Revue de presse de « Sur les quais » (Elia Kazan, 1953)

Véronique Doduik - 7 janvier 2019

Sur les quais sort à Paris le 14 janvier 1955, auréolé de la prestigieuse récompense (le Lion d’argent) de la Mostra de Venise. Sorti en juillet 1954 à New York, il a suscité l’enthousiasme général de la critique et recevra 8 Oscars l’année suivante.
D’abord metteur en scène de théâtre, fondateur avec Cheryl Crawford et Robert Lewis de l’Actors Studio à New York, Elia Kazan s’est tourné vers le cinéma dans les années 1940. En 1954, il est un réalisateur reconnu, auteur de grands succès comme Un tramway nommé Désir (1950) ou Viva Zapata ! (1951).

Sur les quais (1953)

Le scénario de Sur les quais, comme le précise le générique, « est inspiré de faits réels », révélés au grand public par le journaliste Malcolm Johnson dans une série d’articles, Crime on the Waterfront, parus dans The New York Sun en 1949. Le journaliste dénonçait l’existence d’un syndicat tombé aux mains d’un gang mafieux opprimant les dockers du port de New York. Autre source authentique du film : le témoignage du prêtre John M. Corridan, dévoué à la cause des dockers, que les auteurs du film ont rencontré pour écrire le scénario, et qui a inspiré largement le personnage du père Barry.
Le film sort aux États-Unis dans un contexte très particulier : la guerre froide avec l’Union soviétique domine la scène politique et alimente un fort sentiment anticommuniste. La Commission sur les activités antiaméricaines, présidée par le sénateur Joseph McCarthy, traque d’éventuels agents, militants ou sympathisants communistes aux États-Unis. La Liste noire de Hollywood recense des artistes soupçonnés de sympathie avec le Parti communiste américain. Au cours des années 1950, privés d’emploi, certains doivent s’exiler (comme Charlie Chaplin) ou travailler clandestinement. Ceux qui acceptent de se rétracter et de donner le nom de leurs amis communistes sont autorisés à continuer de travailler. Elia Kazan, membre du Parti communiste américain de 1934 à 1936, a été de ceux-là.

Un scénario banal ?

En France, un certain nombre de journalistes ne partagent pas l’enthousiasme de la critique américaine. « Sur les quais est loin d’être le chef d’œuvre qu’on nous avait promis », déclare Jean Aurel dans Arts, en insistant sur le peu d’originalité du scénario. Il poursuit : « S’il y a un sujet que Hollywood a traité mille et une fois, c’est bien la conversion d’un méchant. Comme dans tous les films de ce genre, c’est une femme (l’angélique Eva Marie Saint la bien nommée), qui est la cause de la conversion, soutenue par un pasteur de choc. L’impardonnable défaut du film est de ressembler à tous les films de gangsters qu’Hollywood fabrique depuis trente ans, selon la même recette efficace et inusable ». Tout en partageant ce point de vue, George Charensol dans Les Nouvelles littéraires n’est pas aussi sévère : « il s’agit d’un véritable film de gangsters, dans lequel on retrouve les ingrédients du film policier américain depuis 40 ans : suspense, poursuites, violences. Un film à la tension extrême, dont l’intensité dramatique ne se relâche pas une seconde ». Avis nuancé par Radio Cinéma Télévision : « Si nous y retrouvons la même atmosphère d’un réalisme composé, la même violence que dans les films américains, l’action n’obéit pas aux lois du suspense dramatique, elle se déroule au rythme assez lent de la pensée naissante de Terry ».

L’éveil d’une conscience

L’Express révèle l’enjeu principal du scénario : l’itinéraire intérieur d’un homme, Terry Malloy (Marlon Brando), docker veule et égoïste et boxeur déchu qui se rebelle contre le syndicat mafieux. Décidant des embauches, rançonnant les dockers, éliminant les récalcitrants, le gang, dirigé par Johnny Friendly (Lee J. Cobb) et Charley Malloy (Rod Steiger), qui n’est autre que le frère de Terry), interdit aussi aux hommes de témoigner devant une commission d’enquête policière. Comme le note Radio Cinéma Télévision, « ce qui distingue cette histoire de celle de tant de films de gangsters, c’est qu’elle est en réalité l’analyse d’une conscience qui s’éveille et que les aventures extérieures et policières sont ici les étapes d’une aventure intérieure ». Le Monde renchérit : « Heureusement, on oublie vite le scénario, l’art de Kazan étant justement de nous le faire oublier. Ce qui compte ici, c’est l’atmosphère : une atmosphère de violence et d’animalité ». Sur les quais est donc l’histoire d’un passage à l’âge adulte, du parcours vers la lucidité de Terry Malloy, de sa découverte d’un univers jusqu’alors ignoré, celui de la justice, de la dignité et du respect. En se positionnant du côté de la vérité, en refusant la loi du silence, en bravant son père de substitution au prix de son propre sang, Terry deviendra un modèle pour les dockers. Cette évolution est déclenchée par l’amour que Terry éprouve pour Edie Doyle, la sœur d’une victime éliminée par le gang, meurtre dont il est le complice involontaire. « Terry découvre l’amour avec une sorte de rage pour se laisser peu à peu emporter, submerger par lui », écrit L’Aurore, tandis que France soir observe : « Cet amour est la lumière du film ». Le pasteur, le père Barry (Karl Malden) est le deuxième « acteur » de cette « conversion ». « Sorte de Don Camillo qui a le goût de l’apostolat en action », pour Les Nouvelles Littéraires, il est pour Les Cahiers du cinéma « le curé en trop. Le rôle du prêtre, moteur de tout le film, donne à l’ensemble de l’histoire un pénible ton de patronage ». Libération acquiesce : « ce curé combattant, l’Amérique nous le dépêche chaque année sous une forme différente, chantante ou parlante. Elle nous le dépêche comme on dépêcherait un bulletin de santé. Il fait un rempart de son corps entre le pauvre bougre de travailleur et l’anarchie. L’exploité et l’Enfer. Il est le défenseur suprême d’un ordre social chancelant ».

Un réalisme lyrique

« Tragédie contemporaine dans le style néo-réaliste » pour La Croix, « œuvre empreinte d’un style poético-lyrique » pour Les Cahiers du cinéma, Sur les quais semble toutefois échapper à toute appartenance à un courant stylistique précis. Radio Cinéma Télévision écrit : « les décors essentiels (les toits, les ruelles, l’appartement étroit des Doyle) sont les éléments d’une atmosphère dont le réalisme s’apparente beaucoup plus à celui de Carné qu’à celui de De Sica ou de Rossellini ». Les critiques saluent unanimement Leonard Bernstein pour « son extraordinaire partition musicale » (Libération). La Croix admire l’audace du compositeur qui a parfois choisi « de substituer aux bruits réels du port une musique obsédante, plus réelle que la vraie, propice à envoûter le spectateur ».
Le film est tourné en extérieurs, dans un univers de quais, de jetées, d’hôtels meublés et de bars. Les critiques soulignent la valeur symbolique des décors, théâtre des passions humaines. Paris-presse parle de « la poésie âpre et sauvage qui se glisse dans ce décor désolé et poignant de quais déserts, de ruelles lépreuses et d’eau moisie ». Les quais apparaissent comme une zone de non droit. À l’opposé, les toits sont un lieu d’évasion et de rêverie. Les dockers y élèvent des pigeons parmi les antennes de télévision, et entre terre et ciel, ils constituent un espace en suspension et les scènes qui s’y déroulent développent une histoire individuelle dans l’histoire du groupe. Le chef-opérateur Boris Kaufman, qui fut au temps du muet, un des opérateurs de Dziga Vertov lors de son expérience du Ciné-Œil, « est parvenu à rendre de façon poignante le climat étrange et l’atmosphère désolée de cette partie du port de New York », observe Positif. « Il aime les contre-jours, les nuances, les images qu’il faut découvrir détail par détail au sortir de l’ombre. Il est bien l’homme de la fatalité et de l’inquiétude, celui qui fait sourdre la tragédie d’un décor qui sans lui ne serait que familièrement sordide » (Combat). Pour France soir, « Il y a longtemps que le cinéma américain ne nous avait donné un film de cette densité, de ce dépouillement. Un noir et blanc qui a toutes les dimensions et toutes les couleurs ». Positif évoque « ces belles nuits où une obscure clarté irradie les corps et l’admirable grisaille des docks sur laquelle les noirs claquent comme des taches d’encre ». Le Franc-tireur regrette toutefois « l’excès de recherche dans la forme qui rend l’atmosphère du film un peu artificielle ».

La douce héroïne et le prêtre combattant

Si Brando se taille la part du lion dans les éloges, la critique salue aussi le talent des deux autres acteurs principaux. Combat rend hommage à Eva Marie Saint (Edie Doyle), à « son ton et son ardeur, qui par sa grâce et son mystère rappelle Madeleine Ozeray » (France soir), mais qui évoque aussi la Julie de Liliom (Fritz Lang, 1933), à laquelle l’actrice est plusieurs fois comparée par la critique, tandis que pour Paris-presse, « son visage pathétique rappelle celui de Lillian Gish ». Radio Cinéma Télévision est sensible à la personnalité du prêtre, originale dans le cinéma américain, « qui n’est pas un jeune premier sympathique et beau comme Gregory Peck dans Les Clés du royaume (John M. Stahl, 1944). Ici, il ne vient pas prêcher aux dockers la résignation et l’attente de jours meilleurs ».

Une Passion christique

« Au bout de son cheminement intérieur, quand Terry prend conscience qu’il lui revient de libérer les dockers du syndicat mafieux, il choisit d’en dénoncer les agissements et les responsables à la Commission d’enquête policière. Il doit se résoudre à devenir ce qu’il méprise le plus : un mouchard » (France Observateur). Mais, comme le précise L’Express, « la transfiguration se fait dans la douleur et l’angoisse, dans les tortures physiques et morales : c’est une Passion. Elia Kazan pousse si loin le rapprochement avec la Passion du Christ que le film se termine par une véritable « montée au calvaire » scandée par le prêtre, quand Terry a enfin trouvé le courage de témoigner contre les assassins ». Georges Sadoul ironise dans Les Lettres françaises : « une fois de plus, Marlon Brando met ses dons à créer un type de prolétaire brutal, abruti, pareil à une bête », concluant : « une lumière de bonté l’illumine seulement quand il est devenu mouchard ».

Marlon Brando, « cet étrange animal »

La presse est unanime : Marlon Brando donne dans Sur les quais toute la mesure de son talent. « Que resterait-il de cette construction si l’on en retirait sa clef de voûte, Marlon Brando ? » s’interroge Combat. Pour La Croix, « son étonnant visage (front bas, regard sournois), ses silences, ses airs butés, ses gestes rares et inquiétants sculptent peu à peu le héros qu’il incarne ». « Capable de passer du salaud au martyr angélique » (La Croix), « plus saisissant que jamais de violence et d’humanité » (Libération), l’acteur « poursuit son expérience de comédien sur cette ligne étrange qui est la sienne. Il sourd de lui une impression de puissance endormie, d’explosif inemployé, de « suspense » physique qui est plus importante que ce qu’il fait » constate Combat, poursuivant : « Brando était le corps idéal pour incarner le lâche incompréhensible, le veule sincère, le menteur sentimental. Il y a entre ses yeux volontiers mi-clos, bouffis ou guetteurs comme ceux d’un chat, on ne sait quoi, quelque chose du fluide de l’hypnotiseur ». Brando a été formé à l’Actors Studio (co-fondé par Kazan), dont la méthode privilégie une identification physique, affective et psychologique totale de l’acteur avec son personnage. Et, en effet, comme le souligne Radio Cinéma Télévision, « beaucoup plus que d’une interprétation, il s’agit ici d’une véritable incarnation ». « On n’arrive pas à déceler où, dans son jeu, commence le métier et où ce métier cède la place à l’instinct, dans quelle mesure ce qui semble être prodigieusement naturel découle de l’étude et de la préparation » (Le Figaro). « Grâce à Brando, le personnage conventionnel de Terry Malloy prend une force et une vérité considérables », conclut Jean Aurel dans Arts.

« Un film à la gloire de la délation »

Sur les quais déclenche en France une polémique passionnée : le film serait la réponse, voire la justification, qu’Elia Kazan adresse à ceux qui l’accusent d’avoir dénoncé à la Commission sur les Activités antiaméricaines une douzaine de ses anciens amis. La presse communiste place d’emblée le débat sur le plan politique : le cinéaste a agi ainsi « pour couper court à certains bruits qui circulaient sur lui (il a été membre du Parti communiste), et pour « soulager sa conscience », juge L’Humanité. Elia Kazan s’identifierait volontairement au personnage de Terry Malloy, qui lui aussi trahit son groupe en témoignant devant la « Crime Commission » contre le syndicat perverti par le gangstérisme. Georges Sadoul, critique engagé proche du PCF, est l’un des plus virulents. Il écrit dans L’Humanité : « Qu’est dans le film ce syndicat de travailleurs ? Une organisation criminelle. Heureusement, le FBI veille. Cette Gestapo d’outre-Atlantique semble avoir pour plus fidèle auxiliaire un « Détective du Bon Dieu », c’est à dire un policier qu’Elia Kazan, pour le rendre plus sympathique, a revêtu d’une soutane et même installé dans une église. Ce policier politique va rôder sur les quais. Il n’y a pas moyen de prendre la parole pour les dockers aux réunions syndicales ? Qu’à cela ne tienne ! leur dit-il, « venez dans mon église, vous pourrez parler autant que vous voudrez ! » Les dockers qui viennent ne parlent pas, mais écoutent un sermon. L’ancien boxeur est alors frappé par la grâce. Il finit par dénoncer au FBI tout le bureau de son syndicat. Tel est le sujet du film. Sur les quais est une véritable insulte à la classe ouvrière américaine ». Dans Les Lettres françaises, le même Georges Sadoul accuse ouvertement Kazan d’avoir livré ses anciens amis communistes au sénateur McCarthy. « Le « flic » Kazan fut bien remboursé de sa démarche : il est aujourd’hui l’un des metteurs en scène les mieux payés et les plus choyés d’Hollywood », et conclut : « que tous les travailleurs sachent ce qu’est Sur les quais : un odieux film de propagande antisyndicale, une entreprise de mouchardage et une vraie leçon de maccarthysme ».

Un film remarquable aux intentions obscures

Si Sur les quais, réalisé pendant « la chasse aux sorcières » à Hollywood, est un film qui a suscité beaucoup de malentendus, si l’on peut toujours débattre de la culpabilité qu’aurait tenté d’évacuer le cinéaste en abordant ce thème de la délation, il reste pour beaucoup de critiques un film marquant d’un point de vue artistique, comme Télérama, qui note que Sur les quais « marqua pour Elia Kazan, la première vraie rupture avec l’univers hollywoodien ». Le cinéaste poursuivit sa carrière en explorant sa psyché torturée, « portant le souvenir de sa « faute »comme un stimulant. La vigueur de la seconde moitié de sa filmographie et la complexité morale de ses héros doivent beaucoup à cet acte de dénonciation a priori condamnable » conclut Libération.


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.