Revue de presse de « Cyrano de Bergerac » (Jean-Paul Rappeneau, 1989)

Véronique Doduik - 9 novembre 2018

Jean-Paul Rappeneau est un metteur en scène rare : lorsqu’il tourne Cyrano de Bergerac en 1989, il n’a réalisé que cinq longs métrages en 25 ans, depuis La Vie de château en 1965. L’idée lui vient d’adapter au cinéma Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, l’une des pièces les plus populaires du théâtre français, en voyant la mise en scène de Jérôme Savary au Théâtre Mogador à Paris en 1983, avec Jacques Weber dans le rôle-titre.

Cyrano de Bergerac (Jean-Paul Rappeneau)

Les Cyrano de théâtre sont nombreux, depuis Constant Coquelin, premier interprète en 1897 du rôle que Rostand lui a taillé sur mesure (l’acteur est célèbre pour son goût des longues tirades). La pièce, entrée en 1938 au répertoire de la Comédie Française, est devenue un classique. Pierre Dux et Jean Piat furent, parmi beaucoup d’autres, des Cyrano mémorables. Tout comme Daniel Sorano à la télévision française en 1960.
Au cinéma, Cyrano commence sa carrière – paradoxe – dans deux films muets italiens. Puis il y a celui de Fernand Rivers avec Claude Dauphin en 1945 et le Cyrano et d’Artagnan d’Abel Gance en 1962. Et un Cyrano américain, avec José Ferrer dans l’adaptation de Michael Gordon en 1950, produit par l’United Artist. Lorsque Jean-Paul Rappeneau apprend que ce film était à l’origine un projet du grand Orson Welles, qui rêvait d’adapter Cyrano au cinéma et en avait même co-écrit le scénario en 1947-1948 avec le romancier américain Ben Hecht, son désir de mettre en scène la pièce de théâtre se ravive. Son Cyrano de Bergerac est tourné de mai à septembre 1989, en France et en Hongrie, avec un budget considérable (100 millions de francs), 2000 comédiens et figurants, 3000 costumes et accessoires, un millier d’armes, 40 décors. Il remporte un immense succès. Nommé 13 fois aux Césars, 5 fois aux Oscars, il remporte le César du meilleur film en 1991.
Lorsque le film de Rappeneau sort sur les écrans français le 28 mars 1990, la pièce triomphe encore au théâtre Marigny avec Jean-Paul Belmondo en Cyrano dans une mise en scène de Robert Hossein. La vitalité de ce personnage, librement inspiré du poète, philosophe et bretteur Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655), est décidément exceptionnelle.

Une matière anti-filmique

Ainsi, une fois encore, Cyrano se réincarne. Avec comme gageure pour Jean-Paul Rappeneau de faire un film à partir de la plus théâtrale des pièces. Les critiques cernent bien l’enjeu de cette adaptation : « l’audace de Rappeneau s’accompagne d’un défi plus en rapport avec l’identité de son film : surtout pas de théâtre filmé, il faut que le spectateur reconnaisse le cinéma », écrit Frédéric Strauss dans Les Cahiers du cinéma. Or, déclare Le Figaro, « si on regarde le texte de Rostand, on se rend compte que tout est statique, malgré l’agilité des vers ». « La pièce n’arrête pas de s’arrêter », renchérit Libération. « On s’arrête pour parler, et alors tout le monde écoute, comme pétrifié ». « La plupart du temps, Cyrano déclame devant des acteurs potiches qui n’ont rien à faire » (Les Cahiers du cinéma). Selon Le Monde, « la pièce manque de rythme, contient de longues scènes d’exposition, incompatibles avec le cinéma ». « Rappeneau relève le défi de mettre en film cette panoplie des ressources du théâtre : bunker de tirades, rouleau compresseur d’alexandrins, scène brevetée du balcon », conclut Libération.

Préserver les alexandrins

Comment Rappeneau va-t-il transposer cette pièce de théâtre au cinéma ? D’abord en redonnant de la chair et de la vie au texte d’Edmond Rostand, « daté et boursoufflé » de l’aveu même du cinéaste. « Jean-Paul Rappeneau croit au pouvoir de séduction des mots, à leur capacité d’imprimer un rythme à sa mise en scène. Les mots ici ne racontent pas seulement une histoire, ils en sont la principale matière », note Les Cahiers du cinéma. Mais selon Libération, l’entreprise comportait deux dangers : « l’excès de fidélité aux dialogues foisonnants, avec le risque de paralyser l’image. Et l’excès d’infidélité qui pourrait réduire la pièce à un scénario, en gommant les audaces, le rythme et les candeurs magiques de la langue de Rostand ». Rappeneau décide de conserver la versification. Audacieuse initiative. « Rappeneau préserve l’alexandrin et son grand orchestre, tout en dégraissant le texte d’un nombre respectable de répliques, mais en préservant l’essentiel des tirades célèbres : imagine-t-on une chanson sans son refrain ? » s’interroge Libération.

L’alchimiste des mots

« Ici entre en scène un expert, un virtuose : le scénariste Jean-Claude Carrière, grand spécialiste de l’étrange alchimie qui transforme un texte littéraire en scénario », écrit Jean-Michel Frodon dans Le Point. « Jean-Claude Carrière et Jean-Paul Rappeneau désossent la pièce », explique le critique, « la mettent à plat, puis la réassemblent selon les règles du spectacle de cinéma. Des morceaux, fussent-ils de bravoure, restent sur le côté, des ajouts spécialement usinés renforcent la structure. Miracle, l’œuvre de Rostand n’y perd pas, elle y gagne. L’opération révèle, sous le flamboiement et l’outrance des phrases, la solidité et la profondeur des thèmes ». Le metteur en scène et son scénariste ont élagué par-ci, coupé par-là, resserré des scènes, simplifié des vers, débarrassant Rostand de ses obscurités, ses répétitions, ses allusions pédantes ou mythologiques. « Gourmands de Rostand mais néanmoins lucides (leur grand homme faisant long et parfois furieusement abscons), ils ont su alléger sa rhétorique sans briser sa géniale métrique » (Le Monde). Carrière a fait sur les vers une sorte de patchwork pour assurer les liaisons. « Il a concocté quelques passerelles rimées de son cru, indiscernables à l’oreille nue, du grand art » (Le Monde). L’Express ajoute : « L’admirable est que le vers, ce sacré vers qui dicte les attitudes, paraît, en fin de compte, indispensable. Il sonne, tonne, s’alanguit, se désarticule, rebondit, si propres aux personnages que les mêmes, parlant en prose, sembleraient faux. Très vite, on oublie que le texte est en alexandrins, sans cesser d’en entendre la musique ». « Jamais on avait vu au cinéma les alexandrins libérés, débroussaillés de la poussière littéraire, rendus à leur dimension intérieure », s’enthousiasme Le Quotidien de Paris, suivi par François-Régis Bastide qui écrit dans L’Évènement du jeudi : « Le texte n’est plus cette vieille machine cocardière et ferrailleuse à moudre les alexandrins. Rappeneau a réussi le prodige de faire un film de prose contemporaine où l’on entend le plus beau Rostand ». « Il y a dans ce film un certain militantisme pour une défense de la langue française qui ne manque pas de sincérité », termine Les Cahiers du cinéma.

Un film en mouvement

Les critiques admirent l’ingéniosité avec laquelle le duo Rappeneau-Carrière a su inscrire la pièce très littéraire de Rostand dans un espace spécifiquement cinématographique. Le secret, c’est le mouvement. « Le film fait oublier les conventions du théâtre » (La Croix), « en doublant toujours les mots d’une action concrète » (Le Figaro). Annie Coppermann écrit dans Les Échos : « tout bouge tout le temps et c’est là le miracle : les comédiens avalent les vers tout en caracolant (…), le siège d’Arras devient un vrai western : on entend les vers et on oublie que ce sont des vers, on guette les morceaux de bravoure et on les rate presque tant on est pris par l’action ». La séquence d’ouverture du film est à cet égard emblématique. « On est d’abord encore au théâtre. Et au moment où on se plaisait à remarquer les décors, à reconnaître les fameuses répliques, Cyrano-Depardieu fait son entrée, et c’est comme si le cadre s’élargissait, volait en éclats. Le texte de Rostand prend des ailes. On n’entend plus les rimes, on les reçoit dans un savoureux vertige qui se confond avec le rythme de l’action raffinée, réaliste et baroque à la fois », s’enflamme Le Quotidien de Paris. Le Monde partage cet enthousiasme : « dès la première scène, on est subjugué, l’Hôtel de Bourgogne comme si on y était, la foule dense, vivante, Montfleury sur l’estrade qui s’escrime et sous la lumière des chandelles, sous les cols de dentelle, des Frans Hals qui s’animent… Du cinéma, rien que du cinéma, si fort, si maîtrisé que l’on met un moment à réaliser que tout ce beau monde parle en vers ».

Célèbres tirades

Les alexandrins, justement. Les morceaux de bravoure. « On attendait Rappeneau et Depardieu au tournant des tirades », écrit Libération. « Ils les négocient joliment. La première, celle dite « des nez », donne le tempo : commencée dans la salle de théâtre dans un enchaînement sportif (travellings, contre-plongée…), la tirade gagne le goulot de la sortie dans le flux de la foule, pour s’achever en s’élargissant dans la rue. Virtuose ». Le journal poursuit : « La tirade suivante, celle tout aussi célèbre des « Non, merci ! », va plus loin. Entamée dans les douches des Cadets de Gascogne, elle grimpe par un escalier dans les dortoirs pour venir mourir à la table de chambrée de Cyrano encombrée d’instruments scientifiques. Chemin faisant, Cyrano passe de l’adresse publique, haut et fort, à la confession chuchotée et comme brisée faite à son seul ami Le Bret. Ce mouvement, ce va-et-vient entre le lieu public et le repli intime, traverse le film et lui donne sa ligne de tension mi-mélodique, mi-symphonique ». Pour Le Quotidien de Paris aussi, « Rappeneau a trouvé à la pièce sa respiration vitale, une connivence de ton, de lumière, de mouvement à l’image jusqu’à lui recréer un espace cinématographique idéal dans lequel Gérard Depardieu s’engouffre avec bonheur. »

Une éblouissante troupe d’acteurs

« De tout cet édifice, les acteurs sont les piliers et la clé de voûte », déclare Jean-Michel Frodon dans Le Point. Leur composition, ensemble, est une splendeur. Il y a bien sûr Cyrano de Bergerac incarné par un formidable Gérard Depardieu, « sauvage, désarmé, fragile et flamboyant » (Le Journal du dimanche). Mais autour de lui se déploie un casting plein d’audace : Jacques Weber (qui fut un excellent Cyrano dans la mise en scène de Savary comme le précise Le Point) campe un formidable Comte de Guiche, le rival, « superbement blessé derrière son arrogance » (Les Échos), dans « un contre-emploi fécond » (Le Monde). Ce journal ajoute : « Rajeunis, dépouillés du manteau gris de la convention, les acteurs de la « comédie héroïque en cinq actes » ressuscitent eux aussi. « Anne Brochet qui invente littéralement une Roxane débarrassée de ses stridences de pimbêche ; Vincent Perez (Christian de Neuvillette) qui, d’un joli crétin, fait un beau jeune homme, habitent l’écran, nourrissent l’intrigue et transforment la théâtrale comédie héroïque d’un solitaire en opéra cinématographique où chaque partition compte » (Le Point). Car de l’avis général, ce n’est pas le moindre des mérites du film de Rappeneau que de rendre justice aux rôles secondaires, souvent éclipsés par l’ogre Cyrano à la scène. Comme l’écrit Le Journal du dimanche, « Tout en réduisant leur temps de parole, Rappeneau donne plus de corps aux personnages qui entourent Cyrano, allant jusqu’à leur inventer des scènes (Christian sauvant Roxane dans les lignes espagnoles), en déplaçant d’autres… Anne Brochet a sublimement l’âge et l’âme du rôle de Roxane. Jacques Weber est un de Guiche tout en nuances, de plus en plus troublant ».

Gérard Depardieu au sommet de son art

Et puis il y a Depardieu, puissant, truculent, bravache mais aussi tendre et amoureux, violent et vulnérable. « Dès sa première apparition, dans le décor somptueux de l’Hôtel de Bourgogne, l’acteur prend le spectateur par le col et l’entraîne dans cette folle cavalcade d’images, de sentiments et de mots » (Le Point). « Éblouissant de flamme et de finesse, Depardieu réussit à parler le vers sans le piétiner en prose », note Le Nouvel Observateur. « Dans ce rôle bouillonnant, il joue à plein de sa palette d’acteur », écrit Danièle Heymann dans Le Monde. Colosse aux pieds d’argile, audacieux et vulnérable, « iI est cette fois à la mesure – ou à la démesure –  du personnage. Chacun, le héros et le comédien, éclaire les splendeurs et les fragilités de l’autre » (Le Point). Les critiques sont unanimes : Gérard Depardieu réinvente Cyrano, « il en réinvente tout, les souffrances et les beautés, les audaces et les timidités de ce soudard-poète déjà passé à la postérité, mais qu’il élève, triomphant, à la modernité » (Le Monde). « Cyrano-Depardieu s’empare des tirades d’Edmond Rostand comme d’une langue oubliée qu’on aurait la surprise d’entendre pour la première fois », observe Le Figaro. Il est imprévisible, énorme et délicat, vibrion coléreux ou amoureux timide. « On redécouvrirait presque le personnage, si on ne le connaissait pas si bien : il lui donne de la chair, de la violence et de la tendresse » (Les Échos).

Une conjugaison de talents

Les critiques soulignent le plaisir et l’émotion ressentis à la vision du film de Jean-Paul Rappeneau : Annie Coppermann dans Les Échos met en relief le talent du cinéaste et de son scénariste qui ont su donner « un formidable coup de jeune au vieux classique de Rostand, dépoussiéré et revivifié par le cinéma, lui faisant gagner une bouleversante humanité ». Cyrano de Bergerac est aussi avant tout une œuvre collective, dans laquelle chacun a donné toute la mesure de son talent. « La lumière toujours superbe (signée Pierre Lhomme), qui crée une ambiance picturale sans académisme, et qui réussit le prodige de rendre vraisemblable la confusion Christian-Cyrano sous le balcon de Roxane, à coups de jeux d’ombres et de feuillages » (Le Nouvel Observateur). « Du Rostand transcendé, jamais trahi, si bien servi… tout concourt au plaisir, les décors d’Ezio Frigerio, les costumes de Franca Squarciapino, la photo de Pierre Lhomme, la musique originale de Jean-Claude Petit. Tout le monde, on le voit, on le sent, on le sait, on l’entend, a marché du même pas » (Le Monde).

Quand le théâtre et le cinéma se conjuguent

« Jean-Paul Rappeneau a réussi parce qu’il a su conjuguer l’impossible : la fascination du théâtre et la passion du cinéma, le respect sans servilité du texte et l’exaltation sans concession de l’image. Il a réussi un grand film d’aventure et d’amour, où l’on s’émeut et s’émerveille, où l’on court dans les rues, où l’on saisit de près le murmure des aveux et le fracas des batailles », s’enthousiasme Danièle Heymann dans Le Monde. « Et la fin, que c’est bien ! », poursuit-elle, « quand le cinéma, librement, avec panache, cède la place, et que le théâtre reprend ses droits. Parce que cette scène, la dernière, hyperbolique et sublime, a besoin de la cour, du jardin, de la cloche qui sonne, du carton-pâte soudain, pour que Cyrano, « dans la lune opaline », puisse monter enfin.


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.