Autour de « L'Air de Paris » (1954) : Marcel Carné, Roland Lesaffre, une amitié sur le ring

Tania Capron - 21 février 2019

« Depuis longtemps, j’avais envie de tourner une histoire sur le monde de la boxe, surtout sur le petit monde des jeunes amateurs qui tentent leur chance. Je suis un vieil habitué du Central et je connais bien cette atmosphère. » Marcel Carné, par Robert Chazal

Après le succès de Thérèse Raquin, le producteur Cino del Duca veut « son » Carné. Il donne carte blanche au réalisateur. Celui-ci, qui ne travaille plus avec Prévert depuis Les Portes de la nuit, va lui-même écrire, en collaboration avec Jacques Sigurd qui signe les dialogues, l’histoire de Victor le Garrec, ancienne gloire de la boxe devenu entraîneur. Victor, qui rêve de faire éclore un champion, croise la route d’André Ménard, cantonnier à la SNCF. À vingt-quatre ans, Dédé a déjà perdu tout espoir en la vie… Gabin incarne Victor, Arletty interprète Blanche, son épouse, résignée, amère, seulement animée par une passion exclusive pour les poulains de son mari. Roland Lesaffre, qui entre autres occupations a été champion militaire de boxe, est Dédé. Tous trois livrent une prestation hors pair, à coups de répliques gouailleuses, savoureuses et salées.

Avec L’Air de Paris, Carné va pouvoir donner corps à deux désirs : plonger dans le monde du Central Sporting Club de Paris, la salle de boxe mythique de la rue du Faubourg-Saint-Denis, et renouer, quinze ans après Le Jour se lève, avec le couple d’exception Arletty-Gabin, tout en offrant son premier grand rôle à Roland Lesaffre, dont il a fait la connaissance cinq ans plus tôt.

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Blanche, à l'écart du couple Victor-Dédé. Photo de plateau de Walter Limot ©André Limot. Cote P125-031

Deux mômes du cinéma français

« Je ne me doutais guère que j’allais faire une rencontre qui allait, sinon changer ma vie, du moins l’enrichir, et aussi la compliquer singulièrement. » Marcel Carné

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Photo promotionnelle du Colisée Marivaux. Découpage technique augmenté par Roland Lesaffre. CARLES4B1

Carné résume ainsi le projet : « Évoquer l’existence courageuse des jeunes ouvriers qui, à peine achevé le travail souvent pénible de la journée, se précipitent dans une salle d’entraînement […] dans le seul espoir de monter un jour sur le ring. […] Le désir d’échanger une vie médiocre pour ce que l’on imaginait naïvement être un paradis doré. »

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Le combat au Central Sporting Club. Photo de plateau de Walter Limot ©André Limot.. Cote P125-027

Car Marcel Carné est issu des classes laborieuses. Orphelin de mère, il a abandonné le métier d’ébéniste auquel le destinait son père et vit de divers petits emplois, dont la seule finalité est d’assouvir sa passion pour le cinéma en passant ses soirées dans les salles obscures. Il devient par la grâce d’une rencontre avec Françoise Rosay l’assistant de Jacques Feyder, et se rend très vite indispensable, par la qualité de son travail et son talent. Très vite aussi, les producteurs tentent de se débarrasser du « bolchevik » qui, sur le tournage de Pension Mimosas, a pris le parti des ouvriers contre leurs intérêts.
Carné s’impose comme cinéaste du réel et porte-parole des gens de peu dès son premier film, Jenny, en 1936. Pour finaliser l’écriture de ce premier opus, il trouve un véritable complice en la personne de Prévert, le militant du groupe Octobre. Ensemble, ils écriront Drôle de drame, Le Quai des brumes, Le Jour se lève, Les Visiteurs du soir, Les Enfants du Paradis et Les Portes de la nuit.

La rencontre qui va « changer sa vie » a lieu en septembre 1949 dans les studios de Joinville, où se tourne La Marie du port. Roland Lesaffre vient en curieux avec le photographe Raymond Voinquel, qui aime travailler avec les sportifs de l’école de Joinville où Lesaffre est lui-même moniteur. Lesaffre veut revoir son « pote », le second maître Moncorgé, qu’il a connu en 44 dans les fusiliers marins du FNFL. Lesaffre arrive sur le plateau en interpellant « Moncorgé », obligeant Carné à interrompre le tournage. À la surprise de tous, Jean Gabin – Alexis Moncorgé à l’état civil – reconnaît le trublion et le salue avec chaleur. « Il est sans un, dit-il à Carné. Tu pourrais pas lui faire faire un peu de frime ? »


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« J'rate tout moi, j'ai toujours tout raté, et le premier combat, il a aussi fallu que j'le rate [...] Chuis foutu, moi, j'peux pas boxer, chuis trop crevé. » Photo de plateau de Walter Limot ©André Limot.. Cote P125-013

Le Mataf

« Tel fut le début d’une amitié sans limite, mais par là même tyrannique. » Marcel Carné

« Ça le dépannerait » : l’argument de Gabin va droit au cœur de Carné, le « môme du cinéma français », comme le désigne le biographe David Chanteranne. Lesaffre fera donc sa première apparition à l’écran dans La Marie du port, où il campe un marin, rôle que l’ex-« mataf » n’a pas vraiment besoin de travailler. Le « gosse » Roland devient très vite le chouchou de ces messieurs-dames. Il sera tout à tour garçon de café pour Grémillon dans L’Étrange Madame X, et apparaîtra chez Luciano Emmer (Paris est toujours Paris), Jacques Becker (Casque d’Or), Cayatte, Melville…

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Le « champion » Lesaffre sous les feux de la rampe, et du rasoir. CARLES3B1

Mais c’est chez Carné, avec qui le « coup de foudre » a été immédiat, qu’il prend véritablement son envol. Il est un légionnaire dans Juliette ou la Clé des songes (1950) et incarne à nouveau, dans Thérèse Raquin (1953), un ex-matelot qui commet des exactions, contraint par une société littéralement écrasante – l’apprenti maître chanteur finira sous les roues d’un camion sa si courte carrière « d’homme verni ».

En Roland, qui doit emprunter à un maître d’hôtel le smoking qui lui manque pour se rendre à la projection de Thérèse Raquin à la Mostra de Venise, Carné le défenseur des sans-grade a trouvé une icône. Son petit visage canaille, sa gouaille tantôt fanfaronne ou plaintive, en font un représentant emblématique des « paumés à qui la vie n’a rien donné », selon les mots que le réalisateur met dans la bouche de Victor.

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Marcel Carné et Roland Lesaffre, « Riton », le mataf devenu maître-chanteur, sur le tournage de Thérèse Raquin. Photo de tournage de Walter Limot. ©André Limot. Cote P565-058

Avec L’Air de Paris, Roland Lesaffre tient son grand rôle. Présenté dans la bande annonce comme « la révélation de Thérèse Raquin », sollicité parallèlement pour un petit rôle dans La Main au collet d’Hitchcock, le jeune premier attrape, de son propre aveu, « la grosse tête ». Il recevra pour ce rôle le Prix Populiste 1954 (sic !) et le film sera encensé par la critique, malgré tous les remaniements imposés par la production - Carné dira même ne pas reconnaître entièrement son film.

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Lesaffre en haut de l'affiche, prix Populiste d'interprétation. Couverture de la partition de la Ballade de Paris. CARLES3B1

Le compagnon d’une vie

« J’étais un étranger, et mon plus grand honneur est justement d’avoir été traité, dès ma rencontre avec Marcel Carné, comme un enfant de la balle. »

Roland Lesaffre, et sa carrière, resteront toujours intimement liés à Marcel Carné. Il est présent dans tous ses films à partir de La Marie du port, à une exception près (Le Pays d’où je viens), jusqu’à son dernier film de fiction, La Merveilleuse Visite, en 1974. Lesaffre y incarne un bedeau à l’âme simple du nom de… Ménard. Toujours Carné lui donnera des rôles d’hommes bons, sans malice, que leur vie de perdant mène à des sentiments ou des actes bien éloignés de leur nature profonde (Victor à Dédé « tu ne dois pas être très heureux pour être aussi méchant. »)

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« En râlant, je t'embrasse. » Lettre du 13 mai 1952. CARLES3356B93

Gabin, avec qui Carné a eu une collaboration tout aussi fructueuse, apparaît dans L’Air de Paris comme un double évident du réalisateur : entre complicité et interdépendance, une relation père/fils, maître/élève, soignant/blessé (par les coups, par les hommes, les femmes, la vie…), « curé »/brebis égarée, s’instaure immédiatement entre Victor et Dédé. Comme Carné pour Lesaffre, Victor est un mentor, qui ouvre une carrière au « môme de Paris qui a poussé dans le malheur », le menant finalement au succès. Sigurd écrit pour Gabin et Arletty des répliques sans équivoque sur la relation d’amitié amoureuse qui unit les deux hommes à la ville : « une homosensualité qui ne devient jamais homosexualité », selon les propres termes de Lesaffre.

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Victor : « Ça vous emmerde, les femmes, hein, l'amitié ? » Photo de plateau de Walter Limot ©André Limot. Cote P124-097

Le fonds Marcel Carné et Roland Lesaffre

« La rencontre de deux gars du peuple, dont l’amitié a emmerdé tout le monde, surtout quand le lion veut former un lionceau. » Roland Lesaffre

Lesaffre se mariera à deux reprises, mais l’amitié, l’attachement et la fidélité resteront inaltérables, au-delà des brouilles, déceptions et ruptures. Il accompagnera son ami et mentor dans la maladie, jusqu’à son décès. Carné le désignera comme exécuteur testamentaire et Lesaffre se consacrera par la suite à entretenir sa mémoire et à gérer ses archives.

Le fonds Carné-Lesaffre, dont la Cinémathèque française est dépositaire, a été racheté en 2010 à la French Library de l’Alliance française de Boston, à laquelle Marcel Carné avait vendu un grand nombre de ses archives dans sa période de vaches maigres, à la fin des années 1970. C’est un fonds d’une richesse extrême : 713 dossiers d’archives réunissant des documents sur 80 ans (1918-1998) et plus de 5000 tirages de photographies de tournage, de plateau et de promotion.

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« Reportages de première importance », le fonds organisé par Roland Lesaffre. CARLES152-B56

Pour le seul Air de Paris, on compte 354 photographies (237 en plateau, 78 en tournage et 39 en promotion). Ce sont des clichés de grande qualité et très intéressants pour approcher le travail de Marcel Carné. La plupart sont signés Walter Limot, qui figure au générique du film comme photographe de plateau officiel.
Dans les 30 dossiers d’archives, on trouve des documents très divers, soigneusement organisés et renseignés par Roland Lesaffre, tel un exemplaire du découpage technique, que l’acteur a fait relier et auquel il adjoint plusieurs souvenirs et hommages : photos sur lesquelles il apparaît cabotinant avec un aréopage de femmes charmées, actrices, costumières et maquilleuses, télégrammes de félicitations, affiche et couverture de la partition… Il est dédicacé à Roland par « Marcel », et aussi par Jacques Sigurd, l’auteur des dialogues, « avec aussi l’espoir égoïste de nombreuses rencontres comme celle-ci ».

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Découpage technique, exemplaire de Roland Lesaffre dédicacé par Jacques Sigurd. CARLES3B1

La correspondance Carné-Lesaffre

« C’est pendant l’écriture du scénario de Thérèse Raquin que je prendrai l’habitude de l’aimer. Cette habitude dure depuis quarante ans. Il veillera sur moi, jalousement parfois, mais toujours avec humour. » Roland Lesaffre

Roland Lesaffre a transmis un fonds généreux, dont les lettres que le réalisateur adresse jour après jour à son ami quand il est au loin. Dans la soixantaine qui sont rattachées à L’Air de Paris, datées de 1949 à 1956, on trouve aussi bien de courts billets pour fixer un rendez-vous ou transmettre une information que de longues missives, pleines de vie, d’élans, de détails et de quotidien, mais aussi de chamailleries, d’« engueulades », de manques et de désirs.

Très vite après leur rencontre, le torchon brûle. Le 15 décembre 1949, Marcel adresse à Roland une lettre de rupture de quatre pages, dans laquelle il exprime son indignation et sa déception face aux déloyautés de son ami. Celui-ci aurait jeté son dévolu sur un certain M. Gué, riche producteur qui lui « offre plus de chances d’arriver ». Les griefs sont sans équivoque : « Ne nie pas. » « Tu acceptes allègrement la chose la plus ignominieuse qui soit au monde : vendre ta jeunesse ! » et la condamnation sans appel : « abjection », « écœurement », « Je souhaite ne plus jamais te revoir, t’oublier à jamais ».
Dans une nouvelle lettre du 22 décembre, de six pages cette fois, on pressent que la brouille est en passe de se dénouer : « j’ai eu une longue conversation avec G. […] dévoré de jalousie, Gué te supposait chez moi ». « Tendrement à toi en cette fin d’année », conclut Carné. On ne connaît pas les modalités de la réconciliation, les deux hommes se retrouvant, et s’expliquant vraisemblablement sur le tournage de Juliette ou la clé des songes.

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« Mon Chouky d'hier. [...] Je souhaite ne plus jamais te revoir ». Lettre 15 décembre 1949. CARLES3356B93

La prose de Marcel Carné, à l’image de son intelligence affutée, est un régal, et les adresses sont savoureuses et pleines d’esprit : « Mon petit vieux », « Cher emmerdeur », « Cher emmerdeur maison », « Mon garçon terrible », « Petit pote », « Cher toi », « Mon cher matin calme » (après le mariage en 1956 de Lesaffre avec l’actrice d’origine japonaise Yoko Tani), « Enfant de salaud », « Ma chère Page 106 », « Mon gosselot… » Elles témoignent de cette sympathie indulgente, fraternelle, paternelle, et sans doute tout simplement amoureuse, que le réalisateur, jusqu’à son décès en 1996, conserva pour son poulain. On regrette souvent de ne pouvoir lire les réponses de Roland, mais il semble que celles-ci furent peu nombreuses, à en croire les reproches que lui adresse Marcel à ce sujet.

Entre Carné et Lesaffre, ce fut donc une longue relation de tendresse, d’estime et de loyauté réciproques, à l’image de ce mot, relevé dans une lettre du 3 novembre 1951, résume parfaitement : « J’embrasse du fond du cœur le gentil gosse que tu peux être parfois… et je dis « crotte » à l’autre, qui peut aller se faire voir. »

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« Et ne bois pas tout avec des filles de mauvaise vie !!! » Lettre du 4 juillet 1953. CARLES3356B93


Les citations entre guillemets non renseignées sont toutes tirées des dialogues du film.
Les Archives et photographies sont consultables à l’Espace chercheurs et à l’Iconothèque de la Bibliothèque du film.

Documents disponibles à la Bibliothèque de la Cinémathèque :


Tania Capron est médiathécaire à la Cinémathèque française.