LA COLLECTIONNEUSE (1967)
Les détracteurs de Rohmer le trouveront encore plus bavard qu’à l’accoutumée, alors que c’est l’un de ses films les plus simples et les plus beaux, un grand « petit film », délicatement pop (élégant jeu de couleurs entamé dès le générique) et irradié de lumière varoise. D’abord photographe de plateau, Nestor Almendros remplace au pied levé le premier choix de Rohmer et s’impose d’emblée, avec ce qui est son premier film, comme un maître de la lumière, grâce à un savant et inédit jeu d’éclairages réfléchis par des miroirs. C’est une même sophistication qui préside aux jeux de l’amour entre les trois héros, Adrien, Daniel et Haydée. Leur marivaudage raffiné, envisagé ici comme une partie d’échecs, avec ses feintes, ses attaques et ses coups bas, n’est pas sans mélancolie. Derrière la voix-off chaude d’Adrien (magnétique Patrick Bauchau) se cache un désenchantement, une incapacité à saisir la vie et l’amour quand ils s’offrent à vous qui finit par bouleverser. D’un libertinage savant, le film fit scandale et fut interdit aux moins de 18 ans à sa sortie, sûrement tout autant pour son intempérance suggestive que pour son premier prologue (le film en compte étonnamment trois), à l’érotisme délicat. Haydée Politoff forever.
LA FEMME DE L’AVIATEUR (1980)
La Femme de l’aviateur emprunte quelques-uns des motifs du Blow up d’Antonioni (une filature, un couple énigmatique dans un parc, une photographie et ses secrets…) sur un mode mineur, prétextes ironiques à de tout aussi savants dispositifs, mais purement rohmériens. L’errance londonienne de Thomas / David Hemmings devient ici une balade rêveuse (les micro-endormissements du héros) dans l’est parisien, où les vallons du parc des Buttes-Chaumont servent à dessein la mise en scène précise de Rohmer – « si j’ai finalement choisi ce parc, c’est à cause de sa dénivellation, pour avoir une mise en scène en hauteur » expliquera le cinéaste à la sortie du film. Dans une longue scène, magnifique, quelque part entre Fenêtre sur cour et Le Déjeuner sur l’herbe, Christian et Lucie, Sherlock Holmes de poche, badinent avec l’amour tandis que se joue en contrebas et en arrière-plan un petit jeu du chat et de la souris auquel nous nous sommes peu à peu pris. Les dialogues, délicieux, n’ont peut-être jamais été aussi musicaux qu’ici – Marie Rivière, dans les bonus de l’édition Potemkine du film, raconte que Rohmer pouvait décider de son casting au téléphone, cette voix-ci, oui, cette voix-là, non, pas assez chantante. Parfaitement dans le ton, Philippe Marlaud – croisé deux ans plus tôt chez Pialat (Passe ton bac d’abord) et tragiquement disparu quelques mois après le tournage – mais surtout Anne-Laure Meury, en Watson fantaisiste, jouent à merveille la partition.
LE RAYON VERT (1986)
Paris, l’été. Qui mieux qu’Éric Rohmer pour capter la lumière du mois d’août rasant les murs de la capitale, ses rues désertes et ses après-midis indolentes en terrasse ? Le Rayon vert est un conte d’été, un film de vacances que Delphine (Marie Rivière) rêve de peupler d’amis ou mieux, d’amants, après que son petit copain l’a laissée en plan. C’est un film léger et solaire sur la solitude et l’hésitation, un regard à la fois mélancolique et enivrant sur la dépression qui guette, et l’étincelle qui survient. Delphine, l’une des plus belles héroïnes rohmeriennes, ne sait pas ce qu’elle veut. Elle sait par contre ce qu’elle ne veut pas, ce qui l’amène à régulièrement quitter ses lieux de villégiature – Cherbourg, La Plagne, Biarritz – sur un coup de tête, qui chaque fois la ramène à Paris. Cette indécision chronique et têtue pourrait lasser ; elle bouleverse, jusqu’à une dernière scène clair-obscure qui d’un simple contre-champ fait venir les larmes aux yeux.
Tourné en 16mm, largement improvisé par son actrice principale (créditée comme co-scénariste), Le Rayon vert mit deux ans à sortir, passa à la télévision (Canal+) trois jours avant sa diffusion en salles, et finit par dépasser le demi-million d’entrées, devenant l’un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma français.
L’AMI DE MON AMIE (1987)
Passionné d’urbanisme, Éric Rohmer choisit la ville nouvelle de Cergy comme décor du sixième et dernier volet de ses Comédies et proverbes. Comme décor, mais aussi comme personnage principal. « Mon idée consistait à donner une image aimable de cette vie nouvelle, alors que d’autres films – Godard, Mocky – avaient surtout souligné le caractère oppressant et concentrationnaire de ce futur urbain » expliquera-t-il dans Libération en 2002. Aimable, Rohmer l’est un temps, autant pour cette ville qui révèle peu à peu sa médiocrité, que pour ses héros, Blanche, Léa, Fabien et Alexandre, qui flirtent et marivaudent sous un œil plus ironique qu’à l’accoutumée : égocentriques, un peu vains, ces quatre trentenaires dynamiques ne sont pas les plus engageants de la grande famille rohmérienne. Ils sont à l’image de leur ville, parfois un peu faux. Rohmer toujours : « assez vite, on découvre ce qui se cache derrière l’apparence. Vous avez le plan, les façades, l’urbanisme, l’architecture, et puis la facture : peintures et revêtements ne sont pas toujours à la hauteur, les matériaux sont artificiels et les arbres pas assez grands ni assez touffus. C’était pareil pour les personnages : Blanche, Léa, Adrienne, dans L’Ami de mon amie, sont des amies qui apprennent à devenir rivales. »
Portées par deux actrices magnifiques – Emmanuelle Chaulet et Sophie Renoir – les deux amies n’en restent pas moins parfaitement attachantes, et surtout n’invitent jamais au moindre cynisme : Rohmer n’est ni juge ni anthropologue. Même vus d’un peu plus haut que d’habitude, leurs jeux de l’amour restent aussi légers que l’air estival, et les chassés-croisés atteignent un point d’équilibre jubilatoire lors du dénouement, aussi réjouissant qu’improbable.
CONTE D’HIVER (1991)
Entamé sur un mode estival (formidable scène introductive), Conte d’hiver est un film qui s’engrisaille peu à peu, à l’image de son héroïne, engluée dans un trio amoureux déprimant, conséquence d’un quiproquo idiot qui l’a vue perdre l’amour de sa vie. Ainsi, si chacun des quatres contes d’Éric Rohmer a une teinte, une coloration, alors l’hivernal est gris. Terne. Les tons mornes des rues désertes de Nevers en novembre, la grisaille des banlieues de l’ouest parisien, Levallois, Courbevoie, la monotonie des salons de coiffure de province… Cette chromie atone, minutieusement travaillée en amont par Éric Rohmer, n’est pourtant jamais plombante : nous sommes bien ici dans un conte, et la magie – au sens le plus shakespearien du terme – va finalement opérer. Malgré ses atermoiements, Félicie, l’une des plus impressionnantes héroïnes rohmériennes, traverse en effet cette mélancolie avec force. Une force de conviction, une certitude, un pari sur l’amour, qui se muent peu à peu en foi et illuminent les scènes finales, proprement déchirantes.