« Voir un Rohmer, c’était décoller pour la France sans même avoir à sauter dans un avion » : la distribution des films d'Éric Rohmer aux États-Unis, par Michael Barker

Michael Barker - 7 janvier 2019

Au début des années 80, Tom Bernard et moi avons commencé à distribuer des films indépendants pour United Artists, studio qui a toujours soutenu la théorie des auteurs – c’est la vision d’un cinéaste qui fait le succès d’un film, ou son échec. Notre premier choix s’est porté sur Le Dernier métro de François Truffaut, dont les droits nous ont été vendus par Alain Vannier, un agent dont nous sommes depuis restés très proches. Le succès du film aidant, Alain nous a présenté Margaret Menegoz et Barbet Schroeder, les producteurs d’Éric Rohmer. C'est ainsi qu'a commencé l'aventure...

Affiches de Pauline à la plage et de L'ami de mon amie pour les Etats-Unis

Tom et moi étions déjà fous de Rohmer depuis longtemps. Étudiant au Texas, je faisais régulièrement les 40 km qui me séparaient du seul cinéma qui proposait ses films, aux héroïnes si exotiques. J’y ai découvert Le Genou de Claire et L’Amour l’après-midi, et c’est là que j’ai compris qu’il fallait que je quitte le Texas pour découvrir le reste du travail de Rohmer, ce continent inconnu, sexy, brillant et lettré. J’ai vite déménagé à New York. Tom, lui, avait étudié Rohmer à l’Université du Maryland, et une fois à New York, où il travaillait pour New Line Cinema, il distribua La Marquise d’O..., qui fut un immense succès.

Au début des années 80, tous deux travaillions d’arrache-pied pour pouvoir distribuer les meilleurs films « art et essai » du moment, dans un secteur alors très compétitif : tous les studios se piquaient de dénicher la crème du cinéma indépendant. Tom et moi souhaitions ne proposer que du haut de gamme. Nous avions appris de nos patrons – Arthur Krim et Eric Pleskow, fondateurs de United Artists puis quelques années plus tard d’Orion Pictures – que la clé du succès était d’entretenir de fréquentes relations avec les principaux réalisateurs. Éric Rohmer, avec ses films si engageants, nous semblait le candidat idéal. Nous voulions faire des choix forts, sortir les films intelligemment, qu’ils trouvent leur place et rapportent un peu d’argent, à nous comme à leurs réalisateurs.

Les critiques de cinéma avaient un vrai pouvoir à cette époque, qui pouvaient souvent décider du succès d’un film étranger. Si Vincent Canby du New York Times ou Andrew Sarris du Village Voice aimaient votre film, c’était le succès garanti. Une bonne critique de leur part, et le bouche à oreille était lancé à travers tout le pays. Tous deux ont adoré Rohmer. Tous ses films, sans exception. C’était aussi vrai de Dan Talbot, dont nous savions qu’il prendrait chacun de nos Rohmer dans ses salles – et c’était le cas d’un certain nombre d’autres exploitants dans les grandes villes américaines.

Nous savions aussi que les coûts de distribution d’un Rohmer seraient plus modestes que ceux de la plupart des autres films étrangers. Rohmer était notoirement économe. Nestor Almendros nous avoua un jour qu’il ne voulait plus travailler avec lui tant sa pingrerie le rendait fou. Nestor voulait un papier peint plus authentique dans un décor ? Rohmer refusait. Si une scène nécessitait l’achat d’un gros gâteau d’anniversaire pour 12 invités, Rohmer commandait un petit gâteau de quatre parts aux frais de la production. Rohmer disait à Nestor que le public ne verrait pas la différence. Il avait évidemment raison.

Le public américain se formalisait d’autant moins qu’il avait énormément de sous-titres à lire. Un exploitant à Dallas me dit un jour qu’il ne proposerait jamais de Rohmer dans ses salles : « Rohmer, ce n’est pas regarder un film, c’est lire un livre. Et moi, si je veux lire un livre, je reste à la maison ». Les sous-titres étaient alors le principal frein au succès d’un film étranger, et c’est pourquoi les triomphes de Ma Nuit chez Maud, du Genou de Claire, de L’Amour l’après-midi ou de Pauline à la plage ont tant surpris. Il faut bien comprendre que le public de Rohmer voulait goûter au vrai film français, hors de question pour lui de voir le film dans une version doublée.

Rohmer est devenu une sorte de marque, avec ses adeptes fidèles (une confrérie qui continue à grandir de nos jours). À cette époque, il nous suffisait de 30 à 50.000 dollars seulement pour lancer un de ses films à New York. Et c’était le triomphe. Pour le reste du pays, nous utilisions d’autres arguments : bandes annonces, publicités, bouche à oreille (souvent au sein de l’intelligentsia locale)… Pauline à la plage a été distribué six mois durant à travers tout le pays. Et à chaque nouveau film, nous essayions de faire mieux, et de faire découvrir Rohmer à encore plus de monde.

Tom et moi savions que si vous vouliez briller en société, et voir un film intelligent et excitant, Rohmer était le bon choix. Cela s’est révélé vrai pour chacun de ses films. Leur exploitation misait sur le long terme en salles, mais aussi en vidéo-club. Que Criterion propose aujourd’hui Rohmer dans son catalogue nous comble d’aise, et nous conforte dans l’idée que le jeu en valait la chandelle. Je crois que Rohmer avait compris notre démarche, et notre mode de distribution. Nous créions nous-même affiches et bandes annonces, sans que jamais Rohmer ou Margaret Menegoz ne remettent nos choix en question. Il nous disait : « je fais mon travail, vous faites le vôtre. Je suis plutôt bon, vous l’êtes aussi. Nous comprenons tous ce que vous faites, ce n’est pas de la chirurgie cervicale ». Tout cela était dit d’une manière aussi civilisée et sobre que dans ses films.

Au fil des années, nous avons acheté et distribué sept de ses films

  • Le Beau mariage (pour United Artists Classics)
  • Pauline à la plage (notre premier titre chez Orion Classics en 1983, un incroyable succès)
  • Les Nuits de la pleine lune (Orion Classics)
  • Le Rayon Vert (Orion Classics), pour lequel j’avais décidé de changer le titre en Summer, au grand dam des cinéphiles. Un choix pourtant validé par Rohmer, qui estima d’ailleurs que ce titre avait sûrement attiré plus de monde dans les salles qu’initialement prévu.
  • L’Ami de mon amie (Orion Classics)
  • Conte de printemps (Orion Classics)
  • L’Anglaise et le Duc (Sony Pictures Classics). Réaliser un film en numérique à 80 ans passés. Voilà qui nous a tous éblouis… C’est le premier film en numérique jamais sorti par Sony Pictures Classics. À sa manière, Rohmer était le plus jeune d’entre nous.

Après notre première expérience concluante sur Le Beau mariage, nous avons noué des relations fortes avec la formidable Margaret Menegoz (qui depuis nous a confié bien d’autres trésors : Europa Europa, Caché, Le Ruban blanc ou Amour) ainsi qu’avec Alain Vannier (qui nous a présenté François Truffaut, Claude Berri et Wong Kar-wai). Pauline à la plage est le film qui a lancé notre studio, Orion Classics, en 1983. Pour les trois films suivants de Rohmer, nous avons accepté d’acheter les droits américains à un prix fixé avant même que le film n’ait de scénario ! Nous ne savions rien du projet – l’histoire, le casting, encore moins son titre.

Il semble évident aujourd’hui qu’Éric Rohmer a révolutionné, calmement, le monde du cinéma. Nous avons été ses premiers distributeurs aux États-Unis. Nous faisions en sorte que ses films soient distribués partout : la plupart d’entre eux sont sortis dans plus d’une centaine de salles. Rohmer minimisait tout cela. Margaret Menegoz m’a appelé une fois en riant : « Éric aimerait comprendre pourquoi vous vous jetez ainsi sur ses films. Ça n’a pas de sens ».

Voilà pourquoi nous nous jetions sur ses films : au milieu de ces décors tellement français évoluaient des personnages féminins modernes, énigmatiques, intelligents, malins, séducteurs… C’est ainsi que nous avons vendu Rohmer aux États-Unis, sur nos affiches, dans nos bandes annonces. De telles héroïnes, nous n’en voyions quasiment jamais dans les films américains. Nous disions au public américain que voir un Rohmer, c’était décoller pour la France sans même avoir à sauter dans un avion. C’était follement emballant pour le public universitaire, qui adulait Rohmer. Et s’ils avaient un doute sur le charme si mystérieux de ses films, ils se tournaient vers les critiques, Canby, Sarris, Molly Haskell, Joe Morgenstern et Janet Maslin qui expliquaient si bien en quoi les films étaient si bons.

Romer détestait la publicité. Il pensait vraiment que si un film était lancé dans un cinéma, sans publicité, sans la moindre annonce, les gens viendraient quand même le voir. Avez-vous déjà lu quelque chose d’aussi dingue ? Une ou deux fois, nous avons réussi à le convaincre de répondre aux questions du New York Times. Nous avons même réussi à le faire poser pour Robin Holland – pour un Rohmer que nous ne distribuions pas ! – et c’est depuis l’un des photos de lui les plus célèbres, que l’on voit un peu partout, et que j’ai sur le mur de mon bureau depuis 1982.

Éric Rohmer était un artiste majeur, dont on apprenait constamment, toujours érudit, intelligent, malin et séduisant. Il était à nul autre pareil. Ses films, son amitié ainsi que celle de ses collègues sont des cadeaux que nous chérissons, Tom et moi.

Michael Barker
Co-President
Sony Pictures Classics

Propos recueillis le 23 décembre 2018


Michael Barker est vice-président de Sony Pictures Classics. Il distribue depuis trente ans films indépendants, classiques du cinéma et films étrangers aux États-Unis.