Acteurs du muet, maquilleurs du parlant

Amandine Dongois - 20 novembre 2018

Il existe un métier peu connu et peu étudié au cinéma, un métier de l'ombre souvent sous-estimé, qui prend son importance dans les années trente, mais dont les annuaires du cinéma de l'époque ne font pas mention, un métier considéré comme un outil mineur de la création cinématographique car sa finalité est de rester invisible à l'écran. Ce métier méconnu est celui de maquilleur. L'art de maquiller, c'est l'art de créer un masque invisible. Un masque discret mais indispensable face à l'œil inquisiteur de la caméra. Dans des conditions d'éclairage artificiel, le visage de l'acteur doit sembler aussi naturel que possible, qu'il s'agisse de créer l'illusion de la jeunesse, de la maladie ou de la vieillesse. En 1932, un maquilleur anonyme interviewé par le magazine Pour Vous résume son métier ainsi : « Donner à la beauté l'apparence qu'elle doit avoir pour que les projecteurs ne l'abîment pas devant l'objectif ».

Arakelian sur le tournage de « La Belle et la Bête » de Jean Cocteau (1945) © G.R. Aldo

Du théâtre au cinéma : la naissance d’un métier

Dès les débuts du cinéma et jusqu’à la fin des années vingt, les acteurs se maquillent eux-mêmes dans leur loge comme ils le font pour la scène. Le maquillage doit alors accentuer les expressions du visage. L’absence de son oblige, pour la bonne compréhension des spectateurs, à rendre le visage le plus expressif possible. C’est lui qui traduit paroles et émotions. Malheureusement, les couleurs utilisées (bleu, rouge et ocre) pour accentuer les traits du visage, ne s’impriment pas correctement sur la pellicule orthochromatique. La qualité des images s’en ressent.

L’arrivée du cinéma parlant, à la fin des années vingt, oblige à modifier les techniques de maquillage pensées au temps du muet. Le visage n’est plus seul à traduire les émotions. Le maquillage devient plus esthétique. Le cinéma prend conscience que le maquillage est une science et un art qui nécessite de véritables spécialistes. Il faut penser le maquillage de cinéma, l’inventer et trouver les couleurs appropriées pour un résultat plus convaincant.

C’est à cette époque que vont apparaître les grands noms de la profession, tels Acho Chakatouny, Boris de Fast, Vladimir Tourjansky et Hagop Arakelian, célèbre pour son masque de bête dans La Belle et la Bête de Jean Cocteau. Pour lui, « l’évolution de l’art du cinéma et de sa technique, a entraîné celle du maquillage, qui devenu réaliste, vise […] aujourd’hui à éviter de rendre l’artifice sensible. » (L’Ecran Français, n°85, 11 février 1947).

Dans leur immense majorité, les maquilleurs sont des acteurs russes exilés qui, avec l’arrivée du parlant et en raison de leur accent, ne trouvent plus de rôles dans le cinéma français. En 1928, Boris de Fast, qui vient de terminer deux films muets à Hollywood, écrit à Abel Gance pour lui proposer de jouer dans son prochain film. Abel Gance répond par la négative quelques mois plus tard. Boris de Fast devient alors maquilleur jusqu’en 1967.
Boris de Fast, acteur pour « La Dame masquée » de Vyacheslav Tourjansky (1924), photographie de promotion © CF

Boris de Fast, acteur pour « La Dame masquée » de Vyacheslav Tourjansky (1924)

Nombre d’acteurs passent donc derrière la caméra et deviennent tour à tour maquilleurs, scénaristes, monteurs ou même réalisateurs. La concurrence est rude au sein de cette communauté de maquilleurs russes. En mai 1936, Jacques Bernard Brunius, assistant réalisateur de Jean Renoir, propose à Acho Chakatouny de collaborer sur son film Une Partie de campagne. Finalement, il « renonce à traiter l’affaire » avec Chakatouny et choisit à sa place Eugène Gaidaroff. L’ébauche de contrat présent dans les archives Jacques-Bernard Brunius consultables à la Bibliothèque du film, est daté du 24 juin 1936. Il indique des appointements de 750 francs par semaine.

En 1939, alors qu’un journaliste lui demande pourquoi les maquilleurs sont russes, Victor Tourjansky explique que « le maquillage a toujours eu (…) une très grande importance au théâtre et que l’on ne s’en préoccupe guère en France que depuis quelques annéees. » Acho Chakatouny précise même que « tous ses camarades russes ont suivi une classe de maquillage au conservatoire. » (Populaire de Paris, n°5906, 19 avril 1939). Il n’est donc pas surprenant que ce soient les studios Albatros, créés par le Russe Alexandre Kamemka, qui, les premiers en France, ont eu recours à ces maquilleurs professionnels.

Il est très difficile de trouver des éléments biographiques sur ces hommes tombés dans l’oubli. Néanmoins, de rares traces de leur existence, disséminées dans les revues de cinéma d’époque et les fonds d’archives conservés à la bibliothèque permettent de comprendre leur façon de travailler avec les acteurs et les chefs opérateurs.
Acho Chakatouny © CF

Le maître Chakatouny fait la critique d’un maquillage médical exécuté par une élève sur une poupée de plâtre.

Maquilleur, sculpteur de stars

À la toute fin des années vingt, « les grandes dames du muet », icônes inaccessibles souvent issues du théâtre, laissent place aux jeunes vedettes de cinéma qui dispensent aux lectrices leurs conseils beauté. Des titres comme « Les X commandements de la beauté selon Mae West », « Comment je soigne mes cheveux par Mary Pickford » ou encore « Un quart d’heure de culture physique avec Micheline Presle » montrent à quel point les périodiques grand public comme Pour Vous ou Cinémonde s’adaptent à l’émergence du star-system. Pour eux, il va de soi d’interviewer également les maquilleurs qui embellissent ces actrices à la mode pour la caméra.

Celles-ci sont bien conscientes qu’elles doivent une part de leur succès à la façon dont leur visage apparaît à l’écran. Selon Acho Chakatouny, « le maquillage est pour l’acteur un des principaux éléments de son succès. Le maquillage fait ressortir un visage sur l’écran, il accentue l’impression, il fait ressortir la beauté, atténue ou même fait disparaître les défauts » (Pour Vous, n°489, 30 mars 1938).

En témoigne cette phrase assassine publiée dans Pour Vous (n°353, 22 août 1935) : « ceux qui connaissent Greta Garbo à la ville avouent avec stupeur qu’elle est fade et insignifiante et qu’elle doit à un miracle de photogénie de paraître ce qu’elle parait. »

Les inséparables : chef opérateur et maquilleur

« Ce miracle de la photogénie » dépend du duo formé par le maquilleur et le chef opérateur. Ce dernier cherche à distribuer au mieux les ombres et les lumières pour chaque scène. Un visage n’est jamais de la même teinte sur toute sa surface. C’est donc au maquilleur de jouer sur les ombres et les tons clairs pour répondre aux exigences du chef opérateur, donner au visage une nuance standard. Chakatouny le dit lui-même : « l’opérateur est le seul maître des éclairages et en définitive mon maître. Pour le bien du film, le maquilleur doit maquiller différemment selon l’opérateur avec qui il travaille. » (Pour Vous, n°443, 13 mars 1937)

Pour Vous, n°444, 20 mars 1937

« Pour Vous », n°444, 20 mars 1937


Toute la subtilité du maquillage sur une pellicule noir et blanc consiste à jouer sur les différents contrastes de gris, blanc et noir. Dans son article consacré à la photogénie, Cinémagazine (n° 48, 30 novembre 1923) explique que « des dents trop jaunes peuvent donner noir à l’écran, car le jaune donne en photo noir. » Dans son ouvrage Le Cinéma, paru en 1921, Ernest Coustet préconise quant à lui de ne plus utiliser « de rouge sur les lèvres sous peine d’obtenir des têtes de nègres. »

Pour éviter les « têtes de nègres » à l’écran, le maquilleur transforme les acteurs en tête de clown, utilisant notamment du bleu, du jaune ou du violet pour obtenir le résultat attendu. Chakatouny emploie « des fonds de teint plus foncés que la peau de la personne à grimer. L’opérateur travaille alors avec plus de facilité, l’éclairage est plus facile à régler. Et de plus, un visage très clair donnerait à l’écran l’impression d’une plaque blanche sans vie » (Pour Vous, n°489, 30 mars 1938). En 1938, le chef opérateur Nicolas Hayer explique quant à lui dans les cours de vulgarisation de Germaine Dulac qu’avec « la lumière adéquate à chaque visage, on doit pouvoir donner l’expression exacte. » Depuis que son travail est reconnu, le maquilleur doit savoir s’accommoder des doléances des acteurs, être à l’écoute du chef opérateur et composer avec les évolutions technologiques : parlant, couleur, numérique, etc. En 1938, Tourjansky note que « la technique sera encore changée pour le film en couleur. Il s’agit là du maquillage de demain et beaucoup d’essais seront encore nécessaires pour donner l’illusion d’un maquillage de ville pour le cinéma. »

En 1947, Arakélian, ancien élève du maître Chakatouny, déplore « les conditions matérielles défavorables » dans lesquelles sont amenés à travailler les maquilleurs. Manque de produits de qualité et imperfection des éclairages rendent le métier pénible. Pour lui, « il est remarquable que les maquilleurs français réussissent à garder en Europe la première place qui n’a pas cessé d’être la leur depuis de longues années » (L’Écran Français, n°85, 11 février 1947).

Arakelian - Les Petites du quai aux fleurs - 1943 - © Maurice Zalewski

Arakelian sur le tournage des « Petites du quai aux fleurs » de Marc Allégret 1943 © Maurice Zalewski

Sources consultables à la Bibliothèque du film

Toutes les références citées sont disponibles dans le catalogue http://www.cineressources.net

Documents d’archives

  • DULAC 359-B24 : cours de vulgarisation Tourjansky, Hayer
  • GANCE 543-B110 : correspondance Boris de Fast
  • BRUNIUS 16-B3 : correspondance Chakatouny
  • BRUNIUS 16-B3 : contrat Gaidaroff et factures

Périodiques

  • « Souvenirs et confidences d’un maquilleur de cinéma », Pour Vous, n°267, 28 août 1933
  • « Maquillages », Pour Vous, n°353, 22 août 1935
  • « Donnez-moi votre visage, je vais l’embellir ou le transformer, par Chakatouny, le maquilleur des stars », Pour Vous, n°443, 13 mars 1937
  • « Le maquillage est un art », Pour Vous, n°489, 30 mars 1938
  • « Modeler un visage par Chakatouny, le maquilleur des stars », Pour Vous, n°444, 20 mars 1937
  • « L’électricien et le maquilleur », Pour Vous, n°182, 12 mars 1932
  • « Comment je soigne mes cheveux par Mary Pickford », Pour vous, n°302, 30 août 1934
  • « Les X commandements de la beauté selon Mae West », Pour Vous, n°300, 16 août 1934
  • « Un quart d’heure de culture physique avec Micheline Presle », Pour Vous, n°586, 7 février 1940
  • « Secret d’un sculpteur de stars », Cinémonde, n°465, 09 septembre 1937
  • « Maquillage et photogénie », Cinémagazine, n°48, 30 novembre 1923
  • « Le maquilleur peint et sculpte les visages… Par Arakélian », L’Écran Français, n°85, 11 février 1947
  • « Un créateur de visages : le maquilleur », Le Populaire de Paris, n°5906, 19 avril 1939

Ouvrages

  • Edmond Couster, Le Cinéma, Paris, Hachette, 1921, [HL 326]
  • Michel Chion, Le Cinéma et ses métiers, Paris, Bordas, 1990, [64 CHI c]
  • E. Kress, La décoration, le costume et le maquillage : sixième conférence : la prise de vue cinématographique, Paris, Cinéma-Revue, 1912, [HL 1802]
  • Le tout cinéma 1934-1935 – annuaire général illustré du monde cinématographique, Paris, Filma, 1935, [RES 1611]
  • Le tout cinéma 1931 – annuaire général illustré du monde cinématographique, Paris, Filma, 1932, [RES 1602]
  • Annuaire général de la cinématographie et des industries qui s’y rattachent, 1932-1933, Paris, [ s.n.], 1932 – [RES 1626]
  • Annuaire général de la cinématographie et des industries qui s’y rattachent, 1932-1933, Paris, Ed. et Publ. Cinématographiques, 1937, [RES 1627]

Amandine Dongois est médiathécaire à la Cinémathèque française.