant Garde, « la musique joue un rôle considérable ». Les Nouvelles Littéraires insiste sur la froideur calculée, quand Le Monde évoque une manière d’éclat de rire qui vient faire contrepoint à l’horreur. « Le suspense du film serait insoutenable s’il n’était frappé au coin d’un humour dévastateur » précise Le Point. Pour Télérama enfin, le rire se fait grinçant, « il y a du ricanement dans les outrances, une volonté de tout massacrer ».
Innovation et virtuosité
Derrière la caméra, Stanley Kubrick s’est une nouvelle fois surpassé, et « la puissance des images nous saute au visage ! » s’exclame Le Quotidien de Paris. L’Humanité tente de décortiquer la mise en scène : « Kubrick nous transporte dans un maelström de travellings insensés, bruyants, musicaux, et de plans sous-jacents qu’un montage délirant fait prendre pour du réalisme ». À cette fin, il a utilisé « de nouvelles techniques qui permettent plus de souplesse dans la prise de vue » nous apprend L’Avant-Garde qui présente le fameux Steadicam® « autorisant de longs travellings sans coupe par la seule main d’un cameraman ». Encore une fois, le cinéaste innove avec à propos et fait montre d’une « éblouissante maîtrise cinématographique » (Les Échos). Le Figaro Magazine admire « des images prodigieuses » et Libération énumère avec gourmandise presque « la qualité inouïe de la bande-son, l’orchestration impeccable d’une photographie rythmée par des travellings longs comme des fugues, le décor somptuaire et nécrophilique ». Shining est « une réussite de super-technicien emblématique du drame dont on goûte à chaque instant la finition impeccable » résume Le Matin. Et Les Nouvelles Littéraires choisit de dévoiler ce qui semble être le cœur de l’œuvre de Kubrick : « la caméra est à la place de Dieu (…), par son œil, nous voyons ce que nul être humain ne pourrait voir. C’est le regard d’un Dieu malveillant se moquant de ses créatures ».
Jack-Nicholson-Torrance
Le jeu de Jack Nicholson contribue pour bonne part à ce sentiment ambivalent, dérangeant, mais par la même occasion fait débat. « Ses cabotinages habituels atteignent à la puissance des dessins de Goya » s’extasie Le Parisien. Il livre une interprétation littéralement diabolique, « démentielle, selon Le Matin, écumante, ricanante, entre les monstres gothiques des gargouilles et le Big Bad Wolf ». Ce jeu excessif n’est pas du goût de Télérama, qui juge l’acteur « grotesque de bout en bout », tout comme Le Canard qui, sévère, écrit que Nicholson « donne libre cours, avec sa fatuité habituelle, aux pires excès ». Mais il « est dans un registre volontairement démesuré » argumente Le Point. Quant à Shelley Duvall, elle « lui donne la réplique de façon géniale » apprécie Le Matin. Et Libération salue également « le choix magistral des seconds rôles »
Puzzle et labyrinthe
La véritable clé du film, c’est bien sûr la figure du labyrinthe, qui fait couler beaucoup d’encre. Les espaces et les temps se confondent et Shining perd le spectateur dans un dédale maléfique. « Une seule phrase tapée à la machine est répétée en d’infimes variations, qui reproduisent elles-mêmes les labyrinthes réels ou figurés dominant les lieux du drame » se délecte L’Humanité. La mise en scène est au diapason, d’une rigueur parfaite, « aboutissement génial d’une mise en forme symétrique si chère à Kubrick [qui] participe à cet enfermement labyrinthique » souligne Le Figaro Magazine. Kubrick explique d’ailleurs à France Soir que Shining « est à l’image du labyrinthe, avec beaucoup de fausses pistes », et confie malicieusement au Monde : « le film est construit comme un puzzle et je pose la dernière pièce dans la dernière image ».
Malgré ses détracteurs, Shining laisse l’impression d’un film brillamment construit et réalisé. « On en sort comme d’une barque chavirée » résume L’Humanité. D’une certaine manière, Kubrick a donc relevé le challenge d’excellence qu’il s’était fixé. Et Le Parisien en est convaincu : « Shining demeurera le film d’épouvante au-delà duquel on n’aura plus peur ».