Panique dans la rue (1950) : le Noir plaisir
La partie de poker tourne mal. L’un des joueurs, Kochak, malade et fébrile, se retire malgré les menaces, mais ses comparses le poursuivent et le tuent. On repêche son corps dans les eaux du port de La Nouvelle-Orléans. Stupeur et tremblements : il a la peste.
Pas besoin d’aller chercher bien loin l’analogie entre ce fléau et le communisme, mal rampant pour l’Amérique des années 50 en pleine chasse aux sorcières. Mais délaissons la métaphore, peut-être trop facile, et dégustons Panique dans la rue comme un film noir classique, brillant et délicieux.
Arpentons avec Kazan La Nouvelle-Orléans, ses rues moites, ses recoins sombres, son port, ses quais, ses bars louches et miséreux… Le cinéaste a tourné en décors naturels, et fait de la ville un personnage à part entière, l’habillant avec adresse de clairs-obscurs élégants.
Savourons le travail d’une équipe de techniciens qui chaque jour élaboraient ensemble les plans et dialogues, dans une liberté de création inédite.
Découvrons Jack Palance dans son premier rôle, la silhouette haute et le visage taillé à la serpe, déjà parfaitement inquiétant.
Rassurons-nous avec le toujours génial Richard Widmark, fonctionnaire dévoué, lancé dans une course contre la montre pour éviter une épidémie catastrophique. Au traditionnel duo good cop/bad cop se substitue celui du tandem good mood/bad mood, médecin optimiste contre flic cynique. Et ça fonctionne.
Suivons la caméra, agile, à l’image de ce plan séquence qui au début du film accompagne le cadavre de la rue à la table d’autopsie.
Et puisqu’on est dans La Mecque du jazz, laissons-nous porter par la partition d'Alfred Newman…
Uh homme dans la foule (1957) : Icare et Némésis
C’est l’histoire d’une ascension fulgurante. Et d’une chute.
Du jour au lendemain, Lonesome Rhodes, vagabond chantant, le verbe haut et la gouaille facile, devient l’homme le plus populaire du pays. C’est pourtant un ivrogne rustre et velléitaire que Marcia Jeffries vient dénicher dans une prison de l’Arkansas pour une simple émission radiophonique. Mais deux accords de guitare, un rire tonitruant et une franchise insolente vont faire de lui le nouveau héros du peuple.
Kazan filme cette brute épaisse et gesticulante en gros plans, uppercuts visuels qui viennent nous frapper séquences après séquences. Sa caméra bouge sans cesse, son montage est nerveux, et ses acteurs, impeccablement dirigés. Andy Griffith, pour son premier rôle au cinéma, est un animal magnifique, sa voix de stentor répond parfaitement à celle, envoûtante, de Patricia Neal.
Comme Welles avant lui, Kazan brosse avec mordant le portrait d’une Amérique accro aux idoles de pacotille. Mais là où Citizen Kane visait la presse écrite, lui s’attaque aux médias de masse. Radio, publicité, télévision. Pouvoir des mots, des discours, de l’image. L’hystérie est collective, Lonesome est atteint de mégalomanie aigüe : « Je ne suis pas qu’un amuseur ! J’influence, je brasse l’opinion ! Je suis une force ! ». Mais le colosse, usé et exploité, a des pieds d’argile. On est fasciné, on le regarde avec avidité goûter à l’ivresse du pouvoir, en attendant l’effondrement qu’on sait inévitable. Lonesome Rhodes est un Icare grisé, éphémère et captivant, jusqu’à ce plan génial et métaphorique d’un ascenseur qui descend les étages un à un.
C’est l’histoire d’une solitude, aussi. Pas seulement celle de Lonesome, plutôt celle de Marcia, elle aussi ensorcelée. Comme le docteur Frankenstein, elle a façonné sa créature. « Je l’ai trouvé. Il est à moi pour le meilleur, et pour le pire je l’améliorerai ». Elle est pour lui un mentor, un refuge, un ange gardien. Femme de l’ombre, de la pénombre même – témoin cette scène magnifique où, visage dissimulé pour masquer son trouble et imprimer son déchirement, elle prend une dernière fois sa défense – elle est seule, ultime rempart à qui Lonesome se montre à visage découvert. Mais c’est elle qui a le pouvoir, elle sur qui tout repose. Créer, protéger, détruire, elle sera sa Némésis.
Le Fleuve sauvage (1960) : la métaphore ardente
Dans l’Amérique du New Deal, Chuck Glover est envoyé par une grande entreprise pour finaliser les expropriations avant la construction d’un barrage sur le Tennessee. Les luttes sociales, les conflits de générations face au capitalisme naissant, le Sud de l’attachement à la terre. Le racisme, frontal, ou celui plus sournois, paternaliste, de la vieille Ella Garth – formidable Jo Van Fleet – qui régente tout et tous. Et surtout le couple et la passion. Tous les thèmes chers à Kazan s’entrecroisent dans Le Fleuve sauvage.
Chuck, c’est Montgomery Clift. Digne, tenace, il va poser son regard tendre et patient sur Carol/Lee Remick, à la douceur presque douloureuse, et qui n’attend que lui pour larguer les amarres d’un passé trop lourd. Entre eux, le fleuve, le poids des traditions. Et entre les deux rives du Tennessee, le fragile bac qui relie les êtres, dernier intermédiaire entre Chuck et la vieille Ella, entre tradition et modernité.
Kazan nimbe son scénario de douceur, l’enveloppe dans la brume, dans la lumière dorée du couchant, il filme avec affection ces deux êtres emportés par leur amour. Il y a de l’eau, beaucoup d’eau, dans ce Fleuve sauvage : le Tennessee, les pluies torrentielles sont autant de métaphores sur la force des sentiments. Chacun est un fleuve tour à tour indomptable ou soumis, résigné. L’entêtement de la grand-mère, la fougue de la jeunesse, l’amour qui submerge… La nature sauvage, c’est la nature humaine. Kazan nous offre une ode à la sensualité, à la passion, et finalement à la vie tout court : « l’érosion de la terre est moins nocive que de perdre le goût à la vie », déclare Chuck. Le lyrisme de Kazan est décidément saisissant.
Les Visiteurs (1972) : l'exutoire
Soudain, la lumière d’une suite de Bach pour éclairer une violence sourde, musique qui vient nous réveiller de la torpeur imprimée par un rythme délibérément ralenti. On est presque au mitan du film, et tout va basculer. Les Visiteurs est l’un des premiers longs métrages sur l’après-Vietnam, mais le cœur du sujet est ailleurs. Bill a quitté l’armée et vit désormais auprès de Martha et de leur fils. Il a tourné le dos à ses traumatismes, et laissé loin derrière lui ses anciens camarades, qu’il a pourtant dénoncés pour actes de barbarie. Mais Mike et Tony n’ont rien oublié, la cour martiale, la prison, et ils sont là, un matin, à sa porte.
À partir de cet instant, Kazan filme le huis-clos d’une vengeance froide, enrobe son histoire dans des paysages enneigés, place ses acteurs dans l’ombre, cisaille leurs corps dans des plans secs. Les Visiteurs est un film d’atmosphère tout en tension, un film où sourires et rires sont menaçants. On pense aux Chiens de paille de Peckinpah, à Outrages de Brian de Palma, qui expliquera plus tard s’être inspiré des mêmes sources. Kazan parle de la lâcheté à travers la soumission de Bill. Il déroule une réflexion brillante et provocante sur la complexité d’un acte et de ses motivations. Il filme les brisures entre les générations, entre les vétérans et les autres, il filme l’Amérique morcelée, la respectueuse et l’insoumise. Ses deux soldats sont les deux faces d’une même pièce, l’un est onctueux, s’extasie sur l’extérieur du domaine, et pardonne ; l’autre est rude, ambigu, ronge son frein et investit le foyer. Ils ont le visage de la jeunesse, les traits innocents et pourtant la sauvagerie au bout des mains.
Avec Les Visiteurs, Kazan fait acte de rébellion, il tourne le dos aux syndicats, aux studios, adapte un scénario de son fils, et tourne en 16mm dans sa propre maison. Comme une provocation, il nous laisse entrevoir dans l’atelier du beau-père un seul mot, renegade, message à prendre ou à laisser, qui tente de boucler sa propre histoire. Dans l’un des derniers plans, le sergent Mike adresse à la caméra un regard insolent. « Et vous, quel est votre avis ? », semble nous questionner Kazan. Lui ne livre ni excuse, ni jugement, juste un constat simple et partant glaçant, qui nous renvoie à notre double condition de spectateur et de juge.
Le Dernier Nabab (1976) : la révérence
Un dernier plan, qui clôt à la fois un film, une carrière, une vie. Un adieu au cinéma. Robert de Niro s’éloigne dans la pénombre, emportant avec lui Elia Kazan…
En 1976, le cinéaste sort de deux échecs consécutifs (L’Arrangement, Les Visiteurs) et accepte un film de commande. Sur le papier, Le Dernier Nabab a tout pour lui, le scénario de Pinter d’après Scott Fitzgerald, inspiré de la vie du producteur Irving Thalberg. Une distribution étincelante, pointures hollywoodiennes et internationales, anciennes stars des studios. Et Robert De Niro au sommet de sa gloire. Alors pourquoi ce désamour chez les aficionados de Kazan ? Oui, Le Dernier Nabab n’est pas torrentiel, fiévreux, sensuel comme à l’accoutumée. Il peut sembler malhabile, parfois inhabité, désincarné. Et pourtant…
C’est un kaléidoscope crépusculaire qui contient tout Kazan.
Un film dont les comédiens sont des mythes, qui montre l’envers du carton pâte, les désillusions de l’usine à rêve que peut être Hollywood, la fin d’un monde.
Une peinture sans concession du cinéma, à travers les errances d’un producteur omnipotent, pater familias charismatique, visionnaire et implacable.
Un film qui parle des auteurs, des scénaristes, et de théâtre, avec cette maison fantôme inachevée et ses décors fastueux.
Des dialogues qui évoquent le communisme, les émigrés grecs, l’ascension sociale, l’Amérique prodigue et cruelle.
Un film qui oscille constamment entre fiction et réalité, joue de la métaphore, comme ce tremblement de terre qui ébranle les studios, et met le doigt sur les lézardes de De Niro/Monroe Stahr.
C’est surtout le récit d’une fêlure, d’un homme noyé dans ses fantasmes et son passé, et dont la faille intérieure est une femme. Rien ne lui résiste, sauf elle. Et même lorsqu’elle cède, elle se dérobe encore. Monroe Stahr poursuit une chimère. C’est une quête forcément vaine – puisqu’on est, ne l’oublions pas, chez Fitzgerald –, un drame mélancolique et amer.
Grandeur et décadence, élégance et grâce, gravité et délicatesse, force et fragilité, pudeur et retenue. Et ce dernier plan, bouleversant…