« L'homme que vous aimerez haïr » : Erich von Stroheim (1ère partie)

Delphine Simon-Marsaud - 13 février 2019

Premiers pas à Hollywood, premiers rôles, premiers succès, premières folies : Folies de femmes, Les Rapaces, Queen Kelly… Histoire orale de l’un des derniers grands pionniers du cinéma, celui q'on désigna comme « l'homme que vous aimerez haïr » , raconté par celles et ceux qui l'ont connu, adoré et détesté. (Lire la deuxième partie)

Erich von Stroheim sur le tournage des Rapaces

Lillian Gish (actrice) : Alors que le tournage d’Intolérance avançait, je remarquai un homme d’assez petite taille, au visage impassible et avec un monocle. Il jouait un pharisien dans l’épisode Biblique. Monsieur Griffith nous signala qu’il avait été figurant sur Naissance d’une nation. Son allure faisait peur à toutes les femmes de la production, jusqu’au jour ou Stroheim fondit en larmes lorsqu’un rôle qu’il convoitait fut donné par Griffith à un autre acteur.

René Clair (réalisateur) : L’histoire de Stroheim est symbolique, parce que c’est véritablement l’histoire d’Hollywood. Aux grands pionniers, comme Griffith, Mack Sennett et les autres, a succédé l’époque des producteurs et des banquiers. Or Stroheim a, je crois, été l’un des derniers grands pionniers, l’un des derniers grands auteurs comme on dirait aujourd’hui.

Erich von Stroheim : J’ai eu l’honneur de balayer les plateaux de Griffith. Rapidement je devins figurant, avant de parvenir à de petits rôles qui me valurent le regard de D.W. Travailler pour Griffith, à cette époque, était une grande chance, le plus grand honneur que l’on pouvait faire à quiconque à Hollywood. Cela signifiait le prestige. Il fit de moi son assistant.

Valerie Germonprez von Stroheim (actrice et troisième épouse)  : Dans Naissance d’une nation, je devais conduire une ambulance. Nous tournions la scène quand Erich demanda : « D’où vient l’ambulance ? » « Elle rentre du front ». « Aussi immaculée ? » Il avait des bottes de cavalier qu’il frotta avec ses gants. Il repéra un tas de poussière, y plongea ses gants blancs, macula le flanc de l’ambulance et dit : « Maintenant elle revient vraiment du front. » Je me suis dit : « Cet homme ne tourne pas rond. » Je n’avais rien vu de tel, et il éveilla mon intérêt. Je ne l’avais jamais vu jouer. Il m’emmena dans un petit cinéma où l’un de ses films The Unbeliever, était à l’affiche. Lorsque je vis qu’il incarnait un officier qui tuait une vieille femme, je me dis : « Filons avant qu’ils rallument ! »

Samuel Marx (scénariste) : Dans tous ses films, il incarnait le méchant. Les responsables de la communication chez Universal avait trouvé une phrase « l’homme qu’on aime haïr ». Le slogan faisait mouche, le bon moment pour lui de jouer les arrogants, le Prussien égotiste, intransigeant et obstiné. Il n’était pourtant pas si dur et n’avait rien d’un cœur desséché. Mais le slogan suggérait une image qu’il trouva fort intéressante.

The Man you loved to hate

Leonard Spigelgass (écrivain) : Il savait que dans cette ville, les quelconques ne s’en sortaient pas. Il vous fallait un style, une condition. C’est ce qu’il s’offrit.

Marcel Dalio (acteur) : Stroheim savait qu’il était quelqu’un, parce qu’il s’est fait tout seul. Il savait ce qu’il valait, il avait tant saigné pour devenir quelqu’un. Il était sa propre création. Son propre père, sa propre mère. Au départ il n’avait pas d’amis, pas d’épouse, rien. Stroheim, époux de Stroheim, épris de Stroheim, mais à quel prix ?

Valerie Germonprez von Stroheim : Il me raconta l’histoire qu’il venait d’écrire, The Pinnacle – le premier titre de Blind Husbands –, et me demanda si ça ferait un bon film. Je répondis « oui ». Il fit alors tout pour voir Monsieur Laemmle et lui demander de réaliser le film.

Paul Kohner (impresario et ami de Stroheim) : Carl Laemmle était l’un des pontes de l’industrie du cinéma, doué d’une intuition stupéfiante, fasciné par ce qui était nouveau. En plus, c’était un joueur. Il était toujours prêt à vous écouter, c’est comme ça que Stroheim l’a eu. À l’époque Stroheim n’était qu’un petit acteur et un figurant. Mais il était très ambitieux.

Jean Renoir (réalisateur) : Un jour, il décide d’exposer ses projets à Carl Laemmle. Ne le trouvant pas dans son bureau aux studios, il se mit en route pour son domicile. Laemmle habitait à au moins 10 miles des studios. Stroheim, faute d’argent pour prendre l’autobus, fit le chemin à pied. C’est mon ami Carl Laemmle Junior, alors âgé de 12 ans, qui lui ouvrit la porte. Stroheim mourait de soif. Le jeune Carl lui offrit un Coca Cola. Laemmle apparut à son tour. Stroheim lui expliqua qu’il voulait absolument tourner un film en tant qu’acteur et metteur en scène.

Valerie Germonprez von Stroheim : Après son entretien avec Carl Laemmle, Erich devait exposer son projet devant Joe Stern, le « studio manager » d’Universal. Je l’accompagnai. Restée à l’extérieur du bureau, je pouvais le voir, se profilant en ombres chinoises sur le rideau de la fenêtre, qui racontait et mimait son film. Cette projection improvisée avait déjà la puissance du film achevé et me permettait de suivre exactement la conversation.

Jean Renoir : Impressionné par sa ténacité et sa véhémence, contre tout bon sens, le jeune inconnu fut engagé. Blind Husbands fut la première mise en scène de Stroheim et, heureusement, ce fut un succès, car le film qui devait coûter 25 000 dollars en coûta 100 000.

Erich von Stroheim : Mes films coûtent cher car mes sujets ont beaucoup d’ampleur, et parce que je veux être le plus exhaustif possible.

Jean Renoir : Stroheim, dès ses débuts, se montrait dépensier, tyrannique et génial. Son troisième film, Folies de femmes, fut si ruineux que Laemmle décida d’utiliser cette dépense insensée comme publicité. Un panneau électrique à Times Square, à New York, indiquait aux passants, heure par heure, la progression des dépenses. Mais le film fit de l’argent et la réputation de Stroheim devint fabuleuse.

René Clair : Stroheim était non seulement auteur, mais producteur, magnat omnipotent, qui ne permettait pas à Carl Laemmle, propriétaire et grand patron d’Universal, de pénétrer dans son studio pendant qu’il tournait. On pouvait avoir une telle attitude à Hollywood à cette époque-là, parce que c’était le véritable Hollywood basé sur les grandes personnalités, celles qui ont fait le cinéma. Mais on ne pouvait conserver une telle attitude que si on allait de succès en succès. Au premier échec, c’était la fin.

Erich von Stroheim : Pourtant, je jouais avec des choses interdites. Qui aurait pu penser qu’une Américaine de bonne souche, de haute moralité et « heureuse en ménage » serait capable de jeter plus d’un regard sur un coq porteur de monocle ?

Henri Langlois (fondateur de la Cinémathèque française) : Folies de femmes, jamais film ne fut plus révolutionnaire. Stroheim ouvrait la voie au cinéma contemporain. Jamais film ne fut plus audacieux. Face à la censure, au moment même où la peur commençait à troubler Hollywood, Stroheim osa tourner une satire d’une violence inouïe. Ce fut un immense succès d’argent. Il semblait dès lors que tout allait être possible au metteur en scène.

Samuel Marx : Il était obsédé par le détail. Dans une scène, les personnages mangent du caviar. Aujourd’hui, on mettrait de la confiture dans un pot. Pas von Stroheim. Il lui fallait du vrai caviar. Il n’existait aucun moyen de le contrôler. Le budget, le planning, von Stroheim les ignorait avec superbe. Car il aimait améliorer ses films au fil du tournage.

Erich von Stroheim (Folies de Femmes)

Jean Renoir : Un Français revenant d’Hollywood me raconta qu’il avait interrompu une prise de vues, pour laquelle on avait réuni un millier de figurants, parce qu’un garde du palais, loin à l’arrière-plan, n’avait pas de gants blancs. Les mains de ce garde, à plus de cent mètres de la caméra, étaient sûrement invisibles. Et Stroheim le savait fort bien ! Mais il tenait aux gants blancs du garde. Et il avait raison. Cet infime détail coûta probablement une fortune à Metro, mais il est peut-être le point de départ d’un des rêves que Stroheim réussit à éterniser.

Samuel Marx : En fin de compte, quand le producteur Thalberg voulut réfréner son appétit, von Stroheim balaya ses remarques d’un revers de la main. Il répondit : « Virez-moi comme réalisateur et vous perdez votre vedette. Le film n’existera plus. » Thalberg n’avait aucun poids dans une telle discussion, il devait plier, et je dois dire que Folies de femmes fut très réussi. Il coûta cher et prit du temps, les problèmes furent légion, mais le résultat est bon.

Jean Renoir : Les Chevaux de bois, son quatrième film, lui fut retiré arbitrairement après quelques semaines de tournage : toujours cette histoire de gros sous !

René Clair : Un jour, un jeune comptable d’Universal a pris sur lui d’arriver sur le plateau et de signifier à Monsieur Stroheim, au milieu du film, que c’était terminé, qu’on allait prendre un autre metteur en scène. Je ne sais pas véritablement comment le contrat a été brisé, mais ce qui est plus curieux, c’est que ce comptable ait été promu à un très grand avenir, puisque son nom était Irving Thalberg, qui du fait de ce coup d’état, a instauré le régime des producteurs et des banquiers à Hollywood et a supprimé le régime des grands créateurs.

Gibson Gowland (acteur des Rapaces) : Stroheim était vraiment un grand bonhomme. Il a fait de moi Mc Teague. C’est à lui que je dois ma performance. Je n’ai jamais eu la chance de retrouver un pareil metteur en scène.

Gloria Swanson (actrice) : Avec la réalisation des Rapaces en 1924, il prenait place dans le triumvirat des très grands, surclassant un Griffith sur le déclin et surpassant même Monsieur De Mille par le luxe et l’opulence de sa mise en scène.

Luis Buñuel (réalisateur) : Ce film est parmi les plus insolites, osés, géniaux qu’a créés le cinéma. Personne ne peut y rester indifférent : on en fera un archétype ou au contraire on pensera que son auteur a voulu se moquer des normes et des impératifs du cinéma et aussi de son époque. Mais ce n’est pas par simple goût de la plaisanterie que Stroheim allait y travailler durant des années.

Erich von Stroheim : J’ai sans doute dépensé beaucoup d’argent et pas mal de temps pour tourner ce film dans des décors réels, avec des costumes et des meubles authentiques. Un film de studio ne peut être qu’un film de studio. La vie ne se reconstitue pas, elle se capte. Il n’est de vrais films réalistes que ceux tournés sur les lieux mêmes de l’action.

Paul Ivano (cadreur) : Nous tournions dans la Vallée de la Mort. La température dépassait 50 degrés, à notre arrivée. Stroheim portait un bermuda, des gants et un casque colonial. Il avait aussi un revolver contre les serpents. Nous vivions dans des tentes et la température était de 32 degrés à deux heures du matin. Personne ne dormait, c’était horrible. La peinture sur les voitures formait des cloques. On ne pouvait pas toucher le métal. Et Stroheim semblait aimer ça ! Un membre de l’équipe est mort. Il faisait de l’hypertension, et la chaleur n’arrangea rien.

Erich von Stroheim (Les Rapaces)

Jean Hersholt (acteur des Rapaces) : Dans la scène de lutte, avec Gibson Gowland, on était épuisés. On avait hâte d’en finir. Stroheim nous avait fait ramper pendant des heures sur des cailloux et du sable brûlant. Notre peau était desséchée, couverte de cloques qui éclataient, s’irritaient et s’infectaient à cause du frottement. Nous étions plein de rage mais n’avions plus la force de nous battre encore. Stroheim nous réveilla en hurlant : « Fight ! Fight ! Try to hate each other as you both hate me ! » (Battez-vous ! Battez-vous ! Essayez de vous haïr l’un l’autre autant que vous me haïssez !)

Thomas Quinn Curtiss (scénariste et biographe de Stroheim) : Le vieil Italien, Cesare Gravina, était effrayé par la perspective de sauter un soir prochain dans les eaux de la baie pour la scène de son suicide. Le metteur en scène ne manquait pas chaque jour de le taquiner sadiquement au sujet de ce futur plongeon. Si bien que Gravina dont la panique ne cessait de grandir envisagea de se suicider pour de bon. Quand vint le moment fatidique, il tremblait d’anxiété, mais c’était exactement dans cet état que Stroheim souhaitait l’utiliser.

Paul Ivano : Pour la scène dans laquelle Zasu Pitts, sur son lit, en déshabillé, compte des pièces d’or, nous avons multiplié les prises jusqu’à ce que Stroheim soit enfin satisfait. Il souhaitait voir sur son visage l’expression d’une intense satisfaction au contact de l’or. Et la pauvre n’arrivait pas à comprendre ce qu’il attendait d’elle. Il voulait qu’elle donne l’impression de faire l’amour avec une personne invisible.

Luis Buñuel : Plus de 100 000 mètres tournés, qui donnèrent après montage, 40 000 mètres à projeter. Il fallut un monteur spécialisé pour réduire sa longueur à quelque 3 000 mètres, tel qu’il est maintenant. On dit que Stroheim pleura et trépigna comme un enfant. Durant plusieurs mois, il souffrit de cette amputation comme si ç’avait été l’un de ses membres.

Henri Langlois : Avec Les Rapaces, pour la première fois dans son histoire, Hollywood mutila une œuvre prototype sans considération de sa valeur artistique parce qu’elle n’entrait pas dans les normes de production. Jusqu’alors, on y avait toujours respecté le génie. Stroheim dut abandonner son œuvre aux ciseaux des monteurs. Un tournant dans l’histoire du cinéma. Une époque s’achevait, celle des pionniers.

Erich von Stroheim (Les Rapaces)

Gloria Swanson : J’étais ravie de la perspective passionnante de travailler avec Monsieur Erich von Stroheim. Tout le monde trouvait le scénario de The Swamp – premier titre de La Reine Kelly – fantastique. Ses films avaient toujours un parfum de décadence authentique et raffinée, qu’aucun autre réalisateur ne semblait capable d’imiter. Lui, était courtois et charmant, mais en même temps hautain et gardant ses distances : un homme d’une quarantaine d’années, tiré à quatre épingles, imbu de la culture viennoise et tout auréolé de sa réussite américaine. Je demandai à Joe Kennedy s’il était conscient que l’homme de son choix avait une réputation croissante de prodigue incorrigible, d’égocentrique achevé et de maniaque du perfectionnisme.

Joseph Kennedy (producteur) : J’étais parfaitement conscient de la réputation de Stroheim. Je savais aussi que c’était l’homme qu’il nous fallait. J’engageai deux directeurs de production, Bill Le Baron et Benjamin Glazer, pour veiller à ce qu’il ne mette pas deux ans et ne dépense pas deux millions, cette fois-ci. Ils disaient tous deux que c’est ce que « Von » avait écrit de meilleur.

Gloria Swanson : Un an après nous avoir raconté le synopsis du film, Monsieur von Stroheim, la tête entièrement rasée, me fit visiter les splendides décors. Jamais, me confia t-il avec fierté, il n’avait été aussi sûr de l’exactitude du moindre détail. Je le vis tous les jours pour visionner les rushes. Ces premiers rushes me coupèrent le souffle. Le moindre plan vibrait de lumière vivante et de texture palpable. On croyait sentir l’arôme des fins et longs havanes et du café viennois, et toucher la rosée sur l’herbe. Chaque scène était plus riche, plus éblouissante que la précédente. En cinquante films, je n’avais jamais connu cela. Il était si méticuleux, si lent, que je perdais entièrement le sens du temps, hypnotisée par son implacable perfectionnisme. Tous les jours, mes propres scènes défilaient sous mes yeux comme des tableaux de maître représentant une jeune femme que je ne reconnaissais pas vraiment. Monsieur von Stroheim avait réussi à effacer douze années de ma vie. Je paraissais seize ans.

Gloria Swanson (Queen Kelly)

Erich von Stroheim : Dans Les Rapaces, le leitmotiv est l’or. J’ai fait colorier dans six copies tout ce qui était de couleur dorée depuis les boules du lit de cuivre qui scintillent, jusqu’à la cage à oiseaux que l’on retrouve dans le désert. Le cinéma de demain ne peut être qu’en couleurs et en relief, car la vie est en couleurs et en relief.

Paul Ivano : La scène des nonnes fit scandale. Les filles sortant de leur couvent croisent le prince et sa cavalerie. Elles s’arrêtent pour lui faire une révérence.

Gloria Swanson : Alors que je m’incline, ma culotte glisse sur mes chevilles. Ann Morgan qui jouait le rôle d’une des nonnes fut terriblement choquée par la scène.

Paul Ivano : Le prince se moque d’elle. Elle la ramasse, la roule en boule et l’envoie vers le prince. Il l’attrape, puis la renifle avant de la glisser dans sa sacoche. Stroheim dit : « Elle est parfaite ma petite scène ! » Moi je ne répondis rien. Je n’étais que cadreur.

Gloria Swanson : Monsieur von Stroheim avait expressément demandé à Walter Byron de caresser la culotte avant de la passer devant son visage, puis de la glisser dans son uniforme. Montrer cela au cinéma en 1928 était impensable !

Paul Ivano : Monsieur Kennedy, qui finançait le film, vit la scène et me demanda ce que j’en pensais. Je répondis : « Techniquement, elle est superbe. Mais la question est : “Pourrez-vous la montrer ?” Stroheim me cogna au menton, Gloria me frappa au derrière, mais c’était dit, il était trop tard. Kennedy dit : “J’imagine qu’on s’en sortira.” Il se trompait.

Gloria Swanson : Queen Kelly n’a pas été achevé. Stroheim a mis en effet beaucoup de temps pour réaliser le tiers du film. Nous avions alors environ 200 000 pieds de films, ce qui correspond à quatre ou cinq longs métrages, et nous n’avions tourné q’un tiers du film ! Et nous avions déjà dépensé 600 000 dollars !

Erich von Stroheim : Je devais tourner ce film en 40 semaines et le budget était de 250 000 dollars. Le premier jour, au studio, je suis informé que celui-ci ne s’élève plus qu’à 100 000 dollars. Je demande alors où s’est volatilisée la différence. On me répond qu’elle est consacrée à Miss Swanson et à sa publicité personnelle. Je n’ai pas dit un mot, mais avec les 100 000 dollars, j’ai travaillé à ma façon et suivant le budget initial. C’est ainsi que je n’ai pu réaliser que le tiers du film.

Henri Langlois : On dit que Queen Kelly a été interrompu faute d’argent, mais j’ai connu un homme qui se signait chaque fois qu’il était question de la seconde partie du film : c’était le commanditaire du film. « Blasphémateur, sacrilège », criait-il parce qu’on y voyait des Blancs pourris de vices et un Nègre, prêtre catholique, rempli de vertus.

Paul Ivano : Puis il y a eu la scène du mariage. Alors qu’un prêtre noir célèbre l’union, du jus de chique s’échappe de la bouche du futur époux, Tully Marshall, et s’écoule sur la main de Swanson. Elle s’exclame : « Monsieur Marshall ! » Il se défend : « C’est ce que Monsieur von Stroheim m’a demandé. » Gloria disparaît alors. Vingt minutes plus tard, Monsieur Kennedy appelle Stroheim et lui dit : « Merci, ce sera tout, nous ne voulons plus de vous. »

Queen Kelly

Gloria Swanson : Je me suis sentie écœurée. Je savais que cette scène ne serait pas restée dans le film, alors j’ai quitté le plateau. J’ai dit : « Excusez-moi. » J’ai téléphoné aux banquiers de New York et je leur ai dit de venir tout de suite car la plupart des scènes que nous tournions dans le soi-disant dancing seraient interdites par la censure, que nous avions déjà tourné 200 000 pieds, et que si l’on s’obstinait à travailler ainsi, le film allait coûter plus que ce que je ne pouvais garantir. Hop ! Les banquiers furent là avant même que je le sache. Dès ce moment, je n’ai plus revu Stroheim.

À suivre…


Propos extraits de : Erich von Stroheim par Bob Bergut (Editions Le terrain vague, 1960) ; Erich von Stroheim : du Ghetto au Gotha par Fanny Lignon (L'Harmattan, 1998) ; Erich von Stroheim par Freddy Buache (Seghers, 1972) ; Le cinéma, Mr. Griffith et moi par Lillian Gish (R. Laffont, 1987) ; Vienne et Berlin à Hollywood par Marc Cerisuelo (PUF, 2006) ; Les Éperons de la liberté par Meurisse Paul (R. Laffont, 1979) ; Swanson par elle-même par Gloria Swanson (Stock, 1981) ; Ma vie et mes films par Jean Renoir (Flammarion, 1987) ; Écrits, 1926-1971 par Jean Renoir (Ramsay, 1989) ; Écrits de cinéma (1931-1977) par Henri Langlois (Flammarion, 2014) ; The Man you loved to hate par Richard Koszarski et Patrick Montgomery (documentaire, 1979) ; Archives INA.


Delphine Simon-Marsaud est chargée de production web à la Cinémathèque française.